35 | overrule

CLÉO

16:20

— Je passe bientôt, c'est promis.

Tout en parlant, j'essaie de maintenir le téléphone coincé entre mon épaule et mon menton en même temps de transporter les deux packs de lait que je viens de ramener du supermarché – autant vous dire que c'est mission impossible. À l'heure où je vous parle, c'est un miracle que je ne me sois pas encore étalé de tout mon long dans le couloir.

— Pas besoin de respirer de façon dramatique, je sais que tu mens, rétorque mon pote Adam dans le combiné d'une voix blasée au possible. Tu dis toujours que tu vas descendre dans le Sud mais tu ne le fais jamais.

— Ouais, parce que j'ai envie de te forcer à revenir à Paris. T'as même pas encore foutu les pieds à la Tour Eiffel, c'est fou quand même !

— C'est parce que je suis unique, OK ? Je ne ferais pas les trucs de touristes ; je ne suis pas un mouton, moi.

J'étouffe un rire en poussant la porte de l'appartement du bout du pied, mes mains étant prises.

— Ça doit être ça, ou...

Je m'interromps en apercevant une paire de chaussures inhabituelle dans l'entrée. Ce sont des bottines à talons, et Adèle n'en porte jamais parce qu'elle ne sait pas marcher avec.

Non, ce n'est pas...

— Salut.

À cet instant, j'ai l'impression que mon cerveau vient d'être mis sur off. Je ne sais pas qui a appuyé sur le bouton mais là, je suis clairement hors-service.

Je me retourne aussitôt et enfin, je l'aperçois. Esther est de l'autre côté de la pièce, derrière le bar qui sépare la cuisine du salon. Elle a une bouteille de limonade ouverte dans la main et me regarde avec des yeux que je reconnaîtrais entre mille.

— Adam, je te rappelle, lâché-je précipitamment dans le combiné avant de raccrocher sans attendre.

Je dépose mes packs de lait sur le sol de l'entrée sans la quitter des yeux, le cœur battant la chamade. J'ai l'impression que nous ne nous sommes pas vus depuis une éternité – ce qui est le cas, dans un sens. C'est long, deux mois.

Et deux mois sans Esther, c'est presque une vie entière.

— Salut.

Ma voix est sortie rouillée, un peu comme si j'avais coassé. Si la blonde s'en rend compte elle ne fait pas de commentaire, se contentant de me regarder droit dans les yeux. J'entends les bulles de sa limonade pétiller doucement, signe qu'elle secoue imperceptiblement la bouteille. Je me demande si elle tremble ou si elle fait ça pour s'occuper les mains.

— Je... Euh... Adèle sait que tu es rentrée ? lâché-je alors.

Esther secoue la tête.

— Non, je voulais lui faire la surprise. Elle finit toujours à dix-sept heures trente le jeudi ?

J'acquiesce doucement.

— Très bien, alors on se verra quand elle rentrera, confirme-t-elle.

Sur ce, plus aucun de nous n'ose parler. La seule chose que nous faisons, c'est s'approcher imperceptiblement l'un de l'autre afin de se retrouver face à face. Même s'il reste un bon mètre de distance entre nous, je trouve que c'est déjà un bon début.

— Ça fait drôle de te voir, dis-je au bout d'un moment.

— Oui... Toi aussi. T'as pas changé.

Machinalement, je me passe une main dans les cheveux. La vérité c'est que j'ai pensé à faire un changement pour marquer la fin d'une ère : me couper les cheveux, me faire un tatouage, me percer l'oreille... mais j'ai toujours fini par lâcher l'affaire.

En fin de compte, signer la fin d'une ère était la dernière chose que je voulais.

— Toi non plus. Enfin, si... Tu as bronzé.

Esther hausse une épaule, un petit sourire aux lèvres.

— Il faisait beau à Épinal.

Je ne bouge pas d'un iota. Tout mon corps est aimanté au sien et j'ai l'impression que si je fais le moindre mouvement, on va finir par s'entrechoquer.

— Tu as reçu le cahier ? questionné-je alors, au bord de la crise cardiaque.

— Oui. Merci pour la mise à jour... C'était vraiment gentil.

Je baisse les yeux sur mes chaussures.

— C'était la moindre des choses.

Esther ne répond pas, se contentant de cligner les yeux d'un air triste.

— J'ai envie de m'excuser encore un million de fois mais je pense que ça ne sert plus à rien, pas vrai ? dis-je alors.

— Non, en effet.

J'avale difficilement ma salive. Bon sang, c'est si dur de sentir qu'elle m'en veut...

— Ça ne sert plus à rien parce que je t'ai pardonné, complète-t-elle alors.

Oh.

Je relève les yeux, surpris.

— C'est vrai ?

