21 | overpresent

CLÉO

17:58

— Notre train à destination de Soorts-Hossegor va entrer en gare. Merci de vérifier que vous ne laissez aucun effet personnel derrière vous et de faire attention à l'espace entre le train et le quai en descendant. Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage.

Les muscles engourdis, je me met difficilement debout avant de rejoindre les portes automatiques. En quelques minutes seulement, j'arrive à rejoindre le quai et choper un taxi au passage, qui m'emmène droit à l'hôpital.

Tout mon corps me fait mal, et ce n'est pas uniquement à cause des sièges inconfortables du train. L'inquiétude a tendu chacun de mes muscles et j'ai l'impression que ma tête va exploser.

Et puis, j'ai tellement hâte de voir ma mère que ça me fait mal.

— C'est là, m'indique le chauffeur d'un ton monocorde.

— Merci. Je vous dois combien ?

Une blinde apparemment, vu le tarif qu'il m'annonce. Cependant, je paie sans chipoter ni même réfléchir à ce que je viens de dépenser et quitte la voiture sans attendre pour pénétrer dans l'hôpital.

— Bonjour, je viens voir mon père Étienne Meyer, annoncé-je aussitôt que j'arrive près du bureau d'accueil.

L'infirmière qui se tient derrière le comptoir semble au moins autant épuisée que moi et me lance aussitôt un regard désolé.

— Désolée, les visites sont terminées. Mais vous pouvez revenir demain dès neuf heures.

J'acquiesce, dépité.

— Où est la salle d'attente, s'il vous plaît ? demandai-je alors.

L'infirmière m'indique rapidement le chemin, que j'emprunte sans attendre. Puis, dès que je pénètre à l'intérieur, je scanne la pièce des yeux et une demi-seconde suffit pour que j'aperçoive ma mère.

Elle est en retrait, assise sur un fauteuil au motif démodé en train de regarder par la fenêtre. Il y a vue sur le parking donc rien de très intéressant, mais je la connais assez pour savoir qu'elle ne regarde pas vraiment de toute façon. Elle réfléchit trop fort pour pouvoir faire deux choses à la fois.

— Bonjour maman, dis-je doucement en m'approchant d'elle, posant une main protectrice sur son épaule.

Aussitôt, elle se tourne vers moi et écarquille les yeux sous le coup de la surprise. Puis, elle se redresse et me serre dans ses bras en répétant :

— Oh mon dieu, tu es venu ! Tu es venu !

— Bien sûr, réponds-je en lui rendant son étreinte. Je suis là.

Nous nous serrons dans les bras pendant de longues minutes, apaisés d'être enfin réunis. Même si je vis loin de ma mère depuis des années maintenant et que je me persuade au quotidien que ce n'est pas un problème, je réalise chaque fois que je la revois à quel point elle m'a manqué.

La présence d'une maman dans une vie, ça ne se remplace jamais vraiment.

— Comment il va ? demandai-je lorsque nous nous séparons.

Je m'assieds sur le fauteuil le plus proche de ma mère tout en essayant de faire abstraction des traces de larmes séchées encore visibles sur ses joues. Visiblement, elle a été terrifiée aujourd'hui.

— Je crois que ça va. Il a été anesthésié localement et recousu cette après-midi. Physiquement, tout va très bien ; ils ne le gardent cette nuit qu'à cause de... Euh, tu sais.

J'acquiesce, le visage fermé.

— OK.

Nous échangeons un regard triste, puis j'attrape la main de ma mère et la serre dans la mienne avant de demander :

— Est-ce que tu sais comment il s'est fait ça ?

Aussitôt, une sorte de panique se peint sur les traits de ma mère.

— Non... J'étais sortie et quand je suis rentrée, je l'ai entendu hurler à la mort. Il avait du sang partout sur les mains et le visage et j'ai paniqué, j'ai cru qu'il avait peut-être essayé de se faire du mal et...

Elle s'interrompt, la gorge serrée à cause des sanglots qui montent. Je serre plus fort sa main dans la mienne, tout aussi affecté.

— Je sais, maman. Je sais.

Ma mère acquiesce, détournant le regard.

