14 | overexcited

ESTHER

15:40

Je crois que c'est la quinzième fois que je regarde mon téléphone en deux minutes.

Pour ma défense, je veux être sûre que je ne loupe aucun SMS. S'il y a le moindre souci, je veux être la première au courant.

Soudain, un bruit de klaxon se fait entendre sur le quai et le train entre en gare à vitesse grand V. Mon cœur s'accélère et je fixe les portes, impatiente. J'ai rarement eu aussi hâte de toute ma vie de revoir ma meilleure amie.

Quelques minutes plus tard, les passagers commencent à descendre, valise à la main. Je guette chaque porte du train à la recherche d'une tignasse bicolore – sûrement le signe distinctif le plus évident à repérer, heureusement. Puis, soudain, je l'aperçois comme par magie et fais de grands gestes avec mes bras pour qu'elle me repère, un immense sourire aux lèvres.

Quand nos regards se croisent enfin, je traverse le quai en courant et me jette contre Miranda. Celle-ci reste raide comme un piquet – mais je ne m'en formalise pas, elle déteste les marques d'affection – avant de s'exclamer au bout de quelques instants :

— Purée, tu m'étouffes !

Je me recule avant de l'assommer de bisous, trop heureuse de la voir.

— Bon sang ce que tu m'as manquée ! m'écriai-je.

— Je vois ça, rétorque-t-elle.

Elle est égale à elle-même : sa voix est monocorde, limite blasée. Pourtant, je la vois esquisser un sourire en coin qui me hurle silencieusement qu'elle aussi est ravie de me voir.

Et ça, ça me suffit amplement.

— Je te préviens : je ne te lâche pas d'une semelle de tout le week-end, expliqué-je en récupérant sa valise à sa place.

Miranda essaie de me reprendre sa valise des mains mais je l'en empêche avant d'ajouter, l'air de rien :

— Bon, je t'explique le programme : là on passe chez-moi déposer tes affaires, puis je te fais visiter le quartier. Je t'invite au restaurant, on se pète la panse, tu vides mon porte-monnaie et on rentre dormir comme des bébés chez-moi. Demain j'ai rendez-vous à mon agence, je te fais visiter les locaux, on choisit ensemble les photos à poster – tu sais, celles que j'ai prises pour la marque de maillot de bains – puis on mange un poke juste en face. On repasse chez-moi prendre quelques affaires puis on va au rooftop où l'évènement a lieu, où on se fera coiffer et maquiller par des pros – tu seras ma +1. On boit du champagne, on joue les riches, je te présente Maël au passage et une fois que c'est fait, on rentre chez-moi en taxi. Dimanche matin on fait la grasse-matinée, puis je t'emmène bruncher dans le Marais et ensuite, on repasse chez-moi chercher ta valise, puis je te dépose à la gare. Et ensuite, je pleure pendant trois heures parce que tu es partie.

Lorsque je termine mon interminable monologue, nous sommes arrivées au bout du quai et nous dirigeons vers la sortie la plus proche. Miranda me fixe d'un air choqué, comme si elle n'en revenait pas que j'ai pu dire autant de mots en si peu de temps.

— Waouh, eh ben... On peut aller aux chiottes quand dans ton programme, là ?

J'arque un sourcil, pince-sans-rire.

— Jamais. On n'a pas une minute à perdre.

Je marque une pause théâtrale et laisse tomber mes lunettes de soleil sur mon nez telle une diva hollywoodienne avant de rétorquer, dramatique au possible :

— Bienvenue dans le show-business, darling.

20:15

— T'es prête ?

Les yeux fermés, je presse d'autant plus les paupières et m'exclame, tout sourire :

— Oui ! Faut que tu me laisses voir parce que j'en peux plus, là.

Miranda ricane puis me donne enfin le feu vert. Alors, j'ouvre enfin les yeux et pousse un petit cri de surprise en la voyant.