Esther acquiesce en s'approchant légèrement, ses doigts frôlant les miens. Ce simple contact me donne la chair de poule et j'ai du mal à me concentrer lorsqu'elle répond en hochant la tête :

— Oui... Tu aurais dû me dire ce que tu savais, mais je réalise aussi que je ne t'aurais sûrement pas cru à ce moment-là. J'aimais trop Maël, j'aurais accepté n'importe quoi.

Elle marque une pause, puis ajoute entre ses dents :

— Pathétique.

— Dis pas ça. T'étais sous son emprise.

Les yeux bleus d'Esther croisent les miens un instant.

— Alors tu le penses aussi ?

J'acquiesce, la mine grave.

— Bien sûr. J'ai repensé à ce que tu as dit l'autre soir et, euh, j'ai fait des recherches aussi. Aucun de nous n'est médecin ou psychiatre mais je pense effectivement que c'est un pervers narcissique.

Un léger souffle s'échappe des lèvres d'Esther et, sans prévenir, elle pose son front contre mon torse. Nous restons dans cette position pendant quelques instants avant qu'elle ne murmure :

— Je crois aussi. Ça me fait du bien d'entendre quelqu'un d'autre le dire.

La blonde se recule alors légèrement et j'en profite pour repousser une mèche de cheveux de son visage. Nous sommes près l'un de l'autre, assez près pour que mon cœur soit sur le point de s'arrêter. Elle m'a tellement manquée que l'air était devenu irrespirable dans l'appartement.

— Je suis content que tu sois revenue, avoué-je alors.

Mes doigts glissent le long de sa mâchoire et Esther ferme les yeux une seconde, comme apaisée par mon contact.

— Moi aussi.

Je prends mon courage à deux mains, puis poursuit :

— C'est sûrement pas le bon moment, mais je me suis promis que si tu revenais je voudrais te demander ça.

Esther arque un sourcil, un petit sourire aux lèvres.

— Me demander quoi ?

Mes lèvres s'incurvent à leur tour, imitant les siennes.

Elle est là, maintenant. Tout va mieux.

— Est-ce que tu veux être ma copine ? Je veux dire, est-ce que tu veux sortir avec moi ?

J'ai dit ça vite histoire de ne pas me dégonfler. Esther semble surprise par ma question et écarquille légèrement les yeux avant de rétorquer du tac au tac :

— Tu es sûr que c'est ce que tu veux ?

Je m'apprête à répondre quand elle me coupe simplement en disant :

— Non, parce que j'ai une vie assez fucked up. Mon ex est un agresseur et je vais tout faire pour qu'il paie, je me fais dégommer sur tous les réseaux dès que je fais le moindre pet de travers, j'ai du mal à m'alimenter correctement et ma meilleure amie te hait.

J'arque un sourcil, amusé.

— Ah ouais ?

Esther ne peut retenir un sourire.

— Enfin, je crois. Quand je lui ai raconté toute l'histoire elle a dit, je cite : « si le karma ne finit pas par le frapper, c'est moi qui le ferait. »

Je m'esclaffe, amusé. Bon, je crois que je vais devoir me rattraper avec Miranda – je ne sais pas encore comment, mais c'est officiellement sur ma to-do-list.

— En tout cas, oui, je suis sûr, finis-je par dire.

Nos bouches sont toutes proches l'une de l'autre et nous sourions tous les deux. J'aime que le moment soit naturel, comme avant. Je crois que si je pouvais enfermer ce souvenir dans une boîte pour m'en rappeler pour toujours, je le ferais.

— Bon, très bien... dit-elle alors. J'accepte de sortir avec toi, alors.

Je souris de plus belle tout en disant contre ses lèvres :

— Toi aussi, t'es sûre ? Je suis égoïste, borné et hyperactif. Je vis avec ma sœur et son bébé, j'ai grandi dans un modèle familial extrêmement bancal, je suis auteur donc j'ai un travail instable et en plus de ça, à l'heure qu'il est, Tony a sûrement payé des tueurs à gages pour se débarrasser de moi pour me punir d'avoir terminé sa carrière.

Esther se met à rire tout bas, et je vous jure mesdames et messiers que c'est le plus beau son que j'ai entendu de ma vie.

— Oula, tout ça... C'est vrai que ça prête à réfléchir...

Son nez touche le mien quand je rétorque :

— Ne réfléchis pas trop quand même.

Alors, la blonde passe ses bras autour de mon cou et finit par dire :

— Bon, très bien... Je suis sûre.

— À cent pour cent ?

— À cent pour cent.

Nous échangeons un sourire complice puis, ne tenant plus, je capture enfin ses lèvres. Elle sont douces contre les miennes et elles ont le goût du soleil, de l'été, de l'amour. J'ai rarement été aussi heureux.

Et maintenant, je ne compte plus jamais la laisser partir.

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