19 | overcompassionate

ESTHER

7:43

Je suis en situation de crise.

Comment je le sais ? Je n'ai pas dit à Miranda ce qui s'était passé hier soir, et c'est complètement anormal. Si je me fichais complètement de Cléo comme j'ai tellement essayé de m'en persuader cette nuit pendant mon interminable insomnie, je lui aurais raconté ce qui s'était passé, non ?

Eh ben voilà. C'est ce que je vous disais, je suis en situation de crise.

Cela fait des heures que je suis réveillée et pourtant, je n'ai toujours pas quitté ma chambre. On est dimanche, ce qui signifie qu'il doit sûrement être dans la cuisine en train de petit-déjeuner avec Louis vu qu'Adèle fait toujours la grasse-matinée – encore plus cette semaine, étant donné qu'ils se sont levés très tôt hier matin pour venir me chercher à l'aéroport. Non, décidément, pas question de sortir de cette chambre et de prendre le risque de croiser Cléo seul à seul.

Je me retourne une nouvelle fois dans mon lit, serrant la couette dans mon poing. Je m'en veux tellement de ce qui s'est passé – ou plutôt de ce qui aurait pu se passer – que j'ai un mal d'estomac indécent depuis le réveil. J'ai déjà fait trois allers-retours jusqu'aux toilettes en pensant que j'allais vomir, mais sans succès.

Je suis la pire petite-amie de la Terre. Maël avait raison de se méfier de Cléo ; effectivement, il semble bel et bien attiré par moi. Ce que mon petit-ami n'avait sûrement pas prévu, c'est que je pourrais potentiellement l'être aussi.

Bordel, je me déteste tellement.

Maël m'a fait confiance, il m'a parlé de son passé, de sa mère et de ses problèmes et moi, voilà comment je le lui rends. J'ai envie de l'appeler et de pleurer dans ses bras mais évidemment, ce n'est pas possible dans ces conditions. Tout ce que je peux faire, c'est me tourner et me retourner dans mon lit en priant pour que Cléo se volatilise et que je puisse enfin quitter cette chambre de malheur. Ensuite, je pense que je ne reviendrais jamais. Ja-mais.

Soudain, alors que je suis à deux doigts de crier dans mon oreiller pour évacuer la pression, j'entends frapper à ma porte. Sous le choc, je me fige et retiens ma respirations, les yeux rivés sur le mur devant moi.

Pitié, pas ça.

Au bout de quelques instants, je m'attends à entendre des pas s'éloigner dans le couloir... mais c'est tout le contraire qui se produit. Doucement, j'entends la porte de ma chambre s'ouvrir dans un craquement – croyez-moi, c'est bien la dernière fois que je ne la ferme pas à clef –. Aussi immobile qu'une statue, je fais semblant de dormir tandis que des pas se rapprochent doucement près de mon lit. Puis, soudain, je sens une présence tout près de la table de chevet dans mon dos. J'entends des bruits de frottement comme si on déplaçait quelque chose, et un minuscule soupir. Puis, plus rien. Le silence.

Un battement de cœur.

Deux battements de cœur.

Les pas se font de nouveau entendre sur le parquet, puis ma porte crisse et le verrou claque quand elle est refermée. J'attends encore un bon bout de temps sans bouger et tends l'oreille jusqu'à ce que j'entende du bruit dans le salon avant de me retourner.

Sur ma table de chevet, un petit plateau avec un grand verre de jus d'orange et trois tartines beurrées a été déposé. Choquée, je m'assieds dans mon lit et fixe le plateau, une main sur la bouche.

Ne me dites pas que...

Juste à côté de l'assiette se trouve un post-it, que je décroche avec les doigts tremblants. Dessus, il n'y est écrit que quelques phrases que je lis à la vitesse de l'éclair :

Je crois qu'il est temps que tu commences à manger quelque chose le matin.

- C.

PS : Tu as reçu des colis, j'ai tout empilé dans l'entrée.

Je reste bouche-bée et retourne le post-it juste pour être sûre qu'il n'y a rien écrit de plus, mais non. Pas un mot à propos de ce qu'il s'est passé entre nous, juste... une phrase réconfortante pour que je me sente bien dès le matin. Non mais sérieusement, qui est le dieu qui a envoyé ce garçon sur Terre ?

Bon sang, j'ai l'impression que la situation de crise empire de minute en minute.

