34 | overrebuilt

ESTHER

16:20

UN MOIS ET DEMI PLUS TARD

Sérieusement, je n'aurais jamais cru que les Vosges m'avaient autant manqué.

J'ai toujours été une fille de la montagne, c'est clair, mais avoir vécu à Paris pendant près de six mois m'avait clairement fait oublier ce détail. Maintenant que j'ai repris mes marques ici, je réalise à quel point tout ça m'avait cruellement manqué.

Je croyais détester cet endroit. Ici, je me sentais affreusement seule et isolée. Mes camarades d'ici se fichaient de moi à cause de mon métier et je ne connaissais aucun autre créateur de contenu puisque j'habitais trop loin de la capitale pour y aller souvent et assister aux évènements. Mes parents ne comprenaient pas mon métier et à part Miranda, j'avais l'impression que personne n'était là pour moi.

C'est en partant loin que j'ai réalisé que la seule chose qui n'allait pas ici, c'était moi. Je m'étais auto-persuadée que tout allait mal mais après avoir vu autre chose de radicalement opposé j'ai compris à quel point j'avais, toute seule, compliqué les choses.

Dans le fond, je crois que j'ai bien fait de déménager à Paris. Même avec tout ce qu'il s'est passé, je ne regrette pas ce choix. Je l'avais fait pour moi et ça, c'était le plus beau cadeau que je pouvais me faire.

— Ah bah enfin ! s'exclame Miranda en me voyant arriver vers elle. Purée, t'en as mis du temps !

Je m'immobilise pour lui lancer un sourire moqueur, une main posée en parasol sur mes sourcils pour me faire un peu d'ombre.

— T'as pris le télésiège, lui rappelé-je. Je me suis tapée la randonnée, moi.

Elle jette un petit regard derrière moi. Lorsqu'elle remarque la force de la pente du chemin duquel je viens, son visage se fige et elle rétorque :

— Bon, OK, je la ferme.

Je laisse échapper un petit rire avant de m'asseoir dans l'herbe tout près d'elle. D'ici, la vue est absolument magnifique.

C'est l'avantage d'habiter en montagne : quand vous voulez être tranquille, vous pouvez. Il suffit de marcher quelques temps, d'avoir un peu de motivation et d'énergie et voilà, vous êtes en haut d'un sommet avec vous et vous-même. Je crois que c'est la chose la plus relaxante que je connaisse au monde.

— Tiens, Valérie m'a donné ça pour toi, dit alors Miranda alors que je profite du soleil.

Le temps que je rouvre les yeux, celle-ci est en train de me tendre un petit paquet de cookies emballés dans un sachet en plastique. Un petit sourire se dessine sur mes lèvres et je l'ouvre en secouant la tête.

— Elle t'en a donné un aussi ?

Miranda grimace.

— Euh, ouais. Je l'ai mangé dans le télésiège.

Je m'esclaffe avant de lui fourrer un de mes cookies dans la bouche. Ensuite, nous profitons de la vue et bronzons au soleil en silence, apaisées par les bruits de la nature.

Au bout d'un moment, ma meilleure amie finit par se racler la gorge. Puis, elle commence d'une voix prudente :

— Dis, Es'... Ça fait déjà un bout de temps que tu es là, maintenant.

Je me tends malgré moi, enfonçant mes ongles dans l'herbe.

Pitié, ne me dis pas de rentrer. Je ne suis pas prête, je ne peux pas faire face.

Je ne peux pas le revoir.

— Et ? réponds-je, la voix teintée d'appréhension.

— Et, je pense que c'est le bon moment pour te rendre ça.

Alors, doucement, Miranda me tend mon portable. Ça fait plus d'un mois que je ne l'avais pas vu, depuis le jour où je suis arrivée en réalité. Ma meilleure amie l'a aussitôt pris en otage et m'a donné son ancien portable à la place pour que je puisse continuer à créer du contenu lorsque je suis en wifi. Le reste du temps, vu qu'il n'y avait pas de carte SIM, j'étais tranquille.

Pas d'appels. Pas de textos.

Pas de nouvelles de Cléo.

— Avant que tu le récupères, dit-elle doucement en refermant ses doigts autour de l'appareil, je veux que tu saches que je l'ai redémarré tout à l'heure. Il y a avait des centaines d'appels manqués et de SMS.

Mon idiot de cœur fait un loupé dans ma poitrine.

Alors tout de même, il a essayé de me contacter. Ce n'est pas parce que je ne voulais plus lui parler que j'espérais qu'il ne le voudrait plus non plus, au contraire. Je crois que me rendre compte qu'il ne m'a rien envoyé m'aurait détruite.

— Je ne sais pas si tu as tout reçu. Vu que ton portable n'avait plus de batterie, il s'est éteint au bout d'un moment.

J'acquiesce. J'ai des étincelles au bout des doigts à l'idée de découvrir tout ce que j'ai loupé.