— Je ne dis pas ça pour te blâmer, commencé-je alors doucement, mais tu sais que papa ne peut plus rester seul maintenant... C'est même toi qui me l'a dit.

Ma mère se mordille les lèvres.

— Je sais bien, mais je n'étais pas loin. J'étais juste en face, chez le voisin.

— Le nouveau voisin ? Le docteur ?

Ma mère acquiesce, puis un minuscule sourire se dessine sur son visage alors qu'elle m'explique sans que je ne lui demande rien :

— Il est tellement gentil, Cléo. Quand il commande des légumes, il en demande toujours plus pour m'en laisser et la semaine dernière, il a tondu la pelouse du jardin. Aujourd'hui, je voulais juste passer le remercier.

Je fixe ma mère pendant quelques instants, la mâchoire serrée.

Elle sourit. Ma mère sourit.

Rectification : elle sourit comme une collégienne.

Et ce n'est pas grâce à mon père.

— En effet, c'est très gentil, rétorqué-je un peu plus froidement que je ne l'aurais voulu.

Cependant, ma mère ne semble rien remarquer. Maintenant qu'elle est lancée, elle poursuit :

— J'aimerais beaucoup qu'ils vous rencontre, toi et ta sœur. Il n'a pas d'enfants mais il les adore, tu verrais... Pour Halloween, il a acheté tellement de bonbons qu'il en a distribué autour de lui pendant des semaines. Et puis je ne sais pas, il est toujours souriant et positif... Ça change.

Je sais qu'elle n'a pas dit ça, mais la seule chose que j'entends en boucle c'est « ça change de ton père ».

Je la regarde d'un air vide, ne sachant pas comment réagir. Cet éclat dans sa voix, ces étincelles dans les yeux et ce sourire idiot et simplement heureux et reconnaissant, ça faisait des années que je ne l'avais pas vu sur son visage. Bien sûr, il lui ait souvent arrivé de nous sourire : en entendant le rire de Louis, quand je lui offrais mon nouveau roman ou quand Adèle lui racontait les anecdotes sur son prof d'histoire qui oubliait de mettre ses chaussures...

... mais jamais comme ça. Ce sourire-là, ça faisait tellement d'années que je ne l'avais pas vu que je croyais qu'il était mort ce jour-là. Quand j'étais arrivé à l'hôpital avec Adèle, ma mère nous avait serrés contre elle, les joues baignées de larmes qu'elle avait pourtant tout fait pour essuyer. Puis, elle nous avait dit que tout irait bien, qu'on allait s'en sortir, que papa était vivant et que c'est tout ce qui comptait. Alors, Adèle lui avait demandé de sa voix d'enfant si elle, elle allait bien. Ma mère lui avait alors répondu une phrase que je n'ai jamais oublié :

« Oui, ma chérie. Maman va juste sourire un peu moins pendant un moment, mais ça va passer. »

Ce n'est jamais passé. Le sourire si spécial qu'elle avait n'est jamais revenu... jusqu'à aujourd'hui.

— Peut-être qu'on se croisera un de ces jours, réponds-je alors simplement.

Ma mère relève alors les yeux et croise mon regard. Je ne sais pas ce qu'elle y voit mais doucement, son sourire retombe.

— Peut-être.

À cet instant, je comprends sans peine qu'elle sait. Elle sait que je sais ce qu'elle ressent.

— Peut-être, répété-je à mon tour.

Elle sait que je suis au courant qu'elle est amoureuse de ce putain de voisin.

9:26

— Attendez, je vous écris le numéro de chambre, commente l'infirmier qui est derrière le comptoir.

J'acquiesce, forçant un sourire. Je ne sais pas si c'est convaincant, mais j'ai fait de mon mieux.

— Tenez, dit-il ensuite en me tendant un post-it. Troisième étage, au fond du couloir à gauche. Le nom de votre père devrait être inscrit sur un feuillet à côté de la porte. Ça ira ?

— Très bien, merci.

Sur ce, je me dirige vers l'ascenseur, que j'appelle. En attendant qu'il arrive je bois une grande gorgée de café, la gorge nouée. La boule qui s'y est logée hier soir n'a pas disparu pendant la nuit, à mon plus grand regret.

