23 | overtalkative

CLÉO

16:37

Je crois que ma sœur m'en veut.

Je connais bien Adèle – pour ne pas dire que je la connais littéralement par cœur – et c'est un véritable moulin à paroles. Aussi, lorsqu'elle ne parle plus énormément, il y a des questions à se poser. Et pour être honnête, je pense que le nombre de phrases qu'elle m'a adressées cette semaine se compte sur les doigts d'une main.

Aussi, j'ai décidé de lui prouver ma bonne foi de la seule manière que je connaisse : la nourriture.

— Toc toc, dis-je en poussant la porte de la chambre du pied. Ça te dit de goû...

— Plus tard, je travaille là, me coupe Adèle sans même lever les yeux de son cahier.

Je m'arrête dans l'entrée de la chambre, arquant un sourcil. Bon, le point positif, c'est qu'elle m'a dit au moins cinq mots d'un seul coup – on bat des records, dis donc.

— J'ai fait des roulés à la cannelle, tu en veux ? proposé-je tout de même.

Lorsqu'elle me voit m'approcher avec l'assiette dans laquelle j'ai mis deux pâtisseries juste pour elle, les yeux d'Adèle s'illuminent le temps d'un instant. Puis, elle reprend son air sérieux et répond :

— Merci. Bon, je me remets au travail.

C'est tout ?

Bon, là, on a un problème.

— OK, il faut qu'on parle, rétorqué-je. Qu'est-ce qui t'arrive, au juste ?

— Rien. Laisse-moi bosser en paix, s'il te plaît.

Adèle tend alors la main vers les pâtisseries, alors je recule l'assiette pour l'empêcher d'en prendre. Celle-ci me fusille du regard alors que j'enchaîne :

— On discute, sinon pas de roulés. Et ce serait con parce qu'il y en a encore deux douzaines dans la cuisine et que je ne vais jamais pouvoir tous les manger tout seul.

Ma sœur roule des yeux en guise de réponse, ce qui me pousse à m'asseoir derrière elle sur le rebord du lit. Celle-ci fait alors tourner sa chaise vers moi et me regarde d'un air froid, les bras croisés sur sa poitrine.

Oh oui, elle est sacrément fâchée.

— Je sais que tu m'en veux d'être parti dans le Sud sans toi, commencé-je alors. Mais sérieusement, je ne pensais pas que tu me ferais la gueule pour ça pendant des jours...

— Je te préviens : je t'interdis de faire le mec agacé, rétorque-t-elle sèchement. Notre père a eu un problème et toi tu n'as même pas pensé à me prévenir ! Que maman ne le fasse pas ça ne m'étonne pas, mais toi ?! Tu sais que c'est important pour moi d'être mise au courant de ces choses-là !

Je relâche les épaules, poussant un soupir.

— Tu avais école, tu ne pouvais pas...

— On s'en fout ! me coupe-t-elle. Tu aurais dû m'emmener avec toi, Cléo. Je fais aussi partie de cette famille, et j'en ai vraiment marre que tu m'exclues tout le temps.

Ma sœur détourne le regard pour masquer au maximum ses yeux voilés de larmes. Elle a ramené ses genoux contre sa poitrine et a l'air sincèrement peinée, ce qui me rend malade. Je déteste quand elle est triste, encore plus quand c'est ma faute.

— Je suis désolé, m'excusai-je alors. Désolé de ne pas t'avoir prévenue. Seulement, je ne vais pas m'excuser de ne pas t'avoir emmenée avec moi parce que ça, je ne le regrette pas. L'école, ça passe avant tout.

Adèle me fusille du regard et écarte grand les bras en s'exclamant avec théâtralité :

— Et voilà, le retour du grand moralisateur ! Quand est-ce que tu vas arrêter de me traiter comme une gamine, putain ?

— Dis pas putain !

— Je dis putain si je veux !

Je serre les poings pour essayer de canaliser ma colère, ne voulant pas que le ton monte plus haut que ce que nous avons déjà atteint.

— J'en ai marre que tu ne me prennes jamais au sérieux ! s'exclame-t-elle, visiblement à deux doigts de pleurer. Qu'est-ce que je dois faire, au juste, pour que tu me considères enfin à ton niveau ?