Ma meilleure amie a troqué ses habituels t-shirt de rock et ses jeans noirs pour un pantalon ample en cuir et une jolie chemise blanche. Ses cheveux ont été ondulés et son maquillage adouci : elle qui d'habitude a les yeux noircis d'eye-liner et de crayon, elle porte cette fois un rouge à lèvres rouge qui illumine sa bouche. Ça me fait drôle de la voir comme ça – elle fait plus jeune. Plus douce, aussi.

— Oh bah merde alors ! m'exclamai-je, les yeux écarquillés. Tu es...

Miranda arque un sourcil.

— ... Magnifique ? Oui, je sais. En revanche, c'est vexant de voir que ça te surprend autant.

Je secoue la tête, amusée, et tend la main pour lui ébouriffer les cheveux avant de suspendre mon geste en croisant le regard sévère de la coiffeuse, qui se tient juste derrière nous.

— T'es pas mal non plus, commente Miranda en scannant ma tenue des yeux.

De mon côté, j'ai enfilé une robe chemise crème et des cuissardes en cuir. Avec mes cheveux blonds et mon maquillage dans les dorés, je suis pile assez discrète pour que Miranda soit la star et clairement, c'est ce que je souhaitais. Elle mérite bien plus que moi d'être dans la lumière et même si elle n'a rien demandé, j'avais envie que ce soit le cas ce soir.

— Merci ma biche. Bon, on y va ? proposé-je alors en passant mon bras sous le sien.

Avant même qu'elle ne puisse se dégager, je l'entraîne avec moi dans la salle principale. Sur le chemin, nous croisons Emma, mon agente, qui sirote un verre de vin rouge tout en téléphonant. Elle nous adresse un sourire crispé lorsque nous la saluons de loin.

— Quelle casse-couilles, lâche Miranda entre ses dents. Jamais contente, jamais souriante. Le jour où cette femme sera agréable ce sera la fin du monde.

Je ne réponds pas, une vague de culpabilité montant en moi. La vérité, c'est qu'Emma est encore plus désagréable que d'habitude depuis le shooting photo de maillots de bains. La marque ne lui a apparemment fait aucun commentaire à propos de l'incident qu'il y a eu avec Maël mais elle a tout de même décidé d'en faire une affaire personnelle et de me le faire payer. Lorsque nous avons choisi cette après-midi les photos à sélectionner pour la campagne, elle a attendu que je fasse mon choix définitif pour déglinguer un par un chacun de mes choix.

Je sais que professionnellement elle existe à travers moi et que donc chaque connerie que je fais lui est imputée, mais je ne peux pas m'empêcher de vivre. Et en l'occurrence, j'ai déjà assez honte de cet épisode comme ça.

D'ailleurs, j'en ai tellement honte que je n'en ai même pas parlé à Miranda. J'aurais dû demander à Maël d'abord si ça ne le dérangeait pas, je l'ai compris, mais Miranda ne sera pas d'accord avec moi. Elle aurait directement défoncé Maël et n'aurait même pas voulu le rencontrer, ce qui m'aurait brisé le cœur. Je veux seulement que les deux personnes que j'aime le plus s'apprécient ; ce n'est pas un drame, non ?

L'ascenseur qui mène sur le toit, là où a lieu la soirée, est tout en verre. D'ici, on a une vue plongeante sur le hall d'entrée, d'où arrivent des invités.

— Bon, ce n'est pas la première fois que tu m'accompagnes à un évènement mais je pense qu'on doit mettre deux ou trois choses au clair avant, commencé-je.

Miranda arque un sourcil.

— Vas-y, briefe-moi. Je n'ai pas le droit de me vanter de mes études de médecine, c'est ça ?

J'esquisse un sourire amusé.

— T'es jamais censée faire ça.

Ma meilleure amie hausse les épaules puis jette un regard à ses ongles d'un air détaché.

— La médecine, c'est mon unique trait de personnalité. Je fais ce que je peux.

