12 | overdependent

ESTHER

10:02

— J'ai terminé !

Je lève les yeux de mon livre et croise mon regard dans la glace. Aussitôt, ma bouche forme un « o » et je m'exclame :

— Waouh, c'est incroyable !

Derrière moi, la maquilleuse qui s'est occupée de moi a l'air satisfaite. Elle ne cesse de me regarder avec des yeux emplis de fierté comme si j'étais une œuvre d'art de sa création – ce qui, dans un sens, est le cas.

Le fait est que je suis méconnaissable. Après avoir passé une heure à me faire boucler les cheveux par une coiffeuse je pensais déjà avoir atteint un certain niveau mais là, je dois dire que c'est impressionnant. Mes sont colorés dans des tons de marron, de beige et de doré et paraissent dix fois plus immenses que d'habitude, et je n'ai plus aucune imperfection. Ma peau est lisse, sans défaut, et mes lèvres pulpeuses et dessinées.

Je l'avoue, ça me fait drôle de me voir ainsi.

— Tu es magnifique, commente la maquilleuse.  On va retrouver les autres ?

J'acquiesce, abandonnant mon livre sur la petite table en face du miroir. Ça fait trois jours que je le trimballe partout, le continuant à la moindre occasion. Il est dur et abrupt, parfois même violent dans les mots, mais j'adore. C'est captivant.

Dès que j'arrive dans la salle principale, mes yeux s'écarquillent : une immense toile blanche a été tirée, des flashs d'appareil photo retentissent pendant que le photographe teste son matériel, d'immenses portants avec des vêtements s'entassent. La salle fait penser à une fourmilière : elle grouille de personnes qui s'activent dans tous les sens dans un joyeux bordel organisé.

— Ah, te voilà enfin, rétorque Emma en m'apercevant, me poussant dans le dos vers les portants à vêtements. Tu es super à la bourre ; quand je t'ai dit rendez-vous à dix heures, qu'est-ce qui n'était pas clair ?!

Ça fait près d'un an maintenant que j'ai signé dans une agence d'influence, et six mois qu'Emma est mon agente. Elle est très douée dans son travail, ça ne fait aucun doute, mais n'est pas très humaine. Tant que je fais tout ce qu'elle veut elle reste cordiale mais dès que j'essaie de faire un peu bouger les lignes, elle me fusille du regard et casse toutes mes idées. Ça me blessait mais avec le temps, j'ai appris à passer au-dessus. La majorité de mon contenu n'est pas sponsorisé et elle n'a aucun droit de regard dessus, alors je la tolère.

Le temps que j'ouvre la bouche pour lui répondre, elle a déjà embrayé en m'amenant vers le photographe :

— Bon, voici Léonard, le photographe de la marque. On ne te demande rien de compliqué : tu enfiles les maillots, tu es naturelle et tu souris à pleines dents, point barre.

Elle marque une pause et jette un œil à mon peignoir, puis ajoute :

— Et n'hésite pas à croiser les bras.

Je mets quelques secondes à comprendre qu'elle me conseille de grossir visuellement ma poitrine. Choquée, je cille plusieurs fois en essayant de ne pas avoir l'air trop blessée. Je sais qu'elle ne dit pas ça pour être méchante, seulement pour être

En tout cas, mon enthousiasme est totalement retombé. J'étais pourtant aux anges en apprenant que j'avais été choisie pour être le visage de la nouvelle collection de la marque de maillots de bain pour laquelle je suis ici aujourd'hui : j'ai souvent vu mes collègues créateurs de contenu travailler avec et j'admire leur travail et la qualité des produits qu'ils vendent. Honnêtement, c'était un rêve qui se réalisait pour moi.

Mais bêtement, j'avais complètement occulté le fait que j'allais devoir poser en maillot de bain. On me répète pourtant tous les jours que je suis magnifique et que j'ai un corps de rêve et je pensais avoir réussi à avoir plus confiance en moi, mais on dirait que la petite phrase d'Emma vient de tout détruire.

— On s'y met ? propose gentiment le photographe.