Ma mère est amoureuse d'un autre homme et bien qu'elle ne me l'ait pas dit de façon explicite, je le sens au fond de mes tripes. Cette information brouille tous mes sens et mélange toutes mes émotions, m'empêchant de réagir correctement.

Aussi, lorsqu'elle m'a demandé ce matin d'aller voir mon père en premier pour le préparer à ma visite, j'ai failli la rembarrer sèchement en lui disant qu'elle était mal placée pour prendre ce rôle. Pourtant, j'ai gardé les yeux sur la vitre de la voiture et l'ait laissée partir toute seule vers l'hôpital, l'attendant seul sur le parking.

Lorsque j'arrive enfin devant la chambre – après avoir vérifié au moins quinze fois que j'étais au bon endroit –, je prends une grande respiration et enserre l'ourlet de mon pull de mes doigts pour les empêcher de trembler. J'ai l'impression d'être à deux doigts de mourir d'angoisse, mais je prends sur moi. Pour lui.

De toute façon, ça fait des années que chaque contact que j'initie est pour lui. Moi, ça fait longtemps que j'ai fait le deuil de mon père.

Au bout d'un moment, je prends mon courage à deux mains et toque deux petits coups à la porte. J'entends des pas résonner de l'autre côté de la porte puis tombe nez-à-nez avec ma mère, qui me rejoint dans le couloir et referme derrière elle.

— Je ne pense pas que ce soit le bon moment, dit-elle d'une voix contrariée. Les médecins lui ont fait passer des tests hier soir et ça le stresse d'être dans un environnement qu'il ne connaît pas... Peut-être que tu ne devrais pas entrer, chéri.

Je reste immobile, le cœur retourné.

— Mais mon train est dans trois heures, répliqué-je, sonné. Je ne peux pas repartir sans l'avoir vu.

— Cléo...

— Non, la coupé-je fermement. J'y vais, maman.

Sans lui laisser le temps d'essayer de m'en empêcher, je pousse alors la porte de la chambre et m'approche doucement, comme si je m'attendais à ce qu'on me saute dessus à tout instant.

Et pourtant, c'est loin d'être le cas. Lorsque mes yeux se posent sur mon père, il est confortablement assis dans son lit d'hôpital, une figurine entre les mains. J'ai beau être surpris chaque fois que je le vois, il n'a toujours pas l'air de quelqu'un de malade.

En réalité, c'est même le contraire. Avec son petit pull Armand Thierry, ses cheveux bien coiffés et sa barbe bien rasée, on croirait qu'il est prêt à aller en réunion. La seule chose qui le trahit, c'est son regard rêveur et les petits bruitages de fusée enfantins qu'il fait avec sa bouche.

— Coucou, dis-je alors doucement.

Je serre les dents, prêt à recevoir une réaction violente, mais il n'en est rien. Mon père ne me prête aucune attention, se contentant de jouer doucement avec sa figurine du bout des doigts.

Aussi, je prends une grande inspirations et tire le tabouret situé près du lit pour m'y asseoir. En voyant que je m'approche plus près, mon père arrête de jouer et me regarde de ses grands yeux noirs, les mêmes que moi, comme surpris.

— Comment ça va ? Tu te sens bien ? questionnai-je de ma voix la plus douce.

Mon père hausse les épaules d'un geste enfantin, comme s'il ne savait pas trop.

— Tu as mal quelque part ? demandé-je. Au sourcil, par exemple ?

Je pointe du doigt la zone dont je lui parle, juste pour être sûr qu'il comprend bien. Alors, son visage s'illumine et il commence à déblatérer joyeusement :

— Non, j'ai pas trop mal. Ça gratte un peu mais la gentille infirmière m'a dit que j'aurais du cheesecake si j'y touchais pas, alors bah je me gratte pas. Même si j'ai très beaucoup envie, hein.

J'acquiesce. Dans ma gorge, la boule qui s'y est logée hier soir prend tellement de place que je suis à deux doigts de ne plus pouvoir respirer.

— C'est bien, le félicité-je en forçant un sourire. Tu es courageux.

Je retiens le « papa » que je voulais ajouter à la fin de la phrase, par réflexe. Certains jours, ça le mettait dans des états tellement effrayants que je me suis habitué à éliminer ce mot de mon vocabulaire.