Je lève les yeux au ciel et étouffe un rire, puis reprend plus sérieusement :

— En tout cas, tu restes comme tu es – et tu peux te vanter autant que tu veux, ça m'arrange que tout le monde te déteste comme ça je te garde pour moi.

Miranda roule des yeux, ce qui ne fait qu'agrandir mon sourire.

— Tout ce que tu dois savoir, c'est qu'on est ici parce qu'une immense maison d'édition française sort des tas de nouveaux titres pour la rentrée littéraire. Ils écrivent de tout mais aussi des autobiographies, et je crois qu'ils cherchent des influenceurs qui pourraient leur rapporter pas mal de blé.

— Sympa, rétorque Miranda. Donc en gros, si je résume, on va croiser soit tes collègues gosses de riches prétentieux et égoïstes, soit des vieux mecs en costume gris qui cherchent leur nouvelle poule aux œufs d'or ?

Je lui adresse un sourire contrit.

— À quelques détails près c'est à peu près ça, oui.

Ma meilleure amie pousse un soupir exténué puis jette un œil sur le hall en contrebas par la vitre de l'ascenseur. Nous fixons pendant quelques secondes les personnes qui s'y activent, minuscules à la hauteur où nous sommes. Puis, les portes métalliques s'ouvrent et nous nous retrouvons enfin sur le rooftop.

Visiblement, la maison d'édition a vu les choses en grand : l'ambiance est à la fois moderne et chaleureuse, dans un esprit underground très New-yorkais. Les tables sont des immenses tonneaux de vin, il y a des plantes partout et des guirlandes baignent leur le toit d'une douce lumière orangée.

Je m'apprête à demander à Miranda ce qu'elle pense de la décoration quand mon prénom retentit tout près de nous. Surprise, je me détourne pile à temps pour recevoir Lou en pleine poitrine, qui vient de se jeter dans mes bras.

Choquée, je reste les bras ballants tandis qu'elle me serre contre elle, son parfum de luxe manquant de me faire éternuer tant il est fort.

— Esther, je suis tellement contente de te voir ! s'exclame-t-elle avec un grand sourire.

C'est bête mais à cet instant, je pense directement aux personnes qui suivent cette fille sur les réseaux sociaux.

L'image qu'elle se donne est lisse, agréable, rigolote. Elle est magnifique et elle en profite, se mettant en avant à chaque occasion, cherchant les compliments à tout prix pour au final ne répondre à aucun commentaire.

Je ne sais pas si les gens qui la suivent voient qui elle est réellement. Une fille magnifique physiquement, certes, mais hypocrite à en crever. Une fille prête à tout pour percer, quitte à utiliser les gens pour arriver à ces fins. Non seulement elle n'a aucune éthique mais en plus, elle se fiche complètement d'empiler les cadavres pour arriver au sommet. La preuve en est : depuis sa vidéo sur son tatouage, elle ne m'a jamais renvoyé un seul message.

Sonnée, je mets quelques secondes à réaliser ce qui vient de se passer et réponds froidement :

— Tiens, salut, Lou.

Celle-ci semble surprise par mon austérité et son air joyeux se fige pendant une minuscule seconde. Puis, elle reprend ses esprits et remet son masque, affichant de nouveau son sourire sans défaut.

— Oh, mais on ne se connaît pas je crois... ? dit-elle alors en remarquant Miranda qui se tient à ma droite. Je m'appelle Lou Jebb, enchantée.

Je roule des yeux en remarquant qu'elle s'est sentie obligée de préciser son nom de famille, qui est aussi son pseudo. Sérieusement, chaque fois que je croise cette fille elle bat des niveaux de ridicule complètement indécents.

— Miranda, répond ma meilleure amie avec calme.

Lou acquiesce calmement. Puis, alors qu'elle affiche toujours son grand sourire, elle demande dans le plus grand des calmes :

— Et du coup, tu as combien d'abonnés toi ?

À cet instant, je manque de m'étouffer avec ma salive.

