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ESTHER

00:26

Cléo : Adèle s'est endormie.

Cléo : Tu dors, toi ?

Un sourire irrésistible apparaît sur mes lèvres, sourire qui ne me quitte pas tandis que je tape ma réponse. Décidément, ça valait le coup de ne pas me laisser aller au sommeil comme je le voulais tant il y a encore cinq minutes.

Esther : Non. Tu peux venir.

Aussitôt envoyé, aussitôt lu. Moins de deux minutes plus tard, j'entends le parquet craquer dans le couloir puis, doucement, la porte de ma chambre s'ouvre. Cléo referme délicatement derrière lui puis vient se glisser sous la couette du côté droit, comme chaque fois.

Cela fait environ deux semaines que Cléo me rejoint dans mon lit le soir, chaque soir depuis la première fois que c'est arrivé. Patiemment, il attend qu'Adèle s'endorme puis m'envoie un texto et si je suis encore réveillée, je lui dis de me rejoindre. Le matin, il met une alarme dix minutes avant celle d'Adèle et retourne se coucher tout près d'elle.

Ni vu ni connu.

— Salut, murmure-t-il dans le noir.

— Salut. Tu m'as manqué.

Aussitôt dit, aussitôt regretté. L'aveu est sorti tout seul et dès que je referme la bouche, je m'en veux déjà d'avoir laissé échappé cette information.

— C'est vrai ? demande Cléo, un sourire dans la voix.

Ses doigts glissent doucement le long de mon bras, laissant une traînée de chair de poule dans leur sillage.

— Non, improvisé-je. J'ai menti, je voulais être sympa, désolée.

Ma panique est visiblement très perceptible et Cléo rit tout bas, ne me croyant pas du tout. Doucement, il passe alors son bras par-dessus moi et m'attire contre son torse, toujours délicat et protecteur. J'en profite pour respirer son odeur, odeur qui ne manque jamais de détendre mes nerfs. J'ai honte mais parfois quand je suis stressée en pleine journée, je me glisse sous les draps pour retrouver un peu de lui autour de moi.

Je sais, c'est n'importe quoi.

Alors qu'il pose son menton contre mon front, il finit par chuchoter :

— Moi, tu m'as vraiment manqué.

Mon cœur accélère légèrement dans ma poitrine, débile. Je déteste qu'il s'accroche aux moindres mots gentils qu'il me dit et ne les oublie jamais, juste au cas où ça n'arrive plus.

— Bon, en vrai... moi aussi.

Le torse de Cléo s'abaisse et se relève doucement contre ma poitrine tandis qu'il rit silencieusement. Bon, visiblement, il s'en doutait.

— Au fait, j'ai quelque chose à te demander, dit-il ensuite en reprenant son sérieux.

Malgré moi, je me tends légèrement. Je n'aime pas trop quand des phrases commencent comme ça ; généralement, c'est mauvais signe.

— Quoi ? demandé-je, mi-inquiète mi-sceptique.

— Arrête d'être stressée comme ça, tu vas tremper tes draps avec ta sueur.

Juste parce qu'il le mérite, je lui donne une claque sur le bras qui le fait rire. Ce type est masochiste, c'est moi qui vous le dit.

— Louis fête ses deux ans la semaine prochaine, alors ma mère a décidé d'organiser une fête en son honneur dans notre maison d'enfance dans le Pays-Basque.

Je repense alors aux mots d'Adèle, qui m'a confié récemment ne plus être proche de sa mère depuis des années. Aussi, je questionne :

— Adèle est d'accord ?

Cléo hoche doucement la tête.

— Oui. En fait, je crois même que l'attention l'a touchée.

— Tant mieux. Qu'est-ce que tu voulais me demander, alors ? Tu as besoin d'aide pour trouver un cadeau ?

Le brun rit tout bas avant de s'exclamer :

— Je rêve ou tu ne me crois pas capable de trouver un cadeau à mon neveu tout seul ? Je suis un tonton hyper débrouillard, OK ?!

— Si tu le dis, si tu le dis, dis-je à mon tour entre deux rires.

Au moment où nous reprenons notre sérieux, Cléo se racle la gorge avant de poursuivre. Il a l'air un peu stressé, comme s'il n'était pas sûr de la réponse que j'allais lui donner.

— Ce que je voulais te demander, c'est, hum, un truc bête. En fait, est-ce que tu voudrais venir avec nous à l'anniversaire ?

