18 | overloyal

CLÉO

7:43

— Arrête de gigoter, ça ne la fera pas venir plus vite.

Adèle s'arrête une seconde de bouger pour me lancer un regard noir, puis se reconcentre sur les escaliers. Elle n'arrête pas de se hisser sur la pointe des pieds puis de redescendre, de se tortiller les mains ou de plisser les yeux comme si elle allait mieux voir de loin – n'importe quoi.

— Son avion n'était pas censé arriver il y a déjà trente minutes ? gémit alors ma sœur.

— Si, et c'est le cas ; c'est écrit sur le panneau d'affichage. Elle doit sûrement être en train de récupérer sa valise, laisse-lui un peu le temps de respirer.

Adèle ronchonne dans sa barbe, trépignant d'impatience. Elle a le sourire jusqu'aux oreilles depuis hier soir, quand j'ai accepté son idée. Elle voulait à tout prix qu'on aille chercher Esther ensemble à l'aéroport ce matin, bien qu'il soit extrêmement tôt. Pour l'occasion, j'ai demandé à Sylvie de me prêter sa voiture et lui ai refilé Louis au passage. Elle était tellement heureuse de pouvoir s'occuper du bébé-sourire pour la journée qu'elle m'a lancé ses clefs sans rechigner.

— Oh, je crois que c'est elle ! Je reconnais sa casquette ! s'exclame soudain Adèle en pointant du doigt l'un des escalators en face de nous.

Je balaie l'espace des yeux et en seulement quelques secondes, je l'aperçois à mon tour. Elle porte effectivement une casquette, une bleue marine qui tranche bien avec ses cheveux blonds attachés en deux petites tresses. Elle porte un immense sweat noir à inscription par-dessus un leggings simple et se traîne tellement de sacs que je dois attendre de la voir sortir de l'escalator pour pouvoir les compter.

Esther pose à peine un pied sur le sol français qu'Adèle s'écrie d'une voix forte :

— Esther, Esther ! On est là !

Surprise, la blonde relève la tête et scanne la foule du regard pendant quelques instants. Lorsque son regard se pose sur nous, elle écarquille les yeux et sa bouche s'ouvre toute seule sous le coup de la surprise.

Dès qu'elle se rapproche un peu, Adèle lui saute dans les bras. Esther la réceptionne relativement bien – traduction : elle ne s'écroule pas par terre, disons que c'est un bon début – et la serre contre elle, toujours surprise.

— Mais qu'est-ce que vous faites là ?! demande-t-elle, choquée, toujours dans les bras de ma sœur.

Je rapproche les bagages d'Esther qu'elle a abandonné sur le sol vers nous tandis que ma sœur répond avec enthousiasme :

— On voulait te faire la surprise ! Oh la la, tu nous as trop manqués cette semaine.

Un sourire touché illumine alors le visage d'Esther, qui relâche enfin Adèle. Nous nous retrouvons alors face à face, une drôle d'ambiance flottant entre nous. Étant donné qu'elle a fait un câlin à ma sœur, Esther semble penser que c'est la meilleure chose à faire pour me saluer à mon tour et elle me serre brièvement contre elle, mon nez frôlant sa joue pendant quelques secondes.

— Ah oui ? dit-elle alors.

Vu que ses yeux sont rivés sur les miens, je comprends vite qu'elle attend une réponse de ma part en particulier. Aussi, je réponds, pince-sans-rire :

— Oui, carrément. On a eu du mal à trouver une baby-sitter pour Louis mercredi.

Esther secoue la tête pour masquer son sourire amusé.

— Alors, comment c'était New York ? s'exclame alors Adèle en tapant dans ses mains. Il faut que tu nous racontes tout !

— Eh bien, c'était...

Elle s'interrompt en entendant une valise rouler près d'elle. Quelle n'est pas ma surprise de découvrir alors Maël – et attifé de la même casquette qu'Esther par-dessus le marché.

— Oh, salut, lâche Adèle, choquée de le rencontrer enfin.

Un soir cette semaine, je l'ai trouvée en train de parcourir tout le profil TikTok de Maël avec de grands yeux admiratifs. J'ai fait comme si de rien était et lui ai simplement demandé de poser son téléphone avant de dormir, et elle ne m'en a pas parlé ensuite. J'imagine qu'elle le trouve génial, comme à peu près 90 % des filles de son âge.