Je rêve.

Je m'apprête à la rembarrer quand Miranda répond à ma place, les lèvres serrées :

— Je ne suis pas créatrice de contenus, en fait.

Et là, c'est le drame : le sourire de Lou retombe et elle arque un sourcil, l'air complètement désintéressée de Miranda. Puis, elle se détourne vers moi en touchant ses cheveux et reprend d'une voix doucereuse :

— Bon, et nous alors, quand est-ce qu'on se voit toutes les deux ? Ça commence à faire un bail !

À ce moment-là, je suis tellement sur le cul que les mots me manquent. La bile me monte dans la gorge, acide, tandis que mon cœur dégoûté me hurle d'aller vomir.

Voilà le genre de personnes qui font le même métier que moi. Voilà à quoi certains réduisent les autres êtres humains : à un nombre d'abonnés. À un putain de chiffre. Comme s'il n'y avait que ça qui comptait.

Que Miranda soit brillante, Lou s'en fiche complètement. Elle se fiche de savoir qu'elle est drôle à s'en fêler les côtes, qu'elle est froide au premier abord mais pourtant sincèrement gentille, et qu'elle est ambitieuse, bosseuse, courageuse. Qu'elle ose dire ce qu'elle pense, qu'elle fonce dans le tas et que j'admire réellement sa force. C'est une source de soutien inestimable et bien qu'elle exprime rarement ses sentiments, elle a toujours un mot gentil pour ceux qui le méritent. Qu'elle fait des compliments très souvent – chaque fois qu'elle pense quelque chose de positif, en réalité. Et enfin, que c'est l'une des personnes les plus combatives et passionnées que je connaisse.

Mais non, tout ça, ça n'importe pas à Lou. Ce qui l'intéresse, c'est ce que Miranda pourrait lui apporter. Ce qu'elle est au fond d'elle, ça lui passe au dessus.

Avant même que je ne puisse répondre, Miranda plante ses ongles dans mon avant-bras et me tire sans ménagement pour m'emmener plus loin, laissant Lou toute seule derrière nous. Dès qu'elle s'immobilise, celle-ci lâche d'une voix dégoûtée :

— J'ai honte pour elle.

Je ne sais même pas quoi répondre. En vérité, moi aussi, j'ai honte. Honte d'être associée à elle, honte qu'on pense que nous faisons le même métier.

Moi, je suis passionnée par ce que je fais. Elle, la seule chose qu'elle veut désespérément, c'est qu'on l'aime.

Peu importe les moyens pour y parvenir.

— Je suis désolée, réponds-je alors.

Miranda secoue la tête, la mâchoire serrée.

— Laisse, je m'en fous. Mais purée, y a pas un petit scalpel quelque part ? Si je lui taille une ou deux veines stratégiques je suis sûre qu'elle peut se vider rapidement de son sang sans même qu'on me soupçonne.

Je lâche un rire étranglé face à son humour noir. Je sais qu'elle ne l'avouera pas, mais elle est blessée. Et je me déteste sincèrement d'être celle qui l'a amenée ici et qui a, indirectement, permis à cette situation d'arriver.

— Je ne pense pas qu'il y ait de scalpel par ici mais en revanche, il y a de l'alcool, répliqué-je avec un air suggestif. Je vais nous prendre deux coupes de champagnes, OK ?

Miranda acquiesce.

— Plutôt quatre. On a bien mérité de se bourrer la gueule comme des riches.

Je lui lance un sourire amusé et lui demande de rester dans le coin pour que je la retrouve facilement avant de me diriger vers le bar, que j'aperçois de l'autre côté de la salle. Au passage, je scanne la salle des yeux à la recherche de la tignasse brune de Maël, mais je ne le vois nulle part. Il n'est sûrement pas encore arrivé.

Une fois arrivée, je demande au barmaid de me remplir deux coupes de champagne. Je précise bien que je les veux à ras-bord, ce qui lui fait arquer un sourcil. Cependant, il ne pose pas de questions et débouche une bouteille.