Dans ma poitrine, mon cœur fait un triple salto arrière. Moi, Esther, me retrouver dans une fête de famille avec ma colocataire, son bébé et le type qui partage mon lit depuis des semaines ? C'est le plan le plus bizarre que j'ai jamais entendu de ma vie. Il ne manquerait plus que j'incruste Miranda et je pense qu'on pourrait avoir un magnifique remake d'un épisode foireux de Malcolm.

— Quoi ? Mais, euh, t'es sûr ? lâché-je, sous le choc.

— Je ne veux pas que tu te sentes obligé d'accepter, rétorque-t-il précipitamment. Seulement, Louis t'adore et tu passes énormément de temps avec lui. Ça me paraissait normal de t'inviter.

— Oh, waouh... C'est gentil.

Je sais, c'est une réponse affreuse... Mais la vérité, c'est que je panique. Bien que je ne sois pas en couple avec Cléo, nous avons tout de même un lien spécial et ce serait la première fois de ma vie que je rencontrerais les parents d'un garçon que je fréquence. D'habitude, je ne construis que sur des relations bancales qui dépassent rarement le flirt et quand c'est le cas – comme avec Maël, par exemple –, mon couple est toujours tellement conflictuel que rencontrer la famille de l'autre n'est pas du tout une priorité.

— On dirait que ça a cassé l'ambiance, rétorque-t-il alors en se reculant légèrement, un sourire forcé aux lèvres.

— Non, c'est juste... Je ne suis pas doué pour ce genre de trucs. Et puis les parents ne m'aiment pas, en général.

Cléo arque un sourcil interrogateur, l'air sincèrement surpris.

— Pourquoi ?

J'hausse une épaule, gênée.

— J'expose ma vie sur les réseaux sociaux et les générations d'avant ne comprennent pas que je puisse gagner ma vie comme ça. Ils ont toujours un mot méchant à me dire sur la « culture du vide » que je propage où sur le salaire complètement indécent que j'empoche chaque mois. Et forcément, une fois qu'on me dit tout ça, je me sens agressée et j'arrête de faire des efforts.

Cléo ne me quitte pas des yeux, concentré sur ma réponse. Je ne sais pas comment est-ce qu'il fait ça mais sans même parler, il arrive toujours à me faire sentir que ce que ce que je lui dit est intéressant.

Ça fait drôle, de sentir qu'on nous écoute vraiment.

— Si ça peut te rassurer, ma mère est une fan de réseaux sociaux, répond-t-il posément. Elle m'envoie constamment des publications vues et revues via Facebook et je crois même qu'elle arrive enfin à prononcer « TikTok » correctement. À mon avis, elle ne te poserait jamais ce genre de questions.

Je ne peux m'empêcher de lui sourire.

— Bon, OK, je suis safe du côté de ta mère. Et ton père ?

Aussitôt, le visage de Cléo se durcit et il s'immobilise. Ça ne dure qu'une micro-seconde mais soudain, j'ai l'impression qu'il n'est plus cette figure de calme que je connais.

En fait, j'ai plutôt l'impression qu'il souffre.

— Ils sont peut-être séparés, désolée, répliqué-je aussitôt pour essayer de réparer mon erreur.

Cléo balaie l'air de sa main, détournant le regard.

— Non non, ils sont toujours ensembles. Enfin, en quelques sortes.

Ma curiosité est tellement montée en flèche que je dois énormément prendre sur moi pour ne pas rétorquer avec avidité « comment ça en quelques sortes ? ». Je ne plus le faire depuis que mon compte Instagram est certifié mais avant, j'étais la reine du stalk. Je passais toujours inaperçue et glanais énormément d'informations, satisfaisant une bonne fois pour toute ma curiosité.

— Mon père n'est pas, euh, comment dire... Il n'est pas comme tous les papas, reprend alors Cléo de lui-même.

Il pousse un léger soupir puis continue, hésitant :

— Il a eu un accident de parapente quand j'avais huit ans et depuis, il a perdu quatre-vingt pourcents de ses facultés mentales.

Oh.

Je ne sais pas quoi répondre et heureusement, je ne pense pas qu'il attende une réponse de toute façon. Dans ce genre de situations, dire qu'on est désolé ou que c'est triste n'arrange rien... Il suffit juste d'être présent.

— En vrai, je m'y suis fait avec le temps, rétorque alors Cléo d'un ton désinvolte, ne voulant visiblement pas avoir l'air blessé.

Je ne peux m'empêcher d'essayer de capter son regard, ce qu'il refuse. Il fixe un point derrière mon épaule, n'osant pas croiser mes yeux bruns.

— C'est vrai ? demandé-je doucement.