— Salut, répond-t-il avec un sourire charmeur. Ça me fait plaisir d'enfin te rencontrer !

Je vois ma petite sœur rougir à vue d'œil, ce qui me fait un coup au cœur.

Sérieusement, je hais ce type. Il a beau ne pas être drogué cette fois, ça ne change absolument rien à ce que je pense de lui. Depuis que j'ai surpris cette conversation entre Lou et cette autre fille à la soirée l'autre fois, je ne peux plus me le piffer.

J'ai voulu tout dire à Esther dès le lendemain, mais je n'ai pas pu car Miranda était là et je ne voulais pas gâcher leur dernier jour ensemble. Ensuite, elle nous a annoncé qu'elle partait une semaine à New York et elle a été prise constamment par sa valise, ses papiers, son contenu et tout le reste et je l'ai à peine croisée. Je pensais pouvoir lui dire aujourd'hui – ou demain à la limite – mais encore une fois, on dirait que mes plans sont contrariés.

— Salut, dit alors platement Maël dans ma direction.

Je croise les bras sur mon torse, juste au cas où il aurait l'idée débile de vouloir me serrer la main.

— Salut.

La tension entre nous est évidente, ce qui pousse Adèle à intervenir après un toussotement gêné :

— C'est drôle qu'on ait tous eu l'idée de venir chercher Esther à l'aéroport ! On avait pas pensé que tu pourrais être là, Maël.

Celui-ci passe son bras sur les épaules d'Esther et ils échangent un sourire complice avant qu'il n'explique :

— En réalité, je l'ai rejointe à New York. On a passé la semaine ensemble.

Et merde.

Je serre les dents, agacé. Il ne manquait plus que ça : maintenant, je vais aussi devoir détruire le beau souvenir de leur semaine de vacances en plus de tout le reste – du cœur d'Esther, entre autres choses.

— Tu n'avais pas de shooting photos de prévu ? demandé-je en arquant un sourcil interrogateur.

Esther semble remarquer que je me suis refroidi et répond posément en évitant mon regard :

— Euh, si. On s'est vus le soir ou entre mes séances.

J'acquiesce. Un lourd silence s'installe alors, à la fois pesant et embarrassant. Encore une fois, c'est Adèle qui prend les devants en disant à Esther :

— Bon, hum, on pensait t'emmener prendre un petit-déjeuner avant de rentrer. Ça t'irait ?

— Avec plaisir ! s'exclame la blonde, qui a retrouvé son sourire.

Les yeux d'Adèle se posent alors sur Maël, qui semble se sentir de trop et fixe ses chaussures. Je sais à quoi elle pense et à cet instant, je prie tous les dieux du ciel pour qu'elle ne lui propose pas de nous accompagner.

— Évidemment, tu peux te joindre à nous si tu veux, ajoute-t-elle alors en souriant à Maël.

Purée.

— Ah, sympa, rétorque-t-il en lui rendant son sourire.

Discrètement, il me lance un regard victorieux puis empoigne sa valise, prêt à repartir. De mon côté, je roule des yeux et prends le sac ainsi que la valise d'Esther, qui tente de m'en empêcher.

— Ça va, je peux me débrouiller, me lance-t-elle en essayant de me reprendre le sac de voyage des mains.

— Arrête, j'ai rien à porter.

Sur ce, nous ne parlons plus. Notre drôle de groupe fait un crochet par le parking, où nous déposons les valises des deux voyageurs dans le coffre, puis nous retournons à l'étage pour nous installer à une table cosy de la boulangerie Paul de l'aéroport. Je demande à Adèle de me prendre un double expresso, ce qui pousse Maël à proposer à Esther :

— Laisse, reste ici, je vais commander pour toi. Qu'est-ce que je te prends ?

Agréablement surprise, les joues d'Esther prennent une teinte rosée adorable et elle répond :

— Oh, merci... Juste un latte s'il te plaît.

— Ça marche.

Il dépose un baiser sur ses lèvres avant de rejoindre ma sœur près du comptoir, me laissant seul avec Esther. Celle-ci se tortille les mains mais essaie de les cacher sous la table, sans succès.

— Alors, comment ça été cette semaine ? demande-t-elle comme si de rien était.

— Très bien. J'ai bien avancé mon roman, je crois que je vais réussir à finir dans les temps.

Esther affiche alors une mine réjouie.