Tandis qu'il prépare nos verres, je jette un regard derrière moi. Tout le monde est chic, et il y a du luxe littéralement partout : foulards Louis Vuitton, sacs Chanel, costumes Armani et parfum odorant. Les invités ont visiblement été triés sur le volet et je reconnais seulement une minorité de personnes, principalement d'autres créateurs de contenus. Je remarque que ce sont tous des personnes à l'image lisse, qui n'ont jamais à l'origine de scandales et qui proposent un contenu sobre, simple. Soudain, j'ai un coup au cœur à l'idée qu'on m'assimile à eux.

Est-ce que je suis ? Une fille lisse, sans souci ? Une énième Lou ?

Je suis en train de me poser ces questions quand mes yeux se posent soudain sur un homme de dos, accoudé à une table seulement quelques mètres plus loin. C'est drôle, cette coupe de cheveux me dit vaguement quelque ch...

Oh bordel.

Non seulement l'homme vient de se tourner dans ma direction mais en plus, il me regarde. Comme moi, il me reconnaît instantanément et aussitôt la surprise est peinte partout sur son visage, parfait miroir du mien.

Coite, je le fixe avec de grands yeux tandis qu'il dit quelque chose aux personnes avec qui il discutait. Puis, il quitte la table et se dirige droit sur moi. Une fois à ma hauteur, la première chose qu'il me dit est :

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Je plisse les yeux. Sympa.

— Contente de te voir aussi, Cléo. Et bonjour, d'ailleurs ! Comment tu vas ?

Mon ironie semble le prendre de court et il entrouvre les lèvres sans rien dire, surpris par ma réaction. Je me retourne et récupère les deux coupes de champagne préparées par le barmaid, puis le remercie avant de faire de nouveau face à mon très cher colocataire.

— Désolé. Salut, Esther.

Sa voix est douce, chaude. Dans un autre contexte, elle aurait presque pu me bercer mais là, je suis juste trop surprise de le voir.

— Je n'aurais jamais cru te croiser ici, rétorqué-je alors, une coupe dans chaque main.

Et je le pense. De tous les endroits que je fréquente, je n'aurais jamais cru une seule seconde que je pourrais croiser Cléo à cet évènement. Il a l'air si simple, si naturel... Tellement loin de ce monde de paillettes dans lequel j'évolue parfois.

Mais d'abord, comment est-il entré ?

— Moi non plus, avoue-t-il. Je n'avais pas pensé qu'ils inviteraient des influenceurs, pour être honnête.

— Créateurs de contenus, corrigé-je machinalement.

— Créateurs de contenus, pardon.

Son ton n'est pas moqueur, au contraire ; il s'est corrigé en toute bonne foi. Bêtement, mon cœur se réchauffe à l'idée qu'il ne se moque pas de moi. En général, quand je demande aux gens de faire attention aux mots qu'ils emploient, on me rit au nez.

— Et donc, tu es le pote de qui ? finis-je par demander.

Cléo fronce le nez, l'air de ne pas comprendre ce que je lui dis.

— Comment ça ? demande-t-il alors.

Je tape du pied, impatiente. Sérieusement, je ne supporte par les gens qui font semblant de ne pas comprendre quand on leur dit les choses en face.

— T'es le +1 de qui ? La fille du patron est ton amie d'enfance, tu es allé au lycée avec l'un des éditeurs, tu te tapes une directrice marketing... ?

Cléo arque un sourcil, visiblement amusé par mes suppositions.

— Aucune de ces propositions, répond-t-il alors avec un calme olympien. Je suis là en tant qu'auteur, en fait.

Sonnée, je le fixe avec de grands yeux. J'ai mal entendu, c'est certain.

— Que... Quoi ?! lâché-je, sous le choc.

— Je suis là en tant qu'auteur, répète-t-il.

Oh mon dieu, j'ai bien entendu.