— Je... Je m'excuse, mais j'ai regardé rapidement ce que tu avais reçu. Tu m'en veux ?

Je secoue la tête.

— Non, au contraire, réponds-je. Ça me soulage que tu aies vu ça avant moi.

Je marque une pause, puis plaisante :

— Alors, est-ce que je dois pleurer tout de suite ou... ?

Mon sourire forcé ne fait pas rire Miranda. Celle-ci me lance un regard triste qui me donne mal au ventre.

— Lou a eu tout le temps de réfléchir à un plan de bataille... Je crois que ça va te plaire, dit-elle alors.

— Tant mieux.

Miranda hoche la tête, puis poursuit :

— Adèle t'a envoyé des photos de Louis. Elle t'a aussi demandé si elle pouvait t'emprunter tel ou tel truc de temps à autre.

— Je lui ai dit qu'elle pouvait se servir quand elle voulait... marmonné-je.

— C'est ce qu'elle dit ensuite. Elle précise quand même qu'elle culpabilise d'utiliser tes affaires alors que tu n'es pas là. Et aussi... elle dit que tu lui manques atrocement.

C'est bête, mais mon cœur se réchauffe à cette pensée. Nous nous sommes appelées une fois au tout début mais ensuite, plus rien. Je crois que j'avais besoin d'une vraie rupture ; j'espère qu'elle ne l'a pas mal pris ou cru que c'était contre elle. Ça n'a jamais été le cas.

— Maël a aussi laissé des messages, dit-elle alors. Il est défoncé dans certains, ivre dans d'autres, méchant dans la plupart. Il alterne entre pleurs et insultes, dégoût et amour fou. Comme d'habitude, il joue avec toi.

Je secoue la tête.

— Je m'en fous. Je suis immunisée.

Miranda esquisse un petit sourire.

— J'espérais que tu dirais ça.

Je me repositionne dans l'herbe, les doigts tremblants à cause de l'excitation. Sans pouvoir me retenir, je demande alors :

— Et C... commencé-je.

Je m'interromps avant de terminer ma phrase. Pas besoin de toute façon ; Miranda sait très bien de qui je parle. Même sans parler, elle aurait su quand même que je pensais à lui.

C'est pas difficile : je pense toujours à lui.

— Il a envoyé des tas de textos. C'était au début.

— Et ensuite ?

Ma voix est pleine d'espoir. Je me dégoûte toute seule.

— Ensuite, plus rien.

J'ai l'impression que ce que j'ai reconstruit de mon cœur est en train de se briser de nouveau. Aussitôt, je m'en veux de balayer en quelques secondes tous les efforts que j'ai fait pendant le mois qui vient de s'écouler pour l'oublier.

— Je pense qu'il a voulu te laisser respirer. Je trouve ça sain, moi.

Je fixe les montagnes en face de moi, prenant de grandes inspirations.

— Je sais pas... Il aurait pu faire plus. Il aurait pu venir jusque-ici.

— Esther... Tu ne l'aurais même pas laissé entrer.

Je ne réponds pas parce que je sais qu'elle a raison. Par fierté, par ego, par souffrance, je lui aurais claqué la porte au nez sans même écouter le moindre mot qui serait sorti de sa bouche. J'aurais pensé que le voir repartir à Paris sans même avoir pu me parler m'aurait apaisée, c'est sûr, mais j'aurais eu trop mal au final.

Non, dans le fond, c'est peut-être mieux pour nous deux qu'il ne soit pas venu.

— Bref, il ne s'est peut-être pas pointé ici... Mais il t'a envoyé quelque chose. C'est arrivé ce matin dans la boîte aux lettres chez ton père.

Sur ce, Miranda sort quelque chose de son sac et me le tend. Je crois d'abord que c'est un livre mais non, il y a des spirales. On dirait un cahier mais il est tellement épais que ça me surprend.

— Je te laisse regarder ça tranquille, OK ? Je vais faire le tour du lac.

Elle dépose mon portable dans ma main avant d'ajouter :

— S'il y a le moindre souci, tu m'appelles.

Puis, elle me presse l'épaule d'un geste rassurant et s'éloigne, me laissant seule face aux montagnes.

Alors, doucement, je jette un œil au cahier. Dessus, il est écrit en lettres capitales d'une écriture régulière que je reconnais instantanément : « TOUT CE QUE TU AS MANQUÉ ».

Non, ne me dites pas que...

Et si. Sur chaque page, des photos ont été imprimées, collées et annotées avec des explications de ce que j'ai effectivement loupé depuis mes deux mois d'absence. Sur la première, il est écrit : « Louis a dit son premier mot » avec une photo d'Adèle qui essuie ses larmes de joie ainsi que son fils dans sa chaise haute avec une sucette en forme de cœur. J'ai les entrailles retournées rien qu'à l'idée que j'ai pu manquer ça.

