15 | overreflective
CLÉO
22:09
À l'instant précis où Jean-Marc quitte la table pour aller dire bonjour à quelqu'un d'autre, je sais pertinemment ce qui va me tomber dessus.
Tout au long de notre conversation, Sylvie n'a pas cessé de me lancer ce regard maternel à la fois sévère et flippant qui veut dire « tu as fait une bêtise et tu vas le payer. » Quand j'étais petit, ma mère adoptait aussi ces yeux-là quand j'osais dire une connerie devant les invités.
— Alors comme ça tu as une colocataire ? lâche-t-elle sans préambule à la seconde où nous nous retrouvons seuls.
Je lève les yeux au ciel.
C'est parti.
— Oui. C'est une longue histoire, mais nous n'avons pas eu le choix. Mais ça se passe bien, maintenant.
— OK, tant mieux. Pourquoi est-ce que tu ne me l'as pas dit ?
J'hausse les épaules. Malgré sa silhouette menue, mon éditrice reste très intimidante quand elle le souhaite et j'avoue que si je n'avais pas un certain talent pour cacher mes émotions, elle verrait que je suis à deux doigts d'être mort de trouille.
— C'était juste un problème perso, rien de grave.
Aussitôt ma phrase terminée, Sylvie part d'un rire sans joie en frappant la table du plat de sa main.
— Si, Cléo, c'est grave ! Tout ce qui se passe dans ta vie influe sur la qualité de ton écriture, et tu le sais. C'est pour cela que tu n'as toujours pas avancé ton manuscrit, pas vrai ?
Sa question a le don de me couper l'herbe sous le pied.
— Comment le sais-tu ? lâché-je, surpris.
— Je t'en prie, rétorque-t-elle en roulant des yeux. On bosse ensemble depuis plus de trois ans, je sais quand tu ne vas pas tenir tes délais.
Et merde. Moi qui pensais avoir réussi à prétendre que tout se passait bien de mon côté, on dirait que j'ai été repéré.
— Tu es censé me rendre le premier jet du tome deux du Complexe de l'obscurité dans moins de deux semaines, Cléo ! s'exclame-t-elle alors, les traits tendus. Si tu m'avais dit avant que tu avais des problèmes, j'aurais pu essayer de négocier un délai. Mais là, ça va être mission impossible et la direction va nous tomber dessus.
Je baisse les yeux sur mon verre, humilié. J'ai l'impression d'être un gosse qu'on gronde en public et si elle n'avait pas raison, je trouverais cette situation profondément injuste.
— J'avoue, j'aurais dû te dire que c'était compliqué personnellement, avoué-je. Je pensais pouvoir tout gérer seul mais le fait est que je me suis fait un peu dépasser par les évènements.
— Carrément dépasser tu veux dire, m'enfonce Sylvie.
Mon éditrice avale une grande rasade de champagne en fixant un point dans le vide, visiblement tendue. Je sais qu'en ayant pris du retard dans mon écriture, je ne suis pas le seul à me mettre dans la merde. Si je ne rends pas mon manuscrit dans les temps, c'est toute l'équipe qui va être impactée – Sylvie la première. Et sincèrement, elle ne mérite pas ça.
— Je vais bosser jour et nuit, lui dis-je alors en posant une main rassurante sur son épaule. Je vais y arriver, OK ?
Celle-ci se tourne vers moi et secoue la tête. Soudain, j'ai l'impression que la la femme qui fonce, qui bosse dur, qui dort peu, court dix kilomètres par jour et gère tous les aspects de sa vie d'une main de fer est en train de s'effriter. Il ne reste alors que l'épouse, la mère de famille, la jeune grand-mère épuisée par tous les sacrifices qu'elle a fait toute sa vie. Soudain, j'ai l'impression troublante de regarder ma mère dans les yeux.
— Non, Cléo. Tu vas prendre le temps qu'il te faut et nous pondre un manuscrit dément, on est bien d'accord ? Je veux que tu gardes un rythme de vie sain, et je veux que ce foutu tome deux soit à la hauteur des espérances de tout le monde. Le public peut attendre un peu plus pour la suite si elle vaut le coup.
Une multitude d'émotions se bousculent en moi. J'ai envie de la remercier, de lui dire qu'elle est géniale avec moi et que j'ai de la chance de l'avoir à mes côtés mais bizarrement, je n'y arrive pas.
La peur d'échouer me paralyse. Le premier tome a été un énorme succès, tellement que je peux aujourd'hui me permettre de faire vivre ma petite sœur et mon neveu en plus de ma propre personne dans une ville où même respirer coûte de l'argent. Mais si je ratais ? Et si je n'étais pas capable d'écrire un bon second roman ?