— Et sinon, comment ça se passe à la maison ? embrayé-je doucement. Tu veux m'en parler ?

Il hausse de nouveau les épaules, les yeux rivés sur son jouet. Il recommence à le tourner entre ses mains et à faire quelques bruitages, comme s'il se fichait de ce que je lui racontais.

— Dis, tu peux m'en parler ? insisté-je.

— Si tu veux. À la maison ça se passe bien, Sabine est très gentille avec moi. Elle veut bien qu'on mange sur le canapé en regardant la télé et elle a repeint la chambre parce que j'aimais plus le beige. Ah, et elle m'a offert ça.

Sur ce, il brandit son jouet et me le fourre entre les mains. Mon cœur est sur le point de se briser et de me laisser m'écrouler mais je tiens bon, retenant mes larmes coûte que coûte. Pour tout dire, je fixe cette foutue fusée miniature en souriant même.

— C'est vraiment gentil, ça, commenté-je.

— Oui ! Et si je râle pas quand elle me mettra le désinfectant, j'aurais le droit à une deuxième part de cheesecake. Mais ça, c'est si j'ai pas gratté la cicatrice avant non plus.

Il me reprend alors le jouet des mains sans attendre de réponse, me laissant sans voix. Ensuite je le regarde quelques instants jouer avec sa fusée sans rien dire, me contenant de balayer son visage des yeux.

Les années sont passées et l'ont changé, c'est vrai, mais il reste mon père. Ses cheveux autrefois brun foncé sont désormais grisonnants sur les tempes et sa barbe clairsemée par endroits bien qu'elle soit proprement taillée. Ses joues sont plus creuses et son front plus ridé, aussi.

Alors, bêtement et comme je le fais très souvent pendant mes insomnies, j'essaie d'imaginer comment il serait si les choses avaient été différentes. Peut-être qu'il se serait ouvert l'arcade sourcilière en voulant faire du bricolage, et il aurait rassuré ma mère avant de lui demander gentiment si elle pouvait le conduire aux urgences. Il m'aurait engueulé d'avoir fait le trajet, mais aurait été fier que je n'ai pas amené Adèle et Louis pour ce qu'il qualifierait de « si peu ». Il me taperait dans le dos, me presserait l'épaule, ébourifferait mes cheveux. Il me ferait parler de mon travail, ferait des blagues sur ma collègue Laura du café, aurait dit que Tony Mirales est un guignol – ça, c'était définitivement son expression préférée.

Après tout ça, il m'aurait dit qu'il est fier de moi et que je vais tout déchirer avec mon nouveau roman. Ce foutu bouquin ne serait pas une suite du Complexe de l'obscurité parce que le premier volume n'aurait jamais existé si les choses avaient été différentes. Peut-être que j'écrirais des polars ou des romances feel good, et que personne ne me reprocherait d'écrire des récits trop sombres ou trop difficiles. Peut-être que j'aurais rencontré Esther au café ou à la bibliothèque et qu'elle n'aurait pas connu Maë, aussi.

En tout cas, les choses seraient bien différentes. Mon père serait toujours là et ma mère sourirait toujours comme avant. Elle sourirait grâce à lui, évidemment.

Mais malheureusement, les choses sont comme elles sont. Imaginer mieux ne changera rien, et je le sais.

C'est ça qui fait le plus mal.

— Bon, je vais appeler Sabine, OK ? annoncé-je alors en me levant.

Je m'apprête à faire volte-face quand la main de mon père s'abat sur mon avant-bras. Surpris, mon sang se glace et je me fige alors qu'il me dit doucement :

— Tiens, tu devrais prendre ça. T'as l'air triste.

C'est là que je remarque qu'il me tend sa petite fusée de sa main libre. Écœuré par ma propre réaction de peur, je hoche la tête précipitamment et la récupère.

— Merci.

Mon père acquiesce doucement, dodelinant la tête d'un air calme.

— Allez, à bientôt Cléo.

Oh.

Ai-je bien entendu ? A-t-il réellement prononcé mon prénom ?!

Sonné, j'entrouvre la bouche et mets de longues secondes pour réussir à articuler à mon tour :

— À bientôt.

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