Un minuscule soupir s'échappe de ses lèvres, sûrement malgré lui.

— Non.

Sans rien ajouter, je pose ma main par-dessus la sienne, qui était sur mon bras. Mon contact semble le réconforter et il esquisse un petit sourire.

— Bref, mon père a le QI d'un enfant de quatre ans donc les réseaux sociaux, crois-moi, ça lui passe au-dessus.

Il a utilisé le ton de l'humour mais clairement, aucun de nous n'est convaincu par son mauvais jeu d'acteur. Rien dans cette situation n'est drôle : ni le handicap de son père, ni la souffrance que ça a apparemment causé à Cléo.

— Est-ce qu'il sait toujours qui tu es ? demandé-je alors. Je veux dire : il n'a pas perdu la mémoire, si ?

Toujours sans me regarder, le brun passe une mèche de mes cheveux blonds derrière mon oreille et répond doucement :

— Techniquement non, mais il ne percute pas comme un adulte alors imaginer qu'il puisse être père, c'est impossible. Déjà, pour lui, ma mère n'est plus sa femme – c'est plutôt... Sa mère. Sa colocataire, à la limite.

Je n'ose pas répondre, le cœur brisé. Je comprends alors mieux de quoi me parlait Adèle lorsqu'elle m'a dit que sa mère ne souhaitait pas qu'elle ait un enfant car elle avait déjà beaucoup de choses à gérer avec leur père. Je comprends mieux aussi pourquoi est-ce que Cléo a pris sa sœur et son neveu en charge sans hésiter et pourquoi est-ce qu'il est descendu dans le Sud en train dès qu'il y a eu un incident il y a quelques semaines. Soudain, tout s'éclaire et je réalise surtout pourquoi est-ce que Cléo est aussi sérieux et prend tout à cœur dès qu'il s'agit de la famille.

De ce que je comprends, ça fait des années qu'il joue à la fois le rôle du père, du grand-frère et du fils.

— Si je viens, il n'aura pas peur de moi ? osé-je demander.

Cette fois, Cléo me regarde dans les yeux. Son regard est doux, comme toujours quand il pose les yeux sur moi. Je me demande s'il offre ces regards-là à tout le monde ou s'ils ne sont que pour moi.

— Si tu lui parles comme à un enfant, il ne devrait pas y avoir de problème.

J'acquiesce.

— Très bien. Dans ce cas, je viens.

Une étincelle s'allume dans les yeux de Cléo et ses doigts s'attardent près de mon oreille, l'air tout content.

— C'est vrai ?

— C'est vrai, confirmé-je.

Alors, doucement, Cléo m'attire encore plus près et pose ses lèvres sur les miennes. Tout en m'embrassant, il encadre mon visage de ses grandes mains et dès qu'il se recule pour reprendre son souffle, il murmure :

— Merci. Tout le monde va t'adorer.

Alors bêtement, je ramène cette situation aux réseaux sociaux. Quand je me suis lancée, je ne me suis pas posé une seule fois la question de savoir si les gens allaient m'aimer ou non. J'étais juste moi-même et je m'amusais, et pour moi c'était déjà pas mal. Aussi, quand j'ai réalisé que non seulement des gens ne m'appréciaient pas mais qu'en plus ils se permettaient de me le dire frontalement et souvent sans aucun tact, je suis tombée de haut.

La famille de Cléo n'est pas obligée de m'aimer. En réalité, ils auraient raison de ne pas le faire ; je ne m'aime déjà pas beaucoup moi-même.

Oh mon dieu, je regrette déjà d'avoir accepté.

— Tu as pris son doudou ?

J'aperçois Cléo serrer les dents dans le rétroviseur intérieur. Je sens que si sa sœur lui pose encore une seule question, il va exploser.

— Oui, Adèle, j'ai pris le doudou de Louis, rétorque-t-il sèchement. Est-ce que maintenant que tu t'es assurée que j'ai pris son pyjama, sa tétine, son bavoir, ses chaussettes, son éléphant qui fait de la musique et même son doudou on pourrait mettre la radio et arrêter de causer, s'il te plaît ?

À ma droite, Adèle roule des yeux comme s'il était exaspérant.

— OK, chef.

— Merci bien, lâche Cléo dans un soupir de soulagement.

De mon côté, je garde les yeux rivés sur le paysage. Même si la circulation parisienne est un véritable enfer, je dois admettre que je trouve ça fascinant de rouler dans la capitale. À chaque coin de rue et sans prévenir, on tombe très souvent sur des monuments ou de jolies places. En tant que passager, c'est un vrai rêve.