Sans réfléchir, je pousse un cri rageur étouffé par mon oreiller avant de plaquer une main sur ma bouche pour retenir un haut-le-cœur. Je sais que Cléo fait tout pour que les choses soient naturelles et que je me sente bien, mais la culpabilité a complètement pris possession de moi. Je crois que pour résoudre tout ça, il n'y a que deux solutions...

Le problème, c'est que je n'ai ni envie de rompre avec Maël, ni de déménager.

Oh mon dieu, je crois que je vais vomir.

8:31

— Ah, te voilà ! s'exclame Emma en claquant des doigts dès qu'elle me voit entrer dans les locaux de l'agence, sans même prendre le temps de me dire bonjour. On a des tas de choses à faire aujourd'hui, alors tu as intérêt à ne pas me faire perdre de temps.

Ah bah d'accord.

Étouffée par tant d'amabilité dès le matin, je me fige pendant quelques secondes pour digérer cette vague d'amour. Puis, je me ressaisis et presse le pas pour suivre Emma, qui est déjà presque au bout du couloir.

Sur le chemin, mon agente m'explique qu'elle et l'équipe créative ont fait un brainstorming pour chaque talent de l'agence et qu'ils en sont venus à une liste de projets potentiels à proposer à chacun. Lorsque nous arrivons dans la salle de réunion je remarque que son ordinateur est déjà allumé et branché au vidéoprojecteur, qui affiche une présentation sur le mur en face de la table. Le temps que je m'installe et retire ma veste, Emma a déjà empoigné la télécommande et commence aussitôt à faire défiler les diapositives.

— OK, c'est parti, annonce-t-elle sans perdre une seconde. Idée numéro un : on a pensé à une vidéo dans laquelle tu pourrais faire une dégustation de produits américains avec Maël. Le perdant donnerait un gage à l'autre, de préférence quelque chose qui mènerait au tournage d'une autre vidéo. Qu'est-ce que tu en dis ?

Je jette un œil à la slide affichée sur le mur, sur laquelle les mots clés ont été inscrits ainsi qu'une estimation rapide du coût de production et des ressources nécessaires. C'est très précis et professionnel et visiblement, elle a dû y passer du temps.

— Pourquoi pas. Je ne sais pas si ça plairait à Maël, il faudrait lui en parler.

Emma acquiesce, puis passe à la suivante.

— Idée numéro deux : on pourrait organiser un cache-cache dans l'agence avec d'autres talents, histoire de faire aussi un peu de pub aux autres. Pareil, le perdant aura un gage et là, on propose qu'il doive t'inviter en week-end quelque part. Tu pourras filmer le voyage et en faire un vlog sympa.

J'arque un sourcil, sceptique.

— Euh... L'idée n'est pas mal, mais je connais à peine les autres qui travaillent ici. Je pense que ça se verra à la caméra, le rendu ne sera pas du tout naturel.

Emma balaie l'air de sa main, l'air de dire qu'on s'en fiche.

— N'importe quoi, ça ira très bien ! rétorque-t-elle. Deux ou trois blagues, quelques sourires et un peu de montage et hop, le tour est joué. Bon, autre idée : tu pourrais écrire une chanson pour Maël et lui pourrait en écrire une pour toi. Ça pourrait être un concept qui démarre comme quelque chose de très brouillon puis petit à petit, on rendrait ça professionnel en enregistrant ça pour de vrai et en faisant un clip. Sympa, non ? Sinon on a aussi pensé à...

Pendant toute la présentation, je m'efforce de ne jamais dire non directement aux idées qu'elle me propose. Je me contente de fixer l'écran tandis qu'Emma m'expose les idées auxquelles ils ont pensé pour moi... idées qui impliquent constamment la présence d'une autre personne.

C'est plus fort que moi, je sens mon cœur se fissurer. Je comprends facilement qu'ils me trouvent inintéressante et que le contenu vidéo que je produis et où je parle seule n'est sûrement pas assez rentable.

— Alors, on part sur quel concept en premier ? s'exclame-t-elle finalement à la fin de la présentation.

Je marque une pause, cherchant un moyen de me sortir de là.

— Je... Je ne sais pas trop, je vais y réfléchir.

— Ouais ben ne réfléchis pas trop, on veut commencer à bosser sur tout ça cette semaine. Allez, donne-moi une réponse s'il te plaît.

