26 | overreliant
CLÉO
12:39
— Tu ferais mieux de le relire deux fois.
Je lève les yeux du contrat et croise le regard moqueur de Sylvie, assise en face de moi avec les bras croisés sur sa poitrine.
— Juste histoire que tu ne le rompes pas pour X ou Y raison dans quelques temps, ajoute-t-elle alors.
Je lui souris, amusé. Elle joue à la perfection son rôle d'éditrice énervée par l'auteur qui se décide de se la jouer rebelle – moi, en l'occurrence.
— Ne t'en fais pas ; celui-là est définitif, rétorqué-je alors avant de signer en bas du contrat.
Je tends alors la feuille à Jean-Marc, le directeur de la maison d'édition et accessoirement aussi le supérieur de Sylvie. Celui-ci parcourt rapidement la page des yeux puis acquiesce avant de se lever en faisant crisser la chaise sur le sol en lino.
— Bon, alors je pense que tout est réglé, dit-il calmement. Nous publierons un communiqué de presse pour annoncer que Le complexe de l'obscurité a été écrit par tes soins et ensuite, nous prierons pour qu'un miracle se produise et que nous ne soyons pas ruinés.
Même s'il n'est pas très optimiste, je ne peux m'empêcher de sourire comme un idiot.
J'ai réussi.
Ce n'était clairement pas gagné, mais j'ai réussi à récupérer mes romans. Après avoir mis mes éditeurs devant mes droits et face à leurs responsabilités, ils n'ont pas eu d'autre choix que d'accepter mes conditions. En échange d'une réduction de salaire, j'ai obtenu de publier le tome deux du Complexe de l'obscurité uniquement sous mon nom et de retirer complètement celui de Tony du premier tome pour les prochaines éditions.
— On s'appelle la semaine prochaine pour un bilan... En espérant que celui-ci soit positif, conclue Jean-Marc avant de nous adresser un signe de main et de quitter le bureau.
Je me retrouve alors seule avec Sylvie dans la petite pièce, dont le visage s'illumine peu à peu.
— Waouh, tu l'as vraiment fait, commente-t-elle ensuite.
— Tu as l'air fière de moi, ça me fait plaisir.
Celle-ci secoue la tête en se levant, me tournant le dos pour que je ne puisse pas voir son sourire.
— Pas du tout. Tu m'as mis dans un sacré pétrin et ça, je ne sui pas prête de l'oublier.
— Mais tu es quand même fière de moi... ?
Mon éditrice fait volte-face et m'envoie une pichenette sur le front. Tandis que je m'exclame « aïe ! » tout en rigolant, elle rétorque d'une voix forte pour couvrir mes supplications :
— Si tout ça fonctionne, j'ai intérêt à être dans les remerciements du deuxième tome.
J'acquiesce, amusé. Je ne lui dis pas pour ne pas gâcher la surprise mais en réalité, je lui ai dédié le livre. J'ai écrit sur la première page : « à Sylvie, la seule qui soit à la fois ma deuxième maman et ma partenaire quand il s'agit d'accoucher de nouveaux bébés (mes romans). »
J'ai estimé que je me devais d'être précis, juste pour éviter de potentiels malentendus.
Après ça, Sylvie retourne au travail et je quitte la maison d'édition en direction de l'appartement. Étant donné qu'Esther travaille dehors aujourd'hui, que Louis est à la crèche et Adèle au lycée, je rêve déjà du moment où je vais pouvoir prendre un long bain et regarder la télé en pyjama en pleine après-midi. J'évite d'y penser mais j'avoue que parfois, la liberté étudiante de pouvoir faire ce que l'on veut quand on veut me manque atrocement.
Quand j'enfonce enfin ma clé dans la porte d'entrée, je pousse un soupir de soulagement... et tombe face à Adèle, qui est en train de lire un livre sur le canapé. Lorsqu'elle me voit, celle-ci me fixe une seconde puis baisse de nouveau les yeux sur son bouquin sans même dire bonjour.
Bon, OK.
Ma sœur et moi sommes toujours en froid depuis notre fameuse dispute. Je n'ai pas digéré qu'elle me gifle et je pense qu'elle est encore blessée par mes mots durs, mots que je regrette. Je n'aurais jamais dû lui dire ça et j'en suis conscient, maintenant.
— Salut, dis-je alors en retirant mes chaussures.
Adèle semble surprise que je lui adresse la parole. Aussi, elle marmonne un simple « salut » en retour teinté d'une émotion qu'elle essaie de ravaler. Malheureusement pour elle, je la connais presque comme si je l'avais faite.
— Tu n'es pas en cours ? demandé-je pour amorcer la discussion.
— Comme tu peux le voir, non.
Ah.
— Pourquoi ?
Ma question semble l'énerver et elle lève les yeux de son livre d'un air agacé pour me fusiller du regard.
— Ma prof d'espagnol est malade. C'est bon, c'est fini l'interrogatoire ?
Je ne peux retenir un soupir.
— Est-ce qu'on pourrait se parler calmement juste deux secondes ? Je n'ai pas l'énergie de me disputer, là.