— Oh, génial ! Je suis contente pour toi, bravo.

J'esquisse un petit sourire, m'enfonçant encore plus sur ma banquette. Puis, je lance d'un ton désinvolte :

— Et toi alors, Maël qui te rejoint à New York... ?

— C'est fou, hein ? répond-t-elle avec un sourire ravi en rougissant de plus belle. Il m'attendait dans ma chambre quand je suis arrivée le premier soir.

J'arque un sourcil.

— Hmh. Faudrait que l'hôtel revoit son système de sécurité.

Esther lève les yeux au ciel et soupire pour masquer son amusement. Même si elle voit visiblement que j'ai toujours une dent contre son petit-ami, j'apprécie qu'elle rit toujours un peu de mes blagues qui le concernent plus ou moins.

— Bref, c'était vraiment top, commente-t-elle alors.

— Génial. Tu le mérites.

Ma sincérité semble la surprendre et elle me fixe un instant avec les lèvres entrouvertes. À cet instant, sa beauté naturelle me frappe et je suis obligé de ciller pour chasser mes pensées.

— Merci, répond-t-elle doucement.

Nous nous regardons sans rien dire, le moment comme suspendu dans le temps. Pendant une seconde, j'oublie qu'elle est en couple et que de surcroît, elle est en couple avec un gros connard, et ai l'impression qu'il se passe réellement quelque chose entre nous.

Sortie de nulle part, Adèle se jette soudain sur la banquette juste à côté de moi et rompt complètement le charme du moment.

— Tiens, ton expresso, dit-elle en faisant glisser mon gobelet jusqu'à moi. La dame m'a proposé du sucre, j'ai dit non et j'ai ajouté que t'étais un vrai mâle viril qui boit le café noir.

Sur ce, elle se penche vers Esther comme si elle allait lui dire un secret avant de lui glisser :

— Dégueulasse.

Les deux filles s'esclaffent et j'esquisse un sourire amusé avant de boire une petite gorgée de café. Ensuite, Maël revient avec son propre chocolat chaud ainsi qu'avec le latte d'Esther, auquel il ajoute un croissant qu'il tend à sa petite-amie.

— Tiens, je me suis dit que tu devais avoir faim, lui glisse-t-il avant de l'embrasser sur la tempe.

Esther lui lance un petit sourire, mais je sais que ce n'est qu'une façade. Elle ne mange jamais le matin.

Contre toute attente, le petit-déjeuner se passe relativement bien. Je ne parle jamais directement à Maël ce qui nous évite de nous étriper, et je ris plusieurs fois aux blagues des filles. Force est de constater qu'Esther m'a manqué, à moi aussi. Je crois que j'ai fini par m'habituer à ses lunettes qu'elle perd constamment dans le salon, ses milliers de vestes qui font déborder le porte-manteaux et les bouteilles de limonade de 4L qu'elle ne referme jamais et laisse dans la porte du frigo. J'avoue, l'appartement était un peu vide sans elle.

Une fois de retour au parking, Maël nous remercie pour le petit-déjeuner et décide que c'est le moment de dire au revoir à Esther. Pendant qu'Adèle va chercher le ticket de péage, je m'occupe de ressortir sa valise du coffre, ce qui me permet d'entendre le brun glisser à Esther :

— C'était génial cette semaine.

Un bref coup d'œil par-dessus mon épaule m'apprend qu'il la tient par les hanches et qu'elle a entouré son cou de ses bras. Un frisson de dégoût me monte et je détourne vite les yeux, la mâchoire serrée.

— J'ai adoré aussi, répond Esther à voix basse. J'espère qu'on pourra passer du temps ensemble cette semaine.

— Je ne crois pas, bébé. J'ai plein de trucs de prévu à l'agence vu que je suis parti sans trop prévenir cette semaine... Je vais voir si je peux trouver un peu de temps pour toi, OK ?

Pile au moment où je fais le tour de la voiture, j'entends Esther acquiescer et lui dire qu'elle l'aime. Je secoue la tête en mettant le contact, juste histoire de les presser un peu.

Moins de deux minutes plus tard, Esther et Adèle rentrent dans la voiture en même temps. Vu que ma sœur est la plus jeune, elle a laissé la place passager à l'avant à notre très chère colocataire.