— Te pourrais peut-être commencer par apprendre à utiliser un préservatif quand tu te fais tringler.

Oh.

C'est sorti tout seul et aussitôt dit, aussitôt regretté. Je prie pour que ma sœur ne s'attarde pas là-dessus mais évidemment, c'est peine perdue. Tout de suite, elle se met debout et s'écrie :

— Ah, c'est donc ça le fond du problème !

— Attends, ce n'est pas ce que je... commencé-je en me massant les tempes.

— Arrête, me coupe-t-elle aussitôt. Tu n'as jamais, jamais cessé de me rappeler que j'avais fait la plus grosse connerie de ma vie. J'ai eu beau m'excuser et pleurer des torrents de larmes, depuis le jour où je t'ai dit que j'étais enceinte tu ne m'as plus jamais regardée pareil ! Alors quoi, Cléo ? Parce que j'ai couché avec un type ça fait de moi une traînée ?

— Non, une idiote ! Un bébé qui a un bébé, non mais t'as vu ça où ?!

Ma sœur ravale un sanglot, les mains tremblantes.

— C'est ce que tu penses ? Que je m'occupe mal de Louis ?

— Je n'ai pas dit ça, rétorqué-je. Le souci, c'est que tu ne peux pas l'assumer toute seule. Si je n'étais pas là, tu n'aurais rien à donner à manger à ton fils.

Ma sœur avance d'un pas et pointe un index accusateur dans ma direction en répliquant du tac au tac :

— Oh, mais j'ai compris ! Tu veux des remerciements, en fait ! Eh bien merci Cléo, merci d'avoir toujours été grand seigneur et de remplir l'assiette de mon fils, merci beaucoup ! C'est bon, t'es content ? Ou tu veux que je me le fasse tatouer sur le front, peut-être ? Remarque, peut-être que ça suffirait enfin à combler ton ego surdimmensionné.

Ma sœur reprend sa respiration tandis que je me lève à mon tour, désormais complètement sorti de mes gonds. Il n'y a pas à dire, elle sait taper là où ça fait mal.

— Eh bah je vais te dire : franchement, ce serait la moindre des choses, rétorqué-je froidement. Je trouve ça dingue qu'il t'ait fallu tout ce temps pour me dire le moindre petit merci. Tu crois quoi, en fait ? Tu crois que c'est de cette vie-là dont je rêvais ?!

Ma sœur secoue la tête, éclatant d'un petit rire jaune.

— Tu vois, c'est ça ton problème. Tu ne m'as jamais pardonnée d'avoir abandonné tes études de littérature à cause de moi. Sauf que spoiler : je ne t'ai jamais rien demandé moi, jamais ! Tu as pris cette décision tout seul comme un grand et c'est dégueulasse de m'en vouloir maintenant alors que je n'ai pas eu mon mot à dire là-dedans quand tout est arrivé !

Je la fusille du regard, la rage faisant pulser chacune de mes veines. Si je m'écoutais, je lui en foutrais une.

— Et j'aurais dû faire quoi, hein ? Te laisser galérer ? Te laisser abandonner le lycée, ne pas avoir le bac, ne pas faire d'études et gâcher ta vie ? Si j'avais fait ça, c'est toi qui ne me l'aurais jamais pardonné !

Adèle s'écrie alors, la voix pleine de larmes :

— Eh ben j'aurais préféré ! J'aurais préféré me débrouiller seule plutôt que de vivre avec toi alors que tu me détestes d'avoir soi-disant gâché ta petite vie ennuyante et pathétique !

Aïe.

Sa phrase me touche en plein cœur, pile là où ça fait mal. C'est le souci de se disputer avec quelqu'un qu'on connaît si bien : chacun sait parfaitement où appuyer pour faire saigner plus fort.

— Tu n'es qu'une ingrate, rétorqué-je alors, des larmes de rages pointant aux coins de mes yeux. Je te rappelle que je dors six heures par nuit, j'ai deux boulots et je fais des horaires pas possibles parce que tu n'as pas su fermer les cuisses !