Ensuite, j'enfile derrière un paravent le premier maillot, qui est un bikini bleu électrique à fleurs blanches. Tout le personnel de la marque fait tout pour me mettre à l'aise et la maquilleuse me remaquille de temps à autre en me complimentant. Le photographe est aussi très gentil : il me guide sans me forcer et fait pleuvoir sur moi des « c'est parfait » et des « j'adore !». Finalement, je prends un plaisir de dingue. Quant à Emma, elle a changé de pièce pour passer des coups de fil.

Au bout de deux heures, tout le monde décide de faire une pause pour prendre une collation. J'enfile un peignoir et rejoins le buffet pou mordre dans un pain au chocolat. Juste après avoir fait quelques stories sur mon compte Instagram pour teaser un peu le projet, je récupère un sachet et pique discrètement deux viennoiseries en plus pour les ramener à l'appartement. Je me dis que ça fera peut-être plaisir à Adèle et Cléo.

— Oh la la, la voleuse !

Je sursaute, prise en flagrant délit, et me fais volte-face avec un air coupable. C'est là que je tombe face à Maël, qui me regarde avec un grand sourire amusé.

— Mais qu'est-ce que tu fais là ? m'exclamai-je, surprise de le voir ici.

Il m'attire contre lui et m'embrasse sur les lèvres avec passion, gardant ses mains sur mes joues.

— J'ai demandé ton emploi du temps à Emma, je voulais te faire une surprise.

Toute contente, je pousse un petit cri de joie en le serrant contre moi. Il rit doucement et m'embrasse dans le cou avant de se reculer légèrement pour me regarder d'un air admiratif.

— Waouh, tu es vraiment magnifique.

Je n'arrête pas de lui sourire.

— Merci.

Il me sourit à son tour, puis murmure :

— Je t'aime.

Sur ce, il se détache lentement de moi et regarde autour de lui tandis que je termine d'emballer les viennoiseries dans du sopalin. Ensuite, je lui fais faire un rapide tour du plateau et lui présente le personnel avant de l'emmener avec moi près des portants pour choisir ma prochaine tenue, la pause étant sur le point de se terminer.

— Attends, mais c'est un shooting de lingerie ? lâche-t-il, choqué, une fois que nous sommes près des tissus.

— Non, de maillots de bain, rétorqué-je avant de brandir deux cintres. Tu préfères lequel pour la prochaine photo ?

Le visage de mon copain est complètement fermé. Plus aucune trace de sourire ou de fierté ne subsiste sur ses traits et aussitôt, je sens mon cœur se serrer.

— T'es sérieuse ? lâche-t-il, visiblement blessé. Sérieusement, c'est un énorme manque de respect envers moi.

Alors là, je dois dire que je ne m'attendais pas à ça.

— Quoi ? lâché-je, surprise.

— On est ensemble, non ? rétorque-t-il, le regard noir. Alors ça ne se fait pas de se foutre à poil devant la France entière, point. T'as pas pensé à ce qu'on va dire de toi, ou quoi ?

Waouh.

Ses mots me blessent là où ça fait mal, et pas uniquement parce qu'il dit tout haut ce que j'ai pensé tout bas. En vérité, je pensais justement qu'il serait fier de moi, fier de voir que je surmonte mes complexes pour bosser avec une marque aussi prestigieuse et que j'ai toujours adoré. Sérieusement, je tombe de haut.

— Je... Je suis désolée si ça te gêne, je n'ai pas pensé... commencé-je.

— Ouais, je vois ça, me coupe-t-il. Et moi qui venait te faire une surprise... Putain, je suis vraiment trop con.

Sur ce, il tourne les talons et s'enfuit à grands pas vers la sortie. Comme paralysée, je le regarde s'éloigner en resserrant mon peignoir contre moi.

C'est là qu'une chose me tombe douloureusement dessus : le silence. Celui-ci est lourd et assourdissant, et ça ne s'arrange certainement pas quand je remarque que la salle entière a les yeux rivés sur moi.

La honte me transperce de part en part, manquant de me tuer sur place. Si je m'écoutais, je m'enterrerais sur le champ.

Mais avant, il y a plus urgent.

Les joues brûlantes de honte, je traverse la salle à grandes enjambées et cours dans les couloirs pour rattraper Maël, qui est déjà en train de partir. Quand j'arrive enfin à sa hauteur il est dans le hall d'entrée du bâtiment, presque à l'extérieur.