La vérité, c'est que ce n'est pas à cause de l'arrivée impromptue d'Esther dans ma vie que je n'ai plus réussi à écrire. Si c'est aussi dur de m'y mettre, c'est parce que je suis mort de trouille à l'idée de ne pas réussir à atteindre les espérances que les gens ont pour moi.
— Tony va me détester, lâché-je alors en guise de réponse.
Sylvie jette un bref regard derrière nous. Tony joue les vedettes devant une créatrice de contenus maintenant – tout à l'heure c'était une hôtesse et encore avant, une barmaid. Ce mec est littéralement l'opposé de moi et bordel, ça me rend de plus en plus malade qu'on lui impute mon travail.
— Aucune importance, on se fiche de lui, rétorque alors Sylvie. Ce qui compte, c'est toi. Je vais négocier pour te laisser un mois de plus, mais c'est tout. Si cette fois tu ne respectes pas les délais, tu vas avoir de gros problèmes.
Mon éditrice marque une légère pause, puis ajoute, les yeux dans le vide :
— On va tous avoir de gros problèmes.
Sur ce, elle vide la fin de sa coupe d'une traite, presque aussi rapidement qu'Esther.
∞
01:28
Cléo : Je rentre. Tout va bien ?
Je fixe l'écran de mon portable dans l'attente d'une réponse. Une partie de moi espère que je ne vais rien recevoir, ce qui voudrait dire qu'Adèle est couchée. Cependant, je n'y crois pas trop ; ce n'est pas parce qu'elle a un bébé qu'elle va se coucher plus tôt. À mon avis, elle doit profiter que ni Esther ni moi ne soyons là pour s'éclater à l'appart'.
Soudain, des éclats de voix féminins me font sortir de ma bulle. Mes yeux se posent alors sur une magnifique brune en train de fumer avec une petite blonde, visiblement l'une de ses amies. Lorsque j'aperçois la fleur de lys qui dépasse de son haut noir, juste entre son épaule et sa hanche, ça fait tilt dans ma tête : il s'agit de cette fille qui a fait une vidéo avec Esther il y a quelques semaines. Je me rappelle l'avoir trouvée assez sympa et rigolote sur les rushs – et magnifique, c'est un fait que personne ne peut nier.
— Je ne crois pas qu'elle sache, rétorque la fameuse brune à son amie en tirant une taffe sur sa cigarette. Si elle le savait, elle ne resterait pas avec lui.
Je fixe de nouveau l'écran de mon téléphone. Pas de nouveau message. Sur la carte interactive, mon taxi est encore à vingt minutes de route.
— Mais s'ils n'étaient pas ensemble à ce moment-là on s'en fiche, non ? répond une autre voix, que j'impute directement à la petite blonde.
La brune laisse alors un petit silence dramatique s'installer, puis lâche sa bombe en fumant négligemment :
— Il a dragué des abonnées puis couché avec elles. Non, on ne s'en fiche pas.
Eh ben, pensé-je. Je m'en doutais déjà, mais je réalise un peu plus chaque jour que ce monde est pourri jusqu'à l'os. Je sais que la plupart des créateurs de contenus sont bien intentionnés et passionnés par ce qu'ils font, mais quand j'entends ça... Difficile à croire que c'est un monde sain.
Impossible à croire, même.
— Waouh, c'est hard core, rétorque la petite blonde.
Je suis en train de vérifier une nouvelle fois où se trouve mon taxi sur la carte quand celle-ci ajoute :
— En tout cas, pauvre Esther... Il faudrait peut-être que quelqu'un lui dise que son copain est le roi des enfoirés.
Oh.
Je me fige, sous le choc. Pitié, faites que j'ai mal entendu. Faites que ces filles se trompent, faites que Maël soit un mec bien. Peut-être que je viens d'inventer cette conversation parce que je n'ai jamais pu le saquer ?
Alors, comme pour m'achever, la brune lâche d'une voix sans émotion :
— Ouais, mais tant pis pour elle. Elle sort avec lui pour gratter le buzz ? Eh bah elle récolte ce qu'elle mérite.
Mon sang ne fait qu'un tour. Je fais volte-face et m'apprête à me diriger vers elle quand la brune fixe les portes vitrées et lâche précipitamment tout en écrasant sa clope sous son talon :
— Merde, elle arrive. Viens, on s'en va.
Sur ce, elle passe devant moi en arquant un sourcil, comme si elle ne comprenait pas pourquoi je la fixais comme ça. La blonde la suit de près et moins d'une minute plus tard, alors qu'elle sont déjà presque au bout de la rue, Esther ainsi qu'une autre jeune femme sortent du bâtiment en s'esclaffant joyeusement.