— C'est ce que j'avais compris, mais c'est juste...

Je marque une nouvelle pause avant de m'exclamer encore une fois :

— ... Quoi ?!

Un petit rire s'échappe des lèvres de Cléo. Puis, il se détourne vers le barmaid et commande un cocktail sans alcool avant de reporter de nouveau son attention sur moi – ou plutôt, sur mes coupes de champagne.

— Tu viens d'en siffler une cul sec quand j'avais le dos tourné ? commente-t-il.

Il n'y a aucun jugement dans sa voix, seulement de l'amusement.

— Oui. Attends mais je n'ai pas compris là, comment ça tu es auteur ?

Mon très cher colocataire hausse les épaules puis explique, comme si c'était la situation la plus normale du monde :

— Je suis prête-plume. En gros, j'écris des romans pour les autres. Ça rapporte pas mal quand les romans fonctionnent mais comme c'est un métier assez instable, je bosse dans un café en même temps. Et puis, comme ça, j'ai une couverture. Ça m'évite d'expliquer à tout le monde ce que je fais réellement.

Choquée, j'ouvre la bouche comme un poisson hors de l'eau. Alors ça, je ne l'aurais jamais cru.

Histoire de faire passer la surprise, j'avale d'une traite la deuxième coupe de champagne et dépose les flûtes sur le bar. Le barmaid, qui revient tout juste vers nous pour nous donner le cocktail de Cléo, fixe alors les deux coupes avec un air surpris.

— Deux nouvelles coupes de champagne – toujours remplies à ras-bord, s'il vous plaît, dis-je d'un ton pressant.

Le barmaid m'adresse un drôle de regard puis fait volte-face, me laissant seule face à un Cléo à la mine rieuse.

— Je n'en reviens pas, lâché-je alors. Presque un mois qu'on vit ensemble et tu m'as caché ça ?

Le brun hausse les épaules, toujours son petit sourire sur les lèvres.

Ce sourire m'énerve. Il lui va bien.

— C'est mon petit secret. Cléo l'auteur est Spiderman et Cléo le barista, c'est Peter Parker.

Je le fixe, toujours choquée par son annonce. Cléo, écrivain ? Je ne l'aurais jamais cru.

Alors oui, c'est vrai, il s'exprime bien à l'oral ; mais je n'ai jamais trouvé qu'il avait un talent d'orateur particulier. Parfois même j'ai trouvé qu'il avait du mal à aller droit au but, comme s'il n'osait pas dire ce qu'il pensait réellement et qu'il préférait encaisser à la place. Je n'arrive pas à croire que ce gars-là soit le même qui étale ses émotions sur le papier et écrit de longues phrases poétiques.

— Et alors, tu es le prête-plume de quelqu'un de connu ? demandé-je en reprenant constance.

Cléo effectue un petit geste du visage, pointant du menton la table où il était assis précédemment, avant de répondre posément :

— Plutôt, oui. Tony Mirales, par exemple.

Je le fixe, littéralement bouche-bée.

Non, ce n'est quand même pas ce que je c...

— Oh mon dieu, lâché-je. Oh mon dieu, oh mon dieu. Tu es Tony Mirales ?! C'est toi qui écrit à sa place ?

Cléo acquiesce comme s'il n'y avait rien de plus normal. Sauf que pour moi, rien n'est normal ; en fait, c'est la situation la plus bizarre à laquelle j'ai eu affaire depuis un sacré moment.

Alors, bêtement, je repense au livre que je viens de terminer – et plus particulièrement à la page de couverture, où le titre Le complexe de l'obscurité est inscrit en lettres capitales. Puis, évidemment, au nom de l'auteur inscrit juste en dessous. Il est écrit en plus petits caractères, certes, mais il est bel et bien là.

— Oh mon dieu, répété-je une nouvelle fois. C'est toi.