Au moment où je boucle ma ceinture et m'apprête à partir, Esther abat sa main sur mon avant-bras et s'exclame :

— Attends avant de reculer, Maël est toujours derrière la voiture.

Je roule des yeux.

— Mince alors.

J'ai essayé de ne pas avoir l'air trop ironique, mais je crois que c'est raté. Adèle me fait les gros yeux dans le rétroviseur intérieur et Esther me dévisage d'un air surpris.

Sans leur laisser le temps de répliquer, je lance la radio et regarde de nouveau dans le rétro. J'aperçois toujours la valise de Maël, signe qu'il n'a pas bougé d'un poil. Impatient, je n'attends pas plus longtemps et appuie deux fois sur la klaxon, ce qui fait sursauter les filles.

— Eh, t'es con ou quoi ? s'écrie Adèle, une main sur le cœur.

— C'est comme les pigeons, ça s'envole quand on fait un peu de bruit, rétorqué-je en voyant que la valise a disparu.

Sur le trajet, Esther raconte de nouvelles anecdotes du voyage. Apparemment, elle a adoré les créatrices de contenu avec lesquelles elle a travaillé et elles ont même tourné une vidéo ensemble. Elle précise aussi qu'elle a de très belles photos d'elle et Maël qu'elle a hâte de poster sur son compte, puis elle demande à Adèle ce qu'elle a pensé de ses stories pendant la semaine. Ensuite, les filles papotent d'Instagram pendant une plombe et je décroche complètement de la discussion.

Une fois arrivés à l'appartement, je dépose les filles en bas de l'immeuble et les laisse dans l'ascenseur. En voyant que les portes se referment avant que je sois monté, Esther me lance d'un air surpris :

— Tu ne montes pas avec nous ?

Je secoue la tête de gauche à droite.

— Non, je passe chez Sylvie lui rendre la voiture. Et récupérer mon neveu, accessoirement.

Les deux filles acquiescent et me laissent repartir, visiblement contentes de se retrouver seules pour se raconter tous les trucs qu'elles n'ont pas voulu dire devant moi.

Le trajet jusqu'à chez Sylvie me fait du bien. Je suis seul avec mes pensées, bercé par la radio, et essaie de me détendre. Je sais d'avance que je ne parlerai pas à Esther de ce que j'ai entendu sur Maël ce soir ; elle est bien trop heureuse de son voyage et d'être rentrée pour que j'ose casser sa bulle. Sérieusement, j'ai l'impression que ce ne sera jamais le bon moment.

— Oh non, voilà tonton Cléo, grogne Sylvie en faisant mine de s'enfuir avec Louis lorsqu'elle m'ouvre sa porte d'entrée.

J'affiche un air blasé qui la fait revenir sur ses pas, boudeuse.

— Bon, très bien, voilà le petit trésor, dit-elle en me le tendant. Il a été adorable toute l'après-midi, même pas un seul caprice. C'est dingue ; franchement il est très bien élevé.

J'embrasse la joue de Louis, trop fier de lui. Bon sang, qu'est-ce que je l'aime.

— Quoi, tu en doutais ? rétorqué-je en arquant un sourcil.

— Jamais, tu me connais.

Après ça, nous échangeons un sourire et Sylvie m'accompagne dans son allée pendant que j'installe Louis dans sa poussette et lui met son bonnet.

— D'ailleurs, je ne sais pas si c'est le bon moment pour te parler de ça, mais je pense qu'on devrait se voir dans mon bureau lundi matin, dit-elle comme si de rien était.

Oh oh. Ça ne sent pas bon, ça. En général, mon éditrice me dit directement de quoi il s'agit ; elle passe rarement par quatre chemins, ce n'est pas dans son ADN de tourner autour du pot. Alors forcément, ça m'inquiète.

— Pourquoi ? demandé-je en fronçant les sourcils, toujours accroupi pour attacher Louis dans la poussette.

— Je... On en parlera lundi, OK ?

Je me relève et lui lance un regard sévère. Aussitôt, elle lève les yeux au ciel et pousse un profond soupir.

— D'accord, très bien... Tony a dit sur les réseaux sociaux qu'il acceptait l'invitation de Marion Anthonas dans son émission littéraire.

Choqué, je fixe Sylvie sans rien dire pendant de longues secondes. Puis, mon corps imprime l'information et mes mains se mettent à trembler, incontrôlables.