Sa voix est pressante et je me sens oppressée, forcée de faire un choix parmi des options qui ne me plaisent pas. Bloquée, je finis par lui dire :

— Peut-être un concept avec Maël, n'importe lequel. Mais honnêtement, je ne suis pas sûr qu'il voudra faire beaucoup de vidéos avec moi ; on en a déjà fait une ensemble récemment pour sa chaîne.

Emma éteint le vidéoprojecteur puis hausse les épaules d'un air désinvolte.

— Il est d'accord, ne t'en fais pas. En fait, c'est lui qui a proposé tous ces concepts ; il était là au brainstorming.

Ma bouche s'ouvre sous le coup de la surprise, me laissant sans voix.

Alors comme ça, il était là... C'est bête mais l'apprendre me fait un coup au cœur. C'était déjà blessant de penser que l'agence ne me pense pas assez talentueuse pour filmer des vidéos seule mais imaginer que lui le pense, ça me donne envie de pleurer.

Et même, comment a-t-il pu laisser tout le monde proposer des concepts aussi différents de ce que je fais d'habitude ? Maël me connaît, il sait ce que j'aime ou n'aime pas créer sur YouTube. Ça me paraît dingue qu'il ait contribué à essayer de créer un renouveau sur ma chaîne qui est à l'opposé de qui je suis.

— Bon, on en reparle demain après-midi, conclut Emma en voyant que je ne sais pas quoi lui répondre. D'ici là, choisis le concept précis par lequel tu veux commencer, je vais t'envoyer la présentation par e-mail.

Sur ce, elle rassemble ses dernières affaires et quitte la salle en prenant un coup de fil. Je me retrouve alors seule, avec l'impression que je suis en train de me faire modeler en quelqu'un que je ne suis pas.

Après avoir remis ma veste, je quitte à mon tour la salle de réunion. Dans le couloir, je guette à chaque bureau – les murs sont vitrés – si j'aperçois Maël, mais sans succès. Aussi, je compose son numéro une fois que je suis dans la rue, mais il ne me répond pas. Tout ce à quoi j'ai le droit, c'est un texto rapide :

Maël : Suis chez-moi avec des potes. C important ?

Je tape rapidement ma réponse, les sourcils froncés.

Esther : Oui. Apparemment tu as participé à la proposition de nouveaux concepts pour ma chaîne ?

La réponse de Maël prend plusieurs minutes arriver et quand mon téléphone vibre, j'ai déjà remonté complètement l'avenue.

Maël : passe chez-moi stv, on peut en parler

Pas de majuscule, pas de point, pas d'effort. Sérieusement, j'ai l'impression qu'il se fiche de moi.

Agacée, je décide de prendre mon courage à deux mains et d'aller directement chez-lui pour en discuter – au moins, ce sera fait. Soudain, je me sens bête d'avoir été malade toute la journée hier à cause de la culpabilité que je ressentais à son égard. Je n'ai pas quitté mon lit de la journée, ne croisant Cléo à aucun moment. Si j'avais su que mon copain avait participé à ce fiasco professionnel, peut-être que j'aurais eu l'énergie de me lever.

Après une demi-heure de métro, j'arrive enfin à son immeuble. Je suis venue déjà de nombreuses fois, donc je tape le code de l'entrée et retrouve son appartement sans souci. Je sens que je bouillonne lorsque je toque à la porte, et encore plus quand j'entends seulement la voix lasse de Maël me crier à travers la porte :

— Entre, c'est ouvert !

Je pénètre alors dans l'appartement, les dents serrées. Mes yeux se posent directement sur Maël, confortablement installé dans le canapé juste en face de moi, qui regarde tranquillement la télé.

— Je pensais que tu passerai plus tard, dit-il simplement pendant que je m'approche de lui.

Le fait qu'il ne me dise pas bonjour me blesse, mais je décide de ne pas lui en tenir rigueur. Je veux d'abord lui parler de ce qui me prend la tête – le reste, on verra après.

Mais au moment d'embrayer sur le sujet, je sens soudain mes narines me chatouiller. Les sourcils froncés, je questionne :

— C'est quoi cette odeur ?

Maël balaie l'air de sa main en haussant les épaules, comme s'il ne sentait rien. Je baisse alors les yeux et rencontre les siens, qui sont rouges et gonflés.