La gifle semble partir toute seule. La main d'Adèle s'éclate contre ma joue dans un bruit sourd et une atroce sensation de brûlure fait aussitôt chauffer ma pommette. Je reste immobile une seconde, la rage inondant mon cerveau comme de la lave tout droit sortie d'un volcan.

Un battement de cœur.

Deux battements de cœur.

— Connasse ! crié-je en poussant ma sœur en arrière sans réfléchir.

Elle trébuche mais se rattrape au meuble au dernier moment. À peine relevée, Adèle fond sur moi et me pousse sur le lit pour me ficher des coups de poings. Malheureusement pour elle, je suis avantagé par ma taille et ma force et je la maîtrise en deux secondes, ce qui l'énerve encore plus.

— Lâche-moi ! crie-t-elle en se débattant comme un beau diable.

Je resserre mes mains plus fort autour de ses poignets, l'empêchant de bouger.

— Pas avant d'avoir eu des excuses ! grondé-je.

— Non !

Nous nous défions du regard un instant et au moment où je pense qu'elle va riposter violemment, la porte s'ouvre à la volée et une voix s'exclame :

— Eh, vous pouvez vous calmer ?!

Dans l'encadrement de la porte, Esther nous fixe d'un air à la fois confus et choqué. Un léger silence s'installe alors, bientôt rompu par les pleurs de Louis dans le salon.

Sur ce, Adèle profite alors de ce moment pour me pousser en arrière et quitter la chambre d'un pas rapide pour aller s'occuper du petit. L'adrénaline fuse toujours dans mes veines et je serre les poings pour la chasser, la mâchoire encore serrée par la colère.

Dans l'entrée de la chambre, Esther me regarde d'un air sévère qui me pousse à lâcher :

— Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ?!

Mon ton est un peu plus agressif que je ne l'aurais voulu mais pour ma défense, je suis toujours carrément hors de moi.

— Parce que tu es vraiment con, rétorque-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine.

Je laisse échapper un sourire agacé, affrontant son regard.

— Si tu restes pour me faire la morale, tu peux t'en aller merci.

— Je reste pour te dire d'aller t'excuser tout de suite.

— Je ne le ferais pas.

Esther roule des yeux.

— Bon sang, tu es têtu comme une mule.

Je détourne le regard sur le côté, ne répondant rien. Le fait est que je regrette d'avoir été si dur avec Adèle, mais une partie cruelle de moi pense tout de même qu'elle l'a mérité.

Depuis plus d'un an, je prends tous ses frais à ma charge. Je bosse dur pour elle, pour qu'elle puisse se préoccuper uniquement de ses cours et d'élever correctement son fils. Alors oui, c'est vrai, elle ne m'a jamais demandé de sacrifier mes études ni quoi que ce soit d'autre pour elle ; mais je n'aurais jamais pu me regarder dans une glace si je ne l'avais pas fait.

— Je vais aller la voir, dit ensuite Esther. Et sache que je ne prends le bord de personne, mais la solidarité féminine m'oblige quand même à la soutenir plus que toi.

J'acquiesce et lui fais signe de s'en aller.

— Je sais. Vas-y.

Sur ce, Esther m'adresse un dernier regard avant de refermer la porte derrière elle et de s'éloigner dans le couloir. Une fois seul, je prends une grande inspiration et me laisse tomber plat dos sur le lit.

Je suis épuisé. Je suis épuisé de bosser autant et de me prendre la tête pour tout, et encore plus épuisé de ne pas réussir à dormir à cause de toutes les pensées qui parasitent mon cerveau le soir puisque je n'ai pas eu une seconde à leur accorder de la journée.

Adèle a sûrement raison en disant que j'ai trop d'ego, mais le fait est que j'avais effectivement besoin qu'elle me dise merci. Je n'ai jamais rien attendu en retour pour mes sacrifices parce que la voir heureuse me suffit, mais je crois qu'une minuscule partie au fond de moi espérait des remerciements.

Et je crois que je les mérite, ces foutus remerciements.

Je ne demande rien d'extraordinaire, juste un peu de gratitude. Un simple « merci d'être là » suffirait.

Juste ça.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top