— Quoi ? Mais on était d'accord pour qu'il ne fasse que des interviews écrites ! Il ne peut pas répondre aux questions tout seul, il ne peut pas répondre sans moi !

Sylvie pose une main sur mon épaule et ferme les paupières une seconde pour m'intimer de me calmer. Je prends une grande inspiration et la fixe en attendant la suite, désemparé.

— Je sais, mais il a accepté publiquement sans en parler à aucun de nous et maintenant, tout le monde attend tous cette interview de pied ferme. Le complexe de l'obscurité a été un best-seller alors forcément, la première interview filmée de son auteur, ça fait du bruit.

Je me masse le front un instant, ne pouvant m'empêcher de rétorquer d'une voix amère :

— Mais c'est moi, l'auteur.

Sylvie me lance un regard triste et presse plus fort mon épaule dans sa main.

— Je sais que ce n'est pas facile, répond-t-elle d'une voix empathique. Crois-moi, Tony va être sérieusement puni pour ce qu'il a fait – je compte bien faire enlever plusieurs zéros de son contrat, crois-moi. Et c'est la dernière fois que ça se produit, je vais m'en assurer.

Ses mots me touchent, mais le mal est fait. Tony Mirales est une putain d'ordure, et ce depuis le début. D'ailleurs, c'est pour cela que le public l'aime autant : il représente tout ce qu'on peut détester chez un homme, à la fois narcissique, souvent macho et à l'image de séducteur sans foi ni loi. Le fait qu'il écrive des romans profonds et sombres lui a créé une seconde personnalité mystérieuse et attirante et fait de lui ce personnage torturé qui a dû se créer une carapace pour survivre.

Je n'ai jamais aimé contribuer à ça, jamais. Tout ce que je voulais, c'était qu'on me lise... même si personne ne savait que c'était moi.

— Merci de t'être occupé de Louis, rétorqué-je finalement en attrapant les poignées de la poussette, prêt à partir.

Je suis en train de m'éloigner quand Sylvie me rattrape par le bras, plongeant son regard à la fois doux et sévère typique des mamans.

— Viens quand même dans mon bureau lundi. On verra ce qu'on peut faire pour arranger tout ça.

Dépité, j'acquiesce, ne sachant pas quoi faire d'autre.

Sur le chemin du retour, je rumine clairement la colère. Nous enchaînons deux métros et je ne prends jamais la peine de sourire poliment à qui que ce soit comme je le fais d'habitude, profondément dégoûté de la tournure qu'a pris cette journée. J'en veux à Tony, aux réseaux sociaux, à la présentatrice qui a lancé l'invitation et à ma maison d'édition pour se laisser marcher sur les pieds. Mais le pire, c'est que c'est à moi que j'en veux. Je m'en veux d'avoir été trop lâche pour assumer qui j'étais et ce que je voulais écrire il y a près de cinq ans.

Je m'en veux d'avoir gâché ma propre carrière avant même d'avoir pu la commencer.

23:45

— Oh, salut.

Je lève les yeux sur Esther, qui vient d'entrer dans la pièce à vivre. Elle porte un long t-shirt par-dessus un jogging et a attaché ses cheveux en chignon désordonné, visiblement en pyjama. Elle baisse son casque audio pour le laisser entourer son cou, me lançant un regard surpris.

— Salut.

Ma voix est monocorde et j'en suis conscient, mais je n'ai pas l'énergie de faire semblant que tout va bien.

— Je pensais que tu dormais, avoue-t-elle. Quand tu es rentré tout à l'heure, tu avais l'air tellement crevé, je me suis dit que tu... Enfin bref.

Je croise son regard pendant quelques secondes puis baisse de nouveau les yeux sur mon ordinateur. La blonde fait alors le tour du bar et ouvre le réfrigérateur derrière moi à la recherche de je-ne-sais-quoi.

D'humeur maussade, je conclus que rien ne pourra empirer cette journée. Aussi, je prends mon courage à deux mains et ose poser la question qui me taraude depuis un bon bout de temps déjà :

— Pourquoi est-ce que tu ne dînes pas et te relèves ensuite pour manger ?

Esther s'immobilise, sa main toujours suspendue dans le frigo, comme si je venais de braquer les phares d'une voiture sur un faon au milieu de la route. Au bout de quelques secondes, elle claque la porte du réfrigérateur et me fait face, les joues brûlantes.