— Tu as encore fumé, rétorqué-je alors, la gorge serrée.

— C'est rien, répond-t-il d'un air désinvolte. Mes potes sont passés et on s'en est roulés un petit, c'est tout.

Dans ma poitrine, mon cœur s'accélère. Je repense à son attitude le soir de l'évènement, à ses cris et à la façon dont il a parlé de moi. Alors, la voix teintée de déception, je lui dis :

— Je croyais que tu avais arrêté.

Maël me fusille du regard avant de siffler d'un ton agressif :

— Je parlais pas de ça, tu le sais. Et je te dis que c'est rien du tout, si ça m'aide je vois pas le souci.

Je ne peux m'empêcher de grimacer, les traits déformés par un mélange de dégoût, de honte qu'il me rembarre ainsi et surtout de déception cuisante.

J'y croyais, moi. Je croyais qu'il allait réellement faire des efforts pour mieux se conduire, et qu'il avait compris que ça passait par arrêter la fumette qui le rend complètement parano et coléreux.

— Bon, tu voulais me parler de quoi ? rétorque-t-il d'un ton impatient en jetant des coups d'œil derrière moi pour regarder la télé.

Dans ma poitrine, mon cœur flétrit à vue d'œil. Je ne sais pas si Maël sait que s'il continue d'agir de cette façon, il va complètement finir par me le briser.

— Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu avais élaboré des propositions de vidéos pour moi avec Emma ? lâché-je alors.

Maël hausse une épaule.

Comme si ce n'était rien de grave, que ce n'était qu'un détail. Comme si j'en faisais tout un plat et que c'était moi le problème.

— Je ne pensais pas que c'était important, répond-t-il du tac au tac. Et donc, ça t'a plu ?

— Non. Non, pas du tout.

Les traits de Maël se durcissent, comme si je l'avais touché dans son ego. Avant même qu'il ne me réponde, je précise aussitôt :

— Les idées sont bien, mais ce n'est juste... Pas moi. Je préfère les vidéos simples face caméra où je raconte des anecdotes, réponds à des questions ou parle de ce que j'aime. Les grosses productions ou les concepts à plusieurs avec des gens que je connais à peine, ce n'est vraiment pas ma tasse de thé et tu le sais.

Maël plisse alors les yeux, visiblement déçu de ma réponse.

— Ouais, sauf que ce genre de trucs c'est dépassé, Esther. C'était bien quand t'avais douze ans et c'est sûrement parce que t'étais simplette que ça a fonctionné pour toi mais maintenant, c'est la cour des grands. Faut te renouveler et évoluer si tu veux que ça continue de marcher.

Oh.

À cet instant, j'accueille cette phrase aussi violemment qu'une gifle. Les marques de ce qu'il vient de me dire apparaissent partout dans ma cage thoracique, laissant des traces de griffure probablement indélébiles sur chaque recoin.

— Je dis ça pour toi, OK ? reprend-t-il en voyant qu'il m'a blessée. Ton contenu est cool, Esther, te méprends pas. Le truc c'est que parfois, tes vidéos sont un peu... Comment dire... plates.

Aïe.

Aïe, aïe, aïe.

— Avec Emma, on est d'accord sur le fait qu'ajouter des personnalités fortes dans tes vidéos pourrait redynamiser ta chaîne et attirer plus de sponsors, enchaîne-t-il sans attendre. C'est pas ce que tu veux ?

C'est une question rhétorique et tant mieux, parce que je n'aurais pas su quoi dire.

L'image de lui qui vient de me dire à l'instant que je suis clairement ennuyante se mélange douloureusement à celle du type qui est venu à New York pour s'excuser de m'avoir blessée. Celui qui vient de dire que mon contenu était plat et que je suis « simplette » n'est pas celui qui m'a dit que j'étais la seule personne qu'il aime au monde. Ce n'est pas non plus celui qui m'a parlé de sa mère, des filles qui lui avaient fait du mal et de la douleur immuable qu'elles ont laissé en lui.

Et pourtant si.

Si, c'est bien la même personne, et m'en rendre compte me broie littéralement le cœur.

— Tu te rappelles quand tu m'as promis que c'était la dernière fois que tu agissais comme un gros connard ? lâché-je alors, les larmes commençant à glisser sur mes joues. Eh bah franchement bravo, c'était l'un des plus beaux mensonges qu'on m'a jamais servi.