Une fois leur petite joute verbale terminée, Cléo lance une playlist Spotify en aléatoire et se concentre sur la route. De son côté, Adèle occupe Louis pendant un moment puis le regarde dormir, assise au milieu de nous deux. De mon côté, je tapote la fenêtre au rythme de la musique et regarde le paysage, essayant de rester détendue. Une fois que nous serons dans le train, il ne me restera plus que quelques heures pour me faire à l'idée que je vais rencontrer la famille de mes très chers colocataires. Même si je n'ai pas arrêté d'y penser cette semaine pour essayer de m'y préparer, je ne crois toujours pas avoir atteint l'étape finale : la sérénité.

Sérieusement, le jour où je ne serais pas stressée pour n'importe quel évènement de la vie quotidienne je pense que les poules auront des dents, qu'on connaîtra le meurtrier de JFK et que le patriarcat se sera effondré.

En d'autres mots : ça n'arrivera absolument jamais.

Une fois arrivés à la gare, nous achetons des sandwichs et préparons nos affaires. Tandis que Cléo s'occupe de nos bagages aidés par Adèle, je prends Louis dans mes bras et lui explique où nous sommes.

— Et là tu vois c'est le train, expliqué-je en pointant l'engin du menton. C'est là-dedans qu'on va monter et rouler jusqu'à ta mamie.

Dans mes bras, le petit garçon ouvre de grands yeux émerveillés tout en écoutant patiemment ce que je lui raconte. J'ai rarement vu un petit aussi adorable que Louis : il est toujours sage, toujours souriant. J'ai cru comprendre qu'il était légèrement en retard comparé aux autres enfants de son âge mais honnêtement, je crois que ce n'est un souci pour personne. Cet enfant est tellement mignon qu'il nous fait tout oublier avec sa bouille d'ange.

Dans le train, nous sommes installés à un carré. Adèle est assise à côté de son fils et Cléo est contre la fenêtre à ma gauche, concentré sur son ordinateur.

— Qu'est-ce que tu fais ? lui demandai-je en retirant l'un de ses écouteurs.

Légèrement surpris, Cléo me lance un regard interrogateur. Ses sourcils se froncent légèrement et je profite de cet instant où pour une fois, on dirait qu'il n'a pas toutes les cartes en main comme il en a pourtant toujours l'air.

— Je bosse sur la réécriture de mon roman, répond-t-il alors.

Intriguée, je me penche légèrement pour essayer d'apercevoir ce qu'il écrit. Remarquant mon petit manège, Cléo claque le rabat de son ordinateur en s'exclamant :

— Hé, c'est top secret !

— Allez, c'est moi, le supplié-je.

Cléo secoue la tête.

— Ce n'est pas une excuse valable, ça. Tu le liras quand il sortira en librairie, comme tout le monde.

J'arque un sourcil, arborant une moue déçue.

— Sérieux ? Je suis si peu unique à tes yeux ?

Les lèvres de Cléo s'incurvent en un petit sourire qu'il retient, jetant un regard en coin à sa sœur. Celle-ci est en train de scroller sur TikTok en face de lui, ne suivant pas notre conversation le moins du monde.

Une fois cette petite vérification terminée, le brun se penche vers moi et murmure tout près de mon oreille :

— J'essayerais de t'en offrir un exemplaire, mais seulement si tu es sage.

Ensuite, il se recule avec un petit sourire taquin et se reconcentre sur son écran comme si de rien était. De mon côté, je détourne le regard pour que ni lui ni Adèle ne remarquent mes joues rougissantes.

Lorsque nous arrivons à la gare après plusieurs heures de trajet, nous arrivons à retrouver le taxi que nous avions réservé et en moins de trente minutes, nous arrivons enfin à la maison familiale.

C'est une bâtisse typique du sud-ouest à la façade blanche avec quelques pierres apparentes, des balcons en bois foncé et des volets à la couleur à mi-chemin entre le rouge et le cassis. Je remarque que la pelouse devant la maison est impeccablement taillée mais qu'en revanche, les bacs à fleurs sont vides ou infestés de mauvaises herbes.

Une fois le taxi payé et les bagages extraits du coffre, nous nous dirigeons tous les quatre vers la porte d'entrée. Plus nous avançons, plus mes mains tremblent et une violente nausée me prend.

Bon sang, si seulement Cléo ne me suivait pas sur les réseaux sociaux... Au moins, j'aurais pu demander conseil à mes abonnés sur comment gérer cette situation. Dans certaines circonstances, ça peut être extrêmement pratique d'avoir une communauté de cent mille filles déjà passées par là.