— Parce que je déteste manger avec des gens.

— Pourquoi ?

On dirait qu'elle m'en veut de poser la question, mais je m'en fiche. Maintenant que je suis lancé, je veux tout savoir.

Ça fait trop de fois que je ferme les yeux sur ses pas dans le couloir en pleine nuit, ses refus quand on lui tend un goûter et son regard vide quand elle affirme ne pas avoir faim. J'en ai marre de faire semblant de ne rien voir, marre de ne pas agir. Elle mérite mieux que ça.

— Parce que c'est gênant, je me tâche tout le temps et j'en fous partout alors on dirait une gamine de cinq ans, s'impatiente-t-elle en tapotant ses doigts frénétiquement sur le comptoir. Content ?

— Non, réponds-je posément. Pourquoi est-ce que tu fais ça, réellement ?

Même dans la semi-obscurité de la pièce, j'arrive à voir que ses yeux s'humidifient. Elle m'en veut de la pousser à bout, de la forcer à m'expliquer ce qu'il se passe. Mais d'un autre côté, si elle ne voulait réellement pas m'en parler, elle fuirait la discussion.

La réalité, c'est que ça semble faire longtemps qu'elle attendait qu'on lui tende la main pour la sortir de là.

— Tu regardes mes vidéos, non ? lâche-t-elle alors. Eh bien dans ce cas, tu as dû voir les commentaires qu'on me laisse sous chaque vidéo. On me traite de grosse vache, on critique mes cuisses, mes vergetures, ma cellulite. On me dit que je suis moche, que je mange tout le temps au restaurant, que je ne sais pas me contrôler, que je suis une bouffe-tout. On me fait remarquer que j'ai pris du ventre, on se moque quand j'ai le moindre pet de peau qui se plisse et qui ressemble de près ou de loin à un bourrelet. Et sérieusement, je...

Elle marque une pause et passe ses mains sur son visage, visiblement épuisée.

— J'en peux plus d'être épiée comme ça, avoue-t-elle, la gorge manifestement nouée. C'est comme si j'avais un bouton et qu'on le pointait du doigt pour me le faire remarquer, et ce constamment, encore et encore, en boucle. On m'invente des défauts et le pire c'est qu'à force, ce sont devenus des complexes. Alors oui, je saute quelques repas et j'essaie de manger le moins possible pour arranger un peu tout ça. Sauf que parfois je vois des étoiles, j'ai froid et putain j'ai extrêmement faim alors voilà, je me relève et je vais dévaliser le frigo.

Essoufflée par sa tirade, elle s'arrête d'elle-même et me fixe avec un air de défi. Sa poitrine se lève et s'abaisse au rythme de sa respiration rapide et bien qu'elle ait posé ses deux mains à plat sur le bar, celles-ci tremblent toujours.

— Mais je ne touche jamais à ta nourriture, si c'est ce que tu veux savoir, rétorque-t-elle finalement en plissant les yeux.

Je secoue la tête.

— Tu crois que c'est ce qui m'importe ? lâché-je.

Esther ne répond pas, me fixant sans rien dire. Aussi, je décide de prendre les choses en main et descend de mon tabouret pour aller me planter juste devant elle. J'attrape doucement son bras et surprenamment, elle se laisse faire. J'enroule mes doigts autour pour en estimer la taille et, bêtement, je réalise que je peux presque en faire le tour avec mon pouce et mon index à certains endroits.

— Arrête, murmure-t-elle au bout d'un moment.

Je m'exécute, ne lâchant pas son bras pour autant.

— Tu as dit dans une vidéo que les haters te blessaient, mais que tu étais passée au-dessus avec les années. C'était faux, alors ?

Que je me rappelle de ce détail semble la surprendre et elle écarquille les yeux un instant avant de répondre doucement en baissant les yeux :

— Pas vraiment... Avec le temps, j'ai appris à ne plus faire attention à certaines choses. Je sais que mon contenu ne peut pas plaire à tout le monde et j'accepte totalement qu'on me critique pour cela. Ce que je n'arrive pas à encaisser, ce sont les mots à propos de moi.