— Eh, t'es là ! s'exclame Esther avec un grand sourire en me voyant.
Je veux lui sourire mais là tout de suite, rien ne vient. Avec tout ce que je viens d'entendre, j'ai presque envie de vomir.
— Dis, tu savais qu'il écrivait des livres ? demande alors Esther à son amie d'une voix traînante.
Celle-ci attrape fermement son bras pour la stabiliser, et je comprends alors qu'elle a trop bu. Pas étonnant, vu la vitesse à laquelle elle a sifflé ses coupes de champagne tout à l'heure en ma présence.
— Oui, tu me l'as dit environ un million de fois ce soir, répond son amie en roulant des yeux. Alors c'est toi le fameux Cléo, donc ? dit-elle ensuite dans ma direction.
Je reste immobile une seconde, clignant des yeux. « Le fameux Cléo » ? Alors comme ça, Esther aurait parlé de moi ?
— Lui-même. On se connaît ?
— Non, et heureusement, lâche la jeune femme en passant une main dans ses cheveux bicolores – drôle de choix capillaire, soit dit en passant. Je suis Miranda, la meilleure amie d'Esther. Et crois-moi, si j'avais été à sa place, je n'aurais eu aucun scrupule à te foutre hors de mon appartement.
J'arque un sourcil. Bon, eh bah ça c'est fait.
— Ravi de te connaître aussi, ironisé-je.
Esther se dégage alors de la prise de sa meilleure amie et s'approche de moi en chuchotant maladroitement :
— Elle a l'air méchante comme ça, mais je te jure qu'en vrai elle est trop géniale.
Évidemment, son ton était tout sauf discret et Miranda a tout entendu. Celle-ci grince des dents en attirant Esther vers elle pour la tenir debout. Tandis que la blonde se débat mollement dans les bras de son amie, une sonnerie de téléphone retentit soudain.
— Merde, c'est le mien, rétorque alors ladite Miranda. Tu peux t'occuper d'elle une seconde ?
Avant même que je n'ai le temps de répondre, Esther me tombe entre les bras. Je l'attrape par les épaules pour la garder droite, ce qui la fait rire.
— C'est beau de pouvoir se bourrer au champagne, plaisanté-je.
Même si je la tiens fermement, ses jambes s'emmêlent toutes seules et elle manque de tomber.
— Je crois que j'suis riche, répond-t-elle alors d'un ton éminemment sérieux.
J'arque un sourcil, amusé.
— C'est bien, ça.
— Pas vraiment.
Soudain, un air infiniment triste se peint sur son visage. C'est la première fois que je la vois aussi... désespérée. Malheureuse. Résignée.
— Puisque j'ai de l'argent, je n'ai pas le droit d'avoir de problèmes. Si je me plains, je suis une petite fille pourrie-gâtée. Si je dis qu'un proche m'a offert un cadeau, on me dit que je ne le mérite pas et que j'aurais pu me l'acheter toute seule. En fait, si j'ose dire le moindre mot de travers, j'ai le droit à : « oh la pauvre petite bichette pétée de thunes, elle en a de graves problèmes dis donc ! ».
Je resserre mes mains sur ses épaules, touché. J'ai toujours fait partie d'une famille où les moyens étaient limités mais ni Adèle ni moi n'avons jamais manqué de rien. J'ai souvent méprisé ceux qui avaient de l'argent, exactement comme le font les gens avec Esther... et je réalise maintenant que c'était idiot.
— Les gens ne s'intéressent plus qu'à ça, ajoute-t-elle ensuite. Personne ne veut vraiment me connaître.
Ses yeux sont remplis de larmes, ce qui me prend de court. Alors, sans trop réfléchir, je lui réponds simplement :
— Moi je veux vraiment te connaître.
Ça a le don de lui clouer le bec. Esther me fixe de ses grands yeux brillants, la bouche entrouverte par la surprise. Puis, doucement, elle me dit :
— Mais je croyais que tu...
— Hé, salut bébé ! la coupe brutalement une voix sortie de nulle part.
Comme par hasard, c'est Maël. Celui-ci l'attrape par les hanches et l'embrasse dans le cou, emmêlant ses doigts dans les cheveux blonds d'Esther. Il a les yeux rouges ainsi qu'une odeur âcre, signe évident qu'il n'a pas fumé que des cigarettes.
— Tu es hyyyyyyper en retard, commente Esther d'une voix traînante en trébuchant à moitié.
Maël la rattrape de justesse et l'entoure de son bras sans aucune délicatesse pour la maintenir debout. Sérieusement, on dirait qu'il tient un épouvantail.
— On a fait un before chez Jules, dit-il d'une voix monocorde, sans émotion.