— Hé, salut maman ! s'exclame joyeusement Cléo lorsqu'on nous ouvre la porte.

— Oh, vous voilà ! répond sa mère d'une voix enjouée en serrant son fils contre elle. Et tu dois être Esther, dit-elle ensuite en m'apercevant juste derrière.

— C'est ça, acquiescé-je avec un sourire, poli.

— Ravie de te rencontrer, moi c'est Sabine, se présente-t-elle en me serrant moi aussi dans ses bras pendant quelques secondes. Allez entrez, entrez !

Cléo entre en premier dans la maison mais je le suis de très près, sentant son parfum émaner de sa veste. À peine entrés, toute la famille qui était réunie dans la salle à manger fond sur nous pour nous accueillir et chacun se présente un par un. Il y a les deux grands-parents paternels de mes colocataires, deux oncles, une tante, deux adolescents d'environ treize ans et une petite fille en bas âge qui joue à la dînette près du canapé.

Avec toute cette effervescence, je mets plusieurs minutes à voir qu'une seule personne n'a pas quitté sa place à table. Je le remarque uniquement lorsque Cléo s'en approche et pose sa main sur son épaule avec une douceur infinie en disant :

— Bonjour, Étienne.

Ce prénom fait tilt dans ma tête.

C'est le père de Cléo et Adèle.

L'homme ne répond pas, concentré à fixer son reflet dans sa cuillère. Toute la pièce retient sa respiration tandis que Cléo reste penché au-dessus de lui, un sourire plus que forcé étirant ses lèvres fines.

— Bon, c'est pas grave, finit-il par dire à tout le monde en se redressant. Ça vous dit qu'on boive un coup ? Toute cette route m'a complètement asséché la gorge !

Son faux fait aussitôt son effet et les conversations reprennent dans un joyeux brouhaha. Tout le monde se presse autour de Louis en s'exclamant qu'il a énormément grandi et j'en profite pour déposer ma veste sur une chaise, légèrement en retrait.

— Ma mère m'a à peine dit bonjour, marmonne Adèle en s'arrêtant près de moi.

Je lui lance un sourire désolé. Voir qu'elle est autant en froid avec son seul parent encore valide me fait mal au cœur. Mais le pire, c'est de voir son air blessé en voyant Cléo rire avec leur mère comme les deux meilleurs amis du monde. Ses yeux verts se troublent et elle a soudain l'air minuscule, presque comme si elle perdait dix ans d'un coup.

— Je suis désolée, lui réponds-je à voix basse.

Adèle hausse une épaule.

— Tant pis. Bon, je vais dire bonjour à papa ! s'exclame-t-elle ensuite en feignant l'enthousiasme.

Sur ce, elle s'approche de son père, toujours à table en train de jouer avec sa cuillère du bout des doigts. En voyant Adèle approcher, il se met à sourire et lui tend le couvert comme s'il voulait le lui offrir.

— Tiens, c'est pour toi, dit-il joyeusement.

Le visage d'Adèle se fend d'un grand sourire – sincère, cette fois – et elle attrape la cuillère en feignant la surprise.

— Hein, c'est pour moi ? Waouh, merci !

Sur ce, elle se presse brièvement contre son père qui la serre maladroitement contre lui à sa hauteur. Son geste est hésitant et un peu gauche mais il a l'air beaucoup plus à l'aise avec Adèle qu'avec Cléo.

Après ça, nous portons tous un toast à l'anniversaire de Louis et je me cache comme je peux derrière ma coupe de champagne. Cléo étant sociable comme tout, il fait largement la conversation pour deux et je me planque derrière lui avec plaisir, me contentant d'appuyer ses propos et de répondre à quelques questions avec le sourire.

Au moment d'attaquer l'entrée – un pain de poisson à la mayonnaise –, la sonnette retentit. Aussitôt, Sabine se lève de table avec un grand sourire et s'exclame :

— Ah, voilà Armand !

Tandis qu'elle se précipite vers l'entrée pour aller ouvrir, je lance un regard interrogateur à Cléo qui est assis à ma droite. Celui-ci a complètement perdu son sourire et fixe la porte d'entrée en serrant les dents, tendu.

— C'est qui, Armand ? lui glissé-je.

Le brun ne quitte pas l'entrée des yeux pour me répondre.

— Le nouveau voisin de mes parents.