Je garde les lèvres scellées l'une contre l'autre, ne pouvant m'empêcher de penser à ma propre situation. Si j'ai accepté le contrat proposé par ma maison d'édition il y a des années, c'est parce que j'avais peur. Je me fichais qu'on dise que mon style d'écriture était nul, que je faisais des fautes d'orthographe ou même que j'écrivais mal. En revanche, j'ai toujours su que si on critiquait mes personnages, qu'on disait qu'ils étaient creux, plats ou inintéressants, ça m'aurait sincèrement blessée. Et aujourd'hui, je réalise que même si nous n'évoluons pas du tout dans le même secteur, c'est exactement le problème d'Esther.

— Ces gens-là ne te connaissent pas, réponds-je au bout d'un moment. Je sais que ce qu'ils pensent de toi t'importe mais ça ne devrait pas, et je sais que tu le sais aussi. Je voudrais bien te dire qu'il existe un bouton magique pour tous les faire disparaître... mais je n'en ai pas. La seule chose que je sais, c'est que la majorité pense que tu es formidable. Tu as des personnes qui aiment tellement ta personnalité qu'ils créent des comptes fans pour toi, qu'ils font des edits de tes vidéos et qu'ils te soutiennent dans tous tes projets. Et ça, c'est plus que la plupart des gens.

Une larme s'échappe à toute vitesse de son œil droit et forme une minuscule tâche sur le parquet à nos pieds. Mes doigts sont toujours autour de son bras et ses yeux sont plantés dans les miens, émus. Je sais que j'ai touché juste.

— Merci. Merci de m'écouter, murmure-t-elle alors.

Puis, doucement, elle tire son bras en arrière pour m'attirer plus près d'elle. Elle se colle alors à mon t-shirt et entoure ses bras autour de moi, la joue posée sur mon torse, et me serre réellement et sincèrement dans ses bras.

D'abord surpris, je laisse bien vite tomber mes barrières et lui rend son étreinte. Son shampooing sent la pomme et ses mains sont douces sur mon dos, protectrices. Avec la journée que j'ai passé, je dois dire que son contact est réconfortant au possible. En fait, ça faisait longtemps que je ne m'étais pas senti aussi apaisé.Au bout d'un certain temps, Esther relève la tête pour me regarder. Je crois tout d'abord qu'elle va me lâcher mais non, ses mains restent dans mon dos. À cet instant, je ne sais pas si elle essaie de voir quelque chose dans mes yeux ou sur mon visage... mais de toute façon, tout se passe dans ma cage thoracique.

Mon idiot de cœur s'est emballé si fort que soudain, j'ai peur qu'elle l'entende. Du bout des doigts, je repousse délicatement de son visage une mèche blonde échappée de son chignon. Des étincelles semblent crépiter dans mes mains et mon estomac se retourne, ce qui ne peut vouloir dire qu'une chose : je meurs d'envie de l'embrasser.

C'est un fait, et je crois que ça fait un bout de temps que cette envie est là. Depuis que j'ai compris qu'elle était plus que cette coquille bien apprêtée et joliment maquillée, en réalité. Depuis que j'ai découvert qu'elle était drôle, sensible, courageuse. Qu'elle résistait mal au champagne, qu'elle aimait réellement Louis et Adèle, qu'elle avait aimé mon livre, aussi.

En fait, depuis l'instant où j'ai compris qu'Esther Online n'était qu'une pâle copie de la vraie Esther, je crois que l'idée de capturer ses lèvres des miennes ne m'a jamais quitté.

Alors, doucement, je penche mon visage vers elle. Comme paralysée, Esther ne bouge pas d'un cil tandis que mon nez frôle le sien, mon souffle chatouillant sa joue.

J'ai tellement envie de l'embrasser que ça me fait mal. Ça me brûle à l'intérieur, ça me consume réellement... et pourtant, je ne pourrais jamais.

Esther n'est pas pour moi. Elle est pour Maël et il a beau être le pire connard que la Terre ait porté, j'ai trop de principes et de valeurs pour lui faire du mal.

Alors, doucement, je me recule. Elle semble complètement sonnée et laisse lentement ses mains, qui étaient toujours dans mon dos, retomber le long de son corps. Puis, un peu parce que je ne me vois pas m'éloigner sans rien dire après le moment qui vient de se passer mais surtout parce que je sais que je risque de mourir si je ne le lui dis pas, je finis par lui glisser :

— C'est vraiment bête que tu aies rencontré Maël avant moi. Vraiment, vraiment bête.

Puis, je tourne les talons et rejoins ma chambre sans un seul regard en arrière.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top