Mon ton posé semble adoucir ma sœur, qui me regarde désormais avec un peu moins de colère. Aussi, j'en profite pour aller m'asseoir en face d'elle sur le canapé – toujours à bonne distance, mais c'est déjà un premier pas. Elle referme alors son livre, coinçant son marque-page à l'intérieur avant de le déposer sur la table basse.
— Je... Voilà, je suis désolé, commencé-je. Pardon de t'avoir manqué de respect l'autre jour. Mes mots ont dépassé ma pensée.
Ma petite sœur acquiesce.
— OK... Désolée de t'avoir giflé, alors.
J'esquisse un petit sourire conciliant.
— C'était mérité.
— Carrément.
Je roule des yeux. Même quand on s'engueule, elle ne peut pas s'empêcher de vouloir avoir raison ; ça me rend dingue.
— Je ne veux surtout pas que tu penses que je te prends pour une traînée ou une fille facile, répliqué-je alors d'un ton sérieux. Ce n'est pas du tout le cas et de toute façon, ta sexualité ne regarde que toi.
Les yeux de ma sœur s'humidifient légèrement et elle baisse les yeux sur ses chaussettes.
— Merci.
— Non mais vraiment, Adèle, je le pense. Si je t'ai laissée croire une seconde que je ne te respectais pas là-dessus, je m'excuse. C'est juste que je n'étais pas du tout à la même étape de ma vie que toi quand j'avais quinze ans et forcément, c'est plus difficile pour moi de te comprendre.
— Je sais.
Nous échangeons un regard avant que ma sœur ne prenne une grande inspiration pour poursuivre :
— Je sais que c'était involontaire... Mais tu m'as toujours fait sentir que j'avais mal fait les choses. C'est hyper gênant de dire ça et je suis à deux doigts de te dire de te boucher les oreilles mais voilà, j'étais prête et j'en avais envie et mon partenaire aussi. Et sérieusement, ça me blesse que tu m'aies quand même prise pour une gamine trop jeune pour comprendre.
Je penche légèrement la tête, prenant mon ton le plus calme pour lui répondre.
— Mais, Adèle... Tu étais trop jeune. Et ce n'est pas une question d'âge, juste de maturité. Le bon moment, c'est quand on a toutes les informations en main.
Ma sœur baisse de nouveau les yeux.
— Là-dessus, je suis d'accord.
Un léger silence s'installe, pendant lequel Adèle fixe ses chaussettes tandis que moi, je la regarde elle. J'ai rarement vu ma sœur aussi peinée, et ça me brise le cœur de me dire que j'en suis la cause.
— Pardon de ne t'avoir jamais dit merci, dit-elle ensuite. Je sais que tu as fait beaucoup de sacrifices et c'était bête de ma part de penser que parce que je ne te les avais pas demandés tu ne méritais pas de remerciements.
Je hoche doucement la tête, touché qu'elle ait compris. C'est bête, mais une partie de moi a toujours espéré entendre ces mots-là. Cette partie-là a toujours vingt ans, des rêves de littérature plein la tête et une vie étudiante remplie et occupée. Aujourd'hui, je jongle entre travail, métro, café, écriture et sommeil quand j'ai un peu de temps à consacrer à ça. Mon rythme de vie ne correspondait plus à beaucoup de mes amis, qui sortaient énormément, faisaient la fête et passaient tout le temps ensemble. J'adorais faire partie de leur groupe, mais nos vies étaient devenues trop incompatibles. Et le fait est qu'avoir sacrifié tout ça sans jamais rien avoir en retour, même pas de la reconnaissance, c'était dur.
À croire que j'avais fait tout ça par plaisir, par envie. Ce n'était pas le cas.
— Viens là, finis-je par dire en écartant les bras.
Adèle me sourit avant de venir se blottir contre moi, son menton contre mon pull. J'ai toujours du mal à croire qu'elle a autant grandi, grandi au point d'être devenue une maman.
Je crois que sans me l'avouer, l'une des choses les plus difficiles à digérer pour moi était qu'elle ait passé des étapes avant moi. Adèle et moi avons cinq ans d'écart et j'ai toujours été habitué à avancer plus vite et à cocher les cases avant elle : premier portable, premier baiser, première copine, premier examen... Je faisais toujours tout le premier. Alors forcément, ça m'a fait un choc de me réveiller un matin et d'apprendre que ma petite sœur allait avoir un bébé. Ça impliquait un tas d'autres choses et bêtement, je crois que ça m'a fait paniquer sur ma propre situation. Est-ce que j'étais dans le bon timing ? Est-ce que je manquais des choses ? Est-ce que j'allais à la bonne vitesse, au bon rythme, à la bonne allure ?
C'est avec le temps que j'ai réalisé qu'il n'y a pas de « bon » rythme. Chacun suit sa propre cadence et il n'y a pas de règles pour être heureux. Peut-être que tout était écrit et que ma sœur devait avoir Louis aussi jeune, et peut-être que je devais avoir des enfants bien plus tard qu'elle. Peut-être même que je n'en aurais pas, qui sait ?
J'en ai marre de toujours courir pour essayer de rattraper les autres. Marre de regarder dans le rétroviseur pour voir qui j'ai doublé, de vérifier ma montre pour savoir si j'ai un bon temps, si je suis dans la moyenne. Tout ça, ça n'a plus d'importance.
Tout ce que je veux, c'est être heureux.
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