Je m'apprête à lui demander pourquoi est-ce que le voisin est invité à une fête de famille quand le fameux homme entre enfin dans la maison. Celui-ci est petit et trapu, avec des épaules carrées légèrement rentrées et d'immenses mains. Il a la peau bronzée comme s'il venait d'un pays ensoleillé, le crâne chauve et une grosse moustache brune qui frémit quand il sourit.

— Tout le monde, je vous présente Armand ! s'exclame Sabine tandis que le nouveau venu retire sa veste. C'est un ami très proche et il nous rend souvent service alors je me suis dit que je pourrais l'inviter à se joindre à nous pour le remercier.

Sur ce, elle lui lance un regard doux comme du miel avant de revenir à table, Armand sur ses talons.

À ma droite, Cléo est plus tendu que jamais. Pendant que l'homme s'installe en face de moi tout en souriant à tous les gens qui croisent son regard, le brun le fixe avec un regard noir tout en serrant sa serviette de table dans son poing.

Bon, visiblement, il y a un passif entre ces deux-là.

Ensuite, le repas démarre pour de bon et tout se passe relativement bien. Tous les invités discutent, rient et parlent de sujets légers voire un peu idiots qui poussent facilement à des blagues qui me font rire plusieurs fois. L'un des oncles de Cléo s'en donne à cœur joie et me prend plusieurs fois sous son aile pour m'inclure dans ses plaisanteries, me mettant à l'aise. Plus le repas avance, plus je me sens dans mon élément.

Adèle aussi se détend peu à peu, s'occupant de donner à manger à Louis tout en picorant son propre repas. Elle s'est assise à côté de son père et le regarde en souriant, échangeant des confidences avec lui et riant de temps à autre. Ils ont l'air proches et je ne peux m'empêcher de remarquer qu'ils le sont beaucoup plus que Cléo et lui. Heureusement, celui-ci semble occupé à autre chose.

Tout le repas, il serre les dents et ne répond que par monosyllabes. Il garde les yeux fixés sur le voisin, qui chuchote à l'oreille de sa mère et la fait rire aux éclats. Le fait est que depuis qu'il est arrivé, elle est rayonnante.

Au moment du dessert, Louis souffle ses bougies avec l'aide d'Adèle et commence à déballer ses cadeaux comme il peut. Tandis que sa mère coupe le gâteau, Armand tente de remplir sa coupe de champagne et ils se cognent le bras l'un de l'autre par inadvertance, renversant le verre sur la robe de Sabine.

— Oh mince, je suis désolé ! s'exclame aussitôt Armand, mortifié.

Sabine secoue la tête, tout sourire.

— Bah, c'est rien, rétorque-t-elle en épongeant le tissu avec un sopalin. Ça rafraîchit !

Sur ce, elle part d'un grand rire et échange un regard complice avec Armand. C'en est visiblement trop pour Cléo, qui se lève dans un crissement de chaise et quitte la table précipitamment sans dire un mot. Personne n'y fait vraiment attention alors j'en profite pour m'éclipser aussi, le rejoignant dans la chambre où il s'est isolé.

— Ça va ? demandai-je en entrant.

Le brun fait les cent pas près de la fenêtre, se passant une main sur le menton dans un geste préoccupé.

— Non, rétorque-t-il froidement. Ce type essaie de se taper ma mère juste devant moi et surtout, devant mon père ! Non mais il n'a pas honte, sérieux ?!

J'entrouvre les lèvres pour le contredire mais me ravise au dernier moment. Il est clair que nier ce qu'il se passe ne sert à rien : il y a clairement plus que de l'amitié entre sa mère et Armand. En revanche, je comprends pourquoi est-ce que ça l'énerve.

— Et mon père qui se rend compte de rien... marmonne-t-il entre des dents, hors de lui. Ça me dégoûte, putain.

Je m'approche doucement de lui, posant ma main sur son épaule. Il se détend légèrement à mon contact mais continue de fixer l'extérieur, la mâchoire contractée par la colère.

— Je sais que c'est désagréable mais c'est l'anniversaire de Louis, lui dis-je doucement. Fais cet effort pour lui, s'il te plaît.

— Je ne peux pas. Regarder ce vieux mec draguer ma mère sous les yeux de mon père, c'est trop pour moi. Je ne comprends pas comment est-ce qu'elle peut laiss...

Nous sommes interrompus par un bruit de porte derrière nous. C'est Adèle, qui demande en fronçant les sourcils :

— Qu'est-ce que vous faîtes ; tout le monde vous attend !