Sur ce, je tourne les talons et traverse l'appartement en moins de deux. J'entends la voix de Maël crier mon nom derrière moi mais je dévale les escaliers sans me retourner, le visage baigné de larmes. J'ai l'impression qu'il vient littéralement d'arracher mon cœur de ma poitrine et de le jeter par la fenêtre sans aucun état d'âme.

Miranda avait raison : ce garçon a de sérieux problèmes, et je ne suis pas son infirmière. Ce n'est pas à moi de les régler.

C'est fini, j'arrête.

Au moment où j'arrive enfin dans la rue, je prends une immense inspiration qui me glace la gorge et essuie rageusement mes larmes sans m'arrêter de marcher. Malheureusement pour moi, j'ai légèrement ralenti le rythme et Maël m'attrape soudain le bras, me retournant violemment vers lui.

— Lâche-moi ! m'exclamai-je en le poussant en arrière.

Il vacille mais ne lâche pas prise, ses yeux clairs plantés dans les miens. Comme toutes les autres fois où il m'a déçue, il a le regard débordant de culpabilité.

— Je suis désolé, Esther, je suis désolé, vraiment désolé, dit-il aussitôt.

— Tu ne fais que ça, t'excuser ! rugis-je, les larmes continuant de dévaler mes joues. Tu agis mal, tu t'excuses, tu te confie à moi et tu me fais croire que tu vas changer de comportement et ensuite tout recommence, encore et encore !

Sur ce, les yeux de Maël s'emplissent de larmes.

Oh non, pas ça.

Je peux gérer la colère, l'ego, la mauvaise foi et les insultes. S'il le faut, je peux même passer au-dessus de ses mots durs, de ses regards mauvais et de tous ses putains de défauts... Mais pas de ses larmes. Le voir pleurer me déchire le cœur, et ce malgré tout ce qu'il a pu faire ou dire depuis qu'on se connaît.

— Je suis désolé, répète-t-il d'une voix qui se casse un peu plus à chaque mot.

Je renifle, détournant le regard. Je refuse de le regarder dans les yeux.

— C'est trop facile de s'excuser une fois qu'on fait du mal autour de soi.

— Je sais mais qu'est-ce que je peux faire d'autre ?

Sa voix est désespérée et je sens la pression de ses doigts se desserrer autour de mon bras. Aussi, j'en profite pour me dégager de sa prise et lâche :

— Tu n'aurais pas à te poser cette question si tu arrêtais de constamment me rabaisser ou de mal agir !

— Te rabaisser ?! s'étonne-t-il, les yeux écarquillés. Alors là c'est la meilleure ! Je te dis à longueur de journée que tu es belle et que je t'aime !

Je cligne des yeux, essuyant mes larmes du dos de ma main. Je n'arrive pas à croire qu'il essaie de retourner la situation, ni qu'il essaie de me faire passer pour folle. À l'entendre, on dirait que je suis une menteuse qui a tout inventé.

— Et quand tu me traites de simplette ? Ou quand tu dis que mon contenu est plat, que j'adore quand des types se branlent sur mes photos ou que tu hurles que je t'appartiens comme on parlerait d'un putain de chien, tu crois que tu ne me rabaisses pas ?!

Pour le coup, ça a le don de lui couper le sifflet.

— Je... Je n'ai pas... bégaie-t-il.

— N'essaie même pas de me faire croire que tu n'as pas dit ça parce que je n'oublierai jamais ces mots-là, le coupé-je d'une voix inflexible.

Une larme solitaire s'échappe de son œil droit. Une seule, unique, qui laisse une trace salée sur sa pommette que j'ai aussitôt envie d'essuyer.

— J'allais seulement dire que je ne pensais pas avoir été aussi dur, murmure-t-il.

Je ne réponds pas, la gorge serrée. Je sais que si je tente de dire le moindre mot, je risque de laisser échapper un sanglot – et c'est hors de question que je sois plus vulnérable que je ne le suis déjà.

Aussi, je prends une bonne minute de silence avant d'oser poursuivre :

— Est-ce que tu te rends compte qu'en trois mois de relation j'ai plus pleuré à cause de toi que n'importe qui d'autre dans toute mon existence ? Est-ce que tu trouves ça normal ?

Il secoue la tête de gauche à droite, le visage bouffé par les regrets.