Le concept est le même sur chaque page. On y voit Adèle qui fait des pouces en l'air devant le lycée après son bac blanc, elle qui boude après sa première heure de conduite, Louis qui dort, Louis qui rigole, Louis qui fait un bisou à sa maman.

Et surtout, Cléo. Cléo qui fait du sport, Cléo qui lit sur le balcon, Cléo dans l'ascenseur, Cléo qui écrit, Cléo qui cuisine, Cléo qui signe des romans, Cléo qui sourit. Ce n'est pas son vrai sourire ou du moins, pas celui auquel j'avais le droit. Celui-ci est un peu moins éclatant et bêtement, je me demande si c'est parce que je suis sortie de sa vie.

Voir son visage me fait mal. N'ayant pas vu de photos de lui depuis près de deux mois, j'avais bêtement occulté quelques détails de son visage. Je ne me rappelais plus qu'il avait des traits aussi anguleux, des cheveux aussi bouclés, un nez aussi droit. Chaque détail que je remarque est associé aux fois où ma bouche ou mes doigts ont parcouru ces endroits et évidemment, j'ai l'impression de mourir sur le champ.

Mais peut-être parce que je suis masochiste – ou peut-être parce qu'il m'a énormément manqué –, je ne manque pas une seule photo.

Je passe un temps infini sur chaque page, détaillant chaque cliché avec attention et lisant toutes les légendes. Mais lorsque j'arrive vers ce que je crois être la moitié du cahier, je me rends compte que je viens d'en tourner la dernière page.

Surprise, je garde les doigts suspendus au-dessus des pages qui suivent en fronçant les sourcils. Pourquoi le cahier est-il encore si épais si je suis arrivée au bout ?

C'est là que je comprends qu'un bloc de papier a été glissé à la fin du cahier. Les feuilles sont toutes agrafées entre elle et un post-it jaune a été collé sur la première page, attirant instantanément mon regard.

Tu méritais une liste complète.

- C.

Le cœur au bord des lèvres, je tourne alors la page suivante... et découvre alors tout ce à quoi je ne m'attendais pas, tout ce que je n'ai même jamais osé espérer.

Une liste exhaustive et absolument immense de tout ce que Cléo aime chez-moi.

Il y en a des pages et des pages, presque assez pour en faire un mini-roman. Ébahie, je parcours chaque ligne avec avidité, les larmes glissant sur mes joues sans que je ne puisse les retenir.

Tout est savamment organisé – du Cléo tout craché. Le début est entièrement consacré à ce qu'il a découvert en premier chez-moi. Une fois ce passage terminé et exploité de fond en comble, il parle de tout ce qu'il aime chez-moi en comparaison de ce que les gens pensent. Il écrit que je suis encore plus douce qu'en vidéo et que je suis aussi gentille que ce que ma communauté le décrit. Il parle de mes cheveux, de mes yeux, de mon visage tout entier. Il prend presque une demi-page rien qu'à décrire mon odeur.

Et puis, vers la fin, il explique comment je le fais sentir. Le mot que je retiens le plus, c'est « vivant ».

Quand on y pense, c'est beaucoup de dire ça de quelqu'un. Être vivant, selon le dictionnaire, c'est littéralement une personne dont les fonctions de la vie se manifestent de manière perceptible. Et tout ça, pour moi, ce sont des sourires, des gestes, des regards. Toutes ces petites choses infiniment intimes qui font qu'une personne est qui elle est et que, on y revient, elle est vivante.

Moi aussi, je me suis sentie comme ça avec Cléo avant que tout ne parte en vrille.

Je pensais ne jamais aimer comme j'ai pu le faire avec Maël... J'avais raison, et c'est pour le mieux.

Je ne veux plus d'un amour aussi passionnel, destructeur, dangereux. Je ne veux plus d'une relation vicieuse, toxique, dévorante, du genre à vous donner envie de tout brûler tellement vous aimez quelqu'un. Personne ne peut supporter ça toute une vie.

Pas moi, en tout cas.

Ce que je veux, moi, c'est Cléo. C'est sa simplicité, son sourire, sa chaleur. Sa façon d'être gentil avec moi, de me regarder, de me dire que je suis jolie d'un millier de façon sans même ouvrir la bouche.

Peut-être que certains trouveront ça ennuyant, mais pas moi. Et si c'est le cas, je m'en fiche. Je veux bien m'ennuyer avec lui pour un bon bout de temps, voire pour toujours.

Alors, doucement, je referme le cahier et prends une grande inspiration. Puis, je pousse un cri strident qui se répercute contre les montagnes et résonne en écho dans ma poitrine, là où je croyais qu'il n'y avait plus rien.

Cette fois, je l'entends – mon cœur. Il bat de nouveau ; ou peut-être qu'il n'a jamais arrêté de battre, j'en sais rien. Le fait est qu'il est là, toujours vivant. Résistant.

Je crois qu'il est temps que je rentre à Paris.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top