Cléo se détourne et se remet à regarder dehors, n'étant visiblement pas prêt à répondre. Aussi, je prends les choses en main et explique avec toute la délicatesse dont je suis capable :

— Rien, Cléo avait juste besoin d'une minute pour souffler. Mais on arrive, là. Pas vrai ?

Je m'apprête à entraîner Cléo avec moi pour retourner dans la pièce principale quand Adèle me prend de court en refermant la porte derrière elle.

— Je ne comprends pas le problème, rétorque-t-elle en direction de son frère. C'est parce qu'elle a invité le voisin ?

— Non, c'est à cause du pape, grogne Cléo entre ses dents.

Son ton agressif semble taper là où ça fait mal du côté d'Adèle, qui rétorque avec le menton haut :

— Il rend souvent service à maman, elle a le droit de l'inviter pour le remercier.

— Mais il ne fait pas partie de la famille, putain ! s'exclame Cléo en faisant volte-face avec de grands gestes.

— Esther non plus, et pourtant elle est là !

Adèle se tourne alors vers moi, comme complètement radoucie pendant une seconde, avant d'ajouter :

— Sans vouloir te vexer, Es'.

Je secoue la tête, comprenant ce qu'elle veut dire. Dans un sens, elle n'a pas tort.

— Je ne comprends pas comment tu peux supporter de voir papa se faire souiller dans sa propre maison, rétorque alors froidement Cléo en fusillant sa sœur du regard.

Adèle croise les bras sur sa poitrine, tapant du pied.

— Papa s'en fiche, Cléo. Il est temps que tu acceptes qu'il n'a plus de relation de couple avec maman depuis longtemps.

Son frère détourne le regard, visiblement blessé. Je me doute que ce ne sont pas des mots qu'il avait envie d'entendre et qui, de toute évidence, lui font réellement mal.

— C'est facile pour toi de dire ça, dit-il alors. Tu les as à peine vus ensemble et amoureux, tu étais trop petite pour t'en rappeler.

— C'est vrai, et c'est pour ça que je suis plus lucide, répond sa sœur. Maman a le droit d'être heureuse, Cléo, et si t'es pas capable de la laisser faire c'est toi le méchant de l'histoire.

Cléo se détourne en marmonnant entre ses dents, ce qui pousse Adèle à pousser un soupir sonore avant de quitter la pièce. Juste avant de sortir, elle me lance un regard l'air de dire « revenez-vite à table, s'il vous plaît ».

Je me retrouve alors seule avec Cléo, qui s'est assis au bord du lit de ce qui semble être une chambre d'amis. Il fixe la fenêtre avec les mains jointes par-dessus ses genoux, visiblement contrarié au possible.

Sans rien dire, je m'assieds à côté de lui. Quand nos genoux se touchent le brun me lance un regard triste qui me froisse le cœur.

— On dirait que je suis le seul à me rappeler à quel point mes parents s'aimaient, murmure-t-il alors.

J'essaie d'avoir l'air impassible, bien que la situation me touche. Les souvenirs se bousculent à toute vitesse dans les yeux noisette de Cléo, empreints d'une tristesse infinie.

— Ta mère, elle, s'en souvient.

Cléo hausse les épaules.

— On dirait pas.

Je laisse passer quelques secondes avant de tenter :

— Peut-être que ça lui fait trop de mal de se souvenir...

— Moi c'est l'inverse, rétorque-t-il doucement. J'ai tellement peur d'oublier que je me force à y penser tout le temps.

Je ne peux m'empêcher d'avoir de la peine pour lui, pour ce garçon tellement génial qui a dû grandir trop vite et perdre son innocence trop tôt. Mais le pire, c'est de penser qu'il est tout seul là-dedans.

— Mon père faisait toujours danser ma mère, murmure-t-il alors. Il la faisait danser partout : au supermarché, chez le coiffeur, dans la rue. Dès qu'il y avait de la musique, il attrapait sa main et il lui souriait comme s'il attendait ce moment depuis des semaines.

Un sourire triste apparaît alors sur ses lèvres, déchirant.

— Je sais même pas comment décrire mon père pour te dire à quel point il était exceptionnel, reprend-t-il alors. C'était le gars sociable que tous les voisins adorent, celui qui fait de grands barbecues et qui en impose. C'était le cliché du père protecteur, celui qui faisait des blagues à ma sœur du genre « si tu me ramènes un garçon à la maison avant tes quarante ans je te tue ». Il riait en silence à chaque fois et ses yeux se plissaient, comme s'il fallait deviner que ça l'avait vraiment fait rire.