Je jette un bref regard à l'écran de mon portable. Il est presque deux heures du matin, et l'évènement a commencé sur les coups de vingt-heures. Un peu long, son before.
— La soirée est en train de se terminer, expliqué-je. Je ne pense pas qu'on te laissera rentrer.
Maël semble alors prendre conscience de ma présence et me fusille de son regard hagard avant de rétorquer sèchement :
— Tiens, t'es là toi.
Puis, il se tourne vers Esther et marmonne entre ses dents :
— Je pensais que t'amenais ta pote en +1, pas lui.
Face à l'agressivité de son petit-ami – et sûrement en grande partie à cause de l'alcool aussi –, les yeux d'Esther s'emplissent de larmes. Aussi, je décide de répondre à sa place et explique calmement :
— J'ai été invité.
Maël part alors d'un grand rire, auquel il ajoute des mouvements des bras pour rendre ça encore plus théâtral. Cela fait trembler Esther qui manque de s'écrouler par terre, mais elle s'accroche tant bien que mal à la chemise de son petit-ami et se rattrape au dernier moment.
— Ouais, c'est ça. Bon, on y va à ce foutu rooftop ? dit-il ensuite en direction d'Esther, sa bouche tout près de la joue de la jeune femme.
Ma colocataire tient à peine sur ses jambes et Maël ne la tient pas assez fermement. Aussi, je verrouille une main sur sa nuque pour la maintenir droite, ce qui semble grandement déplaire au brun.
— Eh mais tu fous quoi, là ? Dégage ! siffle-t-il.
Je ferme les yeux une seconde, essayant de contenir ma colère. Ce type représente tout ce que je déteste le plus sur terre, et c'est sans compter ce que j'ai entendu sur lui ce soir. Je ne suis pas du tout d'un naturel bagarreur mais s'il ouvre un peu trop sa bouche, je crois que je ne vais pas pouvoir me retenir de lui envoyer un pain dans la figure.
— Je m'occupe d'elle, réponds-je froidement. Visiblement, tu n'en es pas capable tout seul.
Les yeux de Maël s'arrondissent de colère et il commence à gueuler je-ne-sais-quoi quand Miranda intervient en nous arrachant Esther des bras.
— Je la ramène chez-elle, annonce-t-elle en commençant à marcher difficilement avec Esther entre les bras.
— Sérieux, là ? Je viens à peine d'arriver ! grogne Maël, la voix emplie de frustration.
Miranda ne lui adresse même pas en regard en rétorquant :
— Ah ouais ? J'avais pas remarqué.
Oh, elle, je l'aime déjà.
— Mon taxi est là, dis-je alors en pointant du menton la voiture noire qui vient de se garer un peu plus bas. Venez avec moi.
Miranda, qui supporte toujours Esther à bout de bras, accepte avec soulagement. Je crois que dans d'autres circonstances elle aurait préféré se débrouiller seule mais là, elle a l'air d'avoir abandonné ses grands principes.
— Je te préviens, j'appellerai Esther demain et on va discuter de tout ça ! s'écrie Maël, le visage rouge de colère.
Miranda lui adresse un regard dégoûté, puis arque un sourcil en se tournant vers moi. Puis, d'une voix totalement normale et en sachant pertinemment qu'il l'entend, elle me demande calmement :
— Il a un pet au casque ou quoi, lui ?
J'esquisse un minuscule sourire avant d'hausser les épaules, l'air de rien. Ensuite, Maël continue de nous gueuler dessus, beaucoup trop défoncé pour réagir correctement. J'aide Miranda à ramener Esther jusqu'au taxi, où nous l'installons sur la banquette arrière. Le chauffeur n'a pas l'air très content de voir qu'elle est aussi mal mais ne fait pas de commentaire, se contentant de soupirer dans le rétroviseur.
— Eh, oh, tu te barres pas avec elle ! grogne soudain Maël e attrapant l'arrière de ma chemise.
Je me dégage de sa prise, profondément énervé. Sérieusement, je meurs d'envie de le cogner.
— Bonne soirée, rétorqué-je simplement en faisant le tour de la voiture.
— Je t'ai dit non, tu te barres pas avec elle ! hurle-t-il une nouvelle fois. C'est ma copine, elle reste avec moi !
Je le fixe en plissant les yeux, dégoûté. J'ai honte pour lui.
— T'as de sérieux problèmes, mec. Tu devrais te faire aider.
Sur ce, je me glisse à l'avant de la voiture et indique au chauffeur de démarrer. Et dans le rétroviseur, je vois Maël continuer de hurler pendant de longues secondes...
... avant qu'il ne se laisse glisser sur le sol en pleurant.
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