Je n'ai même pas besoin de préciser, Cléo comprend tout de suite de quoi je parle. Quand il hoche la tête pour confirmer, j'ai l'impression que le monde entier vient de se retourner sous mes yeux.

— Comment... Pourquoi est-ce que tu ne me l'as pas dit ? m'exclamai-je en enfonçant un index accusateur dans sa poitrine, sous le choc.

— C'était plus drôle d'avoir un avis sincère, avoue-t-il. Si je t'avais dit directement que j'en étais l'auteur, tu n'aurais jamais osé me dire qu'il valait seulement un six sur dix.

Le rouge me monte aux joues lorsque je repense à cette conversation que nous avons eue, pendant laquelle je lui ai dit que je trouvais parfois les péripéties irréalistes et sombres.

Merde alors.

— J'ai quand même adoré ce roman, rétorqué-je. Et je ne te dis pas ça pour m'extirper de cette situation gênante, je te jure que c'est vrai. D'ailleurs, c'est ce que je voulais te dire l'autre jour.

Une drôle de flamme vacille soudain dans ses yeux noirs et il avale une petite gorgée de son cocktail. Je ne lui dis pas, mais sa réaction m'a réellement déçue l'autre fois lorsqu'on s'est croisés dans le couloir.

C'est con, mais une partie de moi avait hâte de terminer ce livre pour qu'on puisse en discuter ensemble... et ce avant même de savoir qu'il en était l'auteur. Autant dire que maintenant, on a intérêt à avoir une sacrée discussion à propos de ses choix éditoriaux.

— Ça me fait plaisir.

Nos regards se croisent un instant, faisant parcourir un frisson le long de mon épine dorsale. Puis, il ouvre la bouche pour me dire quelque chose mais se fait interrompre en chemin par une femme sortie de nulle part qui intervient en disant :

— Cléo, tu peux venir une seconde ? Jean-Marc a des questions à te poser à propos de la maquette du tome deux.

Mon colocataire manque de sursauter mais acquiesce.

— Je dois y aller, me glisse-t-il alors.

Je hoche lentement la tête.

— OK.

— On se recroise tout à l'heure ?

— Ça me va.

Je fixe son dos tandis qu'il s'éloigne. Puis, je lance un petit sourire à la femme qui est venue nous interrompre en pensant qu'elle va le suivre sauf que non, bizarrement, elle reste. D'ailleurs, elle tend même une main vers moi et me dit avec un grand sourire :

— Sylvie, enchantée, je suis l'éditrice de Cléo. Et vous êtes... ?

— Esther, réponds-je en lui serrant la main. Sa colocataire.

Lorsque je termine ma phrase, ladite Sylvie se met à froncer les sourcils un peu malgré elle.

— Colocataire, vous dîtes ? Aux dernières nouvelles, il vivait avec sa sœur et son neveu.

Je me dandine nerveusement d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. S'il ne lui a pas parlé de tout ça, c'est que Cléo ne souhaitait visiblement pas qu'elle soit au courant... mais c'est un peu trop tard, j'imagine. Et de toute façon, je déteste mentir.

— C'est le cas. Je me suis seulement jointe au groupe.

L'éditrice de Cléo accueille ma réponse avec un sourire poli, puis rétorque :

— Bon, je dois y aller. Ravie de vous avoir rencontrée, Esther.

— De même.

Sur ce, elle s'éloigne rejoindre Cléo, qui est en grande discussion avec un type aux cheveux blancs à la table qu'il occupait tout à l'heure avant de m'apercevoir. Quelques mètres derrière eux, le célèbre Tony Mirales est visiblement en train de flirter avec l'une des hôtesses de l'évènement.

Alors comme ça, Cléo serait écrivain... Je n'y crois toujours pas – ça a l'air tellement surréaliste. D'autant que je le pensais limpide, tellement honnête et simple qu'on pouvait lire dans ses pensées. Visiblement, je me suis trompée.

Et maintenant, j'ai hâte de savoir ce qu'il y a d'autre à découvrir sur lui.

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