Je pose délicatement ma main sur la sienne, ce qui semble le toucher. Cléo me sourit légèrement et enroule ses doigts autour des miens avant de continuer doucement :

— C'était le couple idéal, celui qui se rencontre jeune et qui dégoûte les autres tant ils s'aiment. J'ai toujours espéré que j'arriverais un jour à regarder quelqu'un de la même façon que mon père regardait ma mère.

J'ai la gorge serrée par l'émotion, tellement que je n'arrive pas à parler. Aussi, j'acquiesce doucement et serre plus fort sa main dans la mienne pour qu'il sache que je suis là. Que je le comprends, que je ne pars pas.

Peut-être aussi que j'aimerais beaucoup qu'il me regarde comme ça un jour.

— Maintenant, il n'y a plus que du vide dans les yeux de mon père, conclue-t-il. Quand il regarde ma mère, on dirait qu'il ne voit plus qu'une personne quelconque, une infirmière à la limite, peut-être une figure maternelle parfois. Mais quand je repense à son bras autour des épaules de ma mère, de sa joue contre son crâne et de l'apaisement sur son visage quand il était avec elle... Ça me donne envie de mourir.

Il marque une petite pause, puis lâche d'une voix brisée :

— C'est tellement injuste.

J'avale difficilement ma salive, les yeux brillants.

— Je sais.

Je ne sais pas quoi dire d'autre mais heureusement, cela semble suffisant. Je laisse reposer ma tête sur l'épaule de Cléo et nous restons l'un contre l'autre à regarder le jardin par la fenêtre, le cœur lourd.

L'image d'un Cléo d'à peine huit ans qui apprend que son père a eu un accident me broie le cœur. Je l'imagine aller à l'hôpital avec sa sœur, trop petite pour comprendre, et entendre sa mère leur dire à travers ses larmes que leur père avait eu un problème et qu'il ne serait plus tout à fait comme avant. Mon cœur se brise en l'imaginant essayer de parler à son père, de lui expliquer qu'il est son fils et se faire crier dessus, rejeter, laisser tomber. L'imaginer pleurer en silence lorsqu'il est seul manque de me tuer sur le coup.

Mais encore, tout ça pourrait être supportable si ce jour-là, Cléo n'avait pas seulement perdu son père... mais aussi sa mère.

Elle a fait ce qu'elle a pu pour se remettre de ça mais on voit tout de suite qu'elle est un peu « moins ». Moins souriante, moins radieuse, moins joyeuse que les autres mères. Sur les photos de mariage que j'ai aperçu dans le salon, elle a un sourire tellement heureux qu'il illumine toute la pièce. Aujourd'hui, ses yeux sont plus tristes et elle a l'air plus fatiguée. Je ne doute pas qu'elle ait fait de son mieux, mais j'ai l'impression que ça n'a pas été suffisant pour Cléo.

— J'ai envie que ma mère soit heureuse, me dit-il alors doucement.

Nos regards s'entrechoquent d'une façon à la fois triste et apaisante. J'ai l'impression que sa douleur déborde de partout mais en même temps qu'elle est silencieuse. Elle ne fait pas de bruit mais elle prend tellement de place qu'il est impossible de l'ignorer.

— Alors dis-lui, réponds-je. Donne-lui ta bénédiction pour aller vers le voisin médecin. Tes parents ont eu une relation exceptionnelle et ils s'aimaient inconditionnellement, mais peut-être que c'est mieux comme ça aujourd'hui. Parfois, les gens sont plus heureux chacun de leur côté.

Je marque une pause, puis ajoute en essayant d'être la plus délicate possible :

— Je crois que du côté de ton père, c'est déjà évident qu'il n'est plus en capacité d'être amoureux de qui que ce soit.

Cléo acquiesce, ses yeux dans les miens.

— C'est vrai, souffle-t-il. Tu as raison.

Il joue alors du bout des doigts avec l'une de mes mèches blondes, les yeux brillants. Je me demande alors s'il a envie de pleurer et si oui, s'il se retient parce que je suis là. Si c'est le cas, il ne devrait pas.

Puis, doucement, il pose ses lèvres sur les miennes et m'embrasse brièvement avant de me serrer contre lui. J'enfouis mon menton dans son cou et respire son odeur, l'étreignant avec force.

Je ne sais pas si le destin existe. Je ne sais pas si deux personnes étaient censées se rencontrer ou si une puissance quelconque existe et décide quels chemins doivent se croiser.

Tout ce que je sais, c'est que j'ai une chance inouïe d'avoir rencontré ce garçon et que je ne veux plus jamais le laisser partir.

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