— Non. Non, c'est pas normal, répond-t-il, la voix brisée. Je suis tellement...

Il s'interrompt avant la fin, se rappelant que je ne veux pas de ses excuses. Elles me dégoûtent.

Il me dégoûte.

— Je pense que tu devrais demander de l'aide, finis-je alors par lui dire.

Les yeux de Maël s'entrechoquent avec les miens. Ils sont voilés de larmes, obstrués par toute la peine qu'il a accumulé au fil des années.

Ça fait trop longtemps qu'il souffre. Il est temps qu'il aille mieux. Sincèrement, il est temps qu'il se soigne et qu'il soit réellement heureux.

— Je ne dis pas ça pour être méchante, ajouté-je alors.

Maël baisse la tête avant de me répondre d'une voix qui me brise littéralement le cœur en mille morceaux :

— Je sais... C'est ça le pire.

Après ça, nous ne disons rien de plus. Vu de l'extérieur, la scène doit faire de la peine à voir : deux personnes en larmes en plein milieu d'un trottoir, aussi brisés l'une que l'autre.

Le problème, c'est que lui l'était avant de me rencontrer... Pas moi.

Aucun de nous n'ose prononcer le moindre mot, sachant très bien quelle est la suite logique à cette discussion. Je n'ai pas envie de le quitter et je crois qu'il n'a pas non plus envie que je le fasse, mais lui comme moi savons que c'est inévitable.

Je l'aime. Sincèrement, je l'aime tellement que ça me fait mal – et c'est sûrement ça le pire dans cette histoire.

— Je vais essayer, dit-il alors. T'as raison, je vais essayer de me faire aider. Je vais aller voir un psy, un thérapeute ou je sais pas, n'importe qui. Je te jure.

Si seulement.

Je le connais assez maintenant pour savoir que c'est un mensonge. Ce n'est pas volontaire : quand il le dit, il y croit vraiment – exactement comme lorsqu'il s'est excusé auprès de moi chaque fois qu'il a mal agi. Le truc c'est qu'au final, il ne tient jamais ses promesses.

Au fond, Maël n'est pas quelqu'un de méchant... Il est seulement en train de se noyer.

Des gens sont entrés dans son cœur puis en sont repartis avec des bouts, laissant des trous derrière eux. Ils se sont complètement fichés de savoir s'il allait réussir à les combler et se sont enfuis avec ces morceaux de son cœur sans se retourner, le laissant seul et démuni.

Alors, Maël a appuyé sur les trous pour les boucher. Au début c'était relativement facile parce qu'il n'y en avait pas beaucoup mais au bout d'un moment, il s'est retrouvé débordé. La coque était percée et il ne pouvait plus empêcher l'eau de rentrer simplement par lui-même.

Alors, il a essayé de trouver des gens pour l'aider à les reboucher, n'importe qui : des abonnés, des tas de filles... et moi. Il a pris mes mains et les a calées dans les creux de son cœur pour que je colmate les fuites, et le pire c'est que j'ai adoré ça...

.... Jusqu'au moment où j'ai réalisé que je ne pouvais plus m'échapper sans laisser le bateau couler.

Je pourrais poursuivre cette métaphore pendant des heures mais la vérité c'est que je n'ai plus l'énergie de tourner autour du pot. Je dois penser à moi, je dois être égoïste, et je ne peux plus supporter qu'il agisse de cette façon.

Lorsque Maël voit dans mes yeux cette lueur déterminée s'allumer, il semble soudain pris de panique et plaque ses grandes mains sur mon visage. Ses pouces caressent mes pommettes et il approche ses lèvres des miennes, juste assez près pour que son souffle soit sur ma bouche quand il murmure :

— S'il te plaît Esther, je t'aime. Pars pas. Me laisse pas.

C'est tellement déchirant que de nouvelles larmes apparaissent sur mes joues, larmes qu'il capture entre nos deux bouches en m'embrassant. Il me serre fort contre lui, m'étouffe presque, essaie de me faire ressentir à travers son baiser combien il est désolé et combien il m'aime. Ce qu'il ne comprend pas c'est que je le sais, tout ça.

Seulement, ça ne suffit plus.

Alors, lorsque je me recule, je le regarde droit dans les yeux avant de lui dire :

— C'est fini.

Puis, je le dépasse et remonte la rue en pleurant silencieusement, le laissant seul en bas de son immeuble.

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