Dommage pour lui, la honte d'avoir été affichée ainsi devant tout le monde a effacé l'incompréhension et la peine que j'avais à son égard. Mais le pire, c'est qu'elle est en train de se muer en colère.

— T'es malade de faire une scène devant tout le monde ? crié-je dans son dos. Je suis au travail, là !

Maël s'arrête et fait volte-face dans ma direction, les traits déformés par la colère.

— Attends, je rêve ou c'est toi qui me fait une scène ?! ironise-t-il en gesticulant. Non mais c'est le monde à l'envers, sérieux ! 

Je me rapproche de lui, les doigts toujours serrés autour du col de mon peignoir. Chaque pore de ma peau irradie d'émotions négatives et tout ce que j'aimais dans ce projet semble s'être soudainement envolé.

Je lui en veux terriblement. Je lui en veux parce que désormais, quand je penserais à cette journée, je ne me dirais plus que j'ai été courageuse ; je repenserais juste aux dix minutes qui viennent de s'écouler.

— OK, j'aurais dû t'en parler et je m'excuse si ça t'a blessé, rétorqué-je. Mais ce n'est que quelques photos en maillot de bain, rien de plus ! Tout le monde est en maillot à la plage et je ne crois pas voir les autres mecs hurler comme toi.

Maël se passe une main dans les cheveux, bouillonnant de rage.

— Mais tu comprends rien ou quoi ? grogne-t-il. C'est pour toi que je ne suis pas bien, OK ?! Je sais très bien comment les mecs qui regardent des photos de femmes en maillot de bain réagissent et j'ai tout sauf envie que tu lises des commentaires répugnants qui pourraient te blesser.

Je me fige. Je croyais que c'était de la jalousie mal placée mais se pourrait-il qu'en réalité, il soit simplement inquiet pour moi ?

En tout cas, ça a en a tout l'air. Ses yeux sont brillants d'inquiétude et ses mains tremblent.

— Je n'ai pas pensé à ça, murmuré-je.

Je me sens comme une enfant naïve et idiote, comme souvent avec Maël. Il en connaît bien plus que moi sur l'influence et tout ce qui est lié à ce monde bien que je sois dans le milieu depuis bien plus longtemps mais d'habitude, je le voyais plus comme une sorte de professeur ou de grand frère. Pas comme quelqu'un qui jugeait mon innocence.

En tout cas, il ne semble pas calmé par ma réponse. D'ailleurs, il finit même par lâcher avec dégoût :

— Ouais, ben désolé de t'apprendre que des tas de gros porcs vont se branler sur tes photos. Et tant mieux pour toi si ça te fait kiffer, mais moi je ne veux pas être associé à ces conneries.

Sa phrase semble comme suspendue dans l'air. Elle plane pendant de longues secondes puis, d'un seul coup, fonce droit sur moi. Elle me frappe en pleine poitrine, de toutes ses forces, faisant éclater mon cœur sous l'impact. Ses fragments se répandent un peu par tout, griffant ma peau et mes os, menaçant de me laisser m'écrouler.

Aïe.

Je comprends que je dois faire pitié à voir quand le visage de Maël se défait de toute colère et qu'il s'approche de moi d'un air profondément triste. Ses mains rejoignent mes joues et il essuie mes pommettes en répétant doucement :

— Pleure pas, je suis désolé... Pleure pas...

Je n'avais pas remarqué que je pleurais. Je ne sais plus quoi dire.

Il a raison : en postant ce genre de photos, des comportements horribles découleront forcément et je ne pourrais rien pu faire. Savoir que des photos dont j'aurais été réellement fière auraient été salies et souillées ainsi m'auraient fait les détester, me détester. Je le sais.

Cependant, j'en veux à Maël d'avoir cassé ma bulle. Il a débarqué sans que je ne lui demande rien et a envoyé valsé ce rêve et la confiance que j'avais en moi.

— Tu détruis tout ton maquillage, murmure-t-il en essayant de récupérer mes larmes avec ses pouces sans effacer mon fond de teint.

Je le regarde dans les yeux, cherchant je-ne-sais-quoi. Peut-être des regrets, peut-être de la honte pour son attitude. Il m'a humiliée tout à l'heure et là, il vient de me faire pleurer. Je crois que si j'étais à sa place, j'aurais honte.

Le truc, c'est que la peine qu'il a pour moi prend toute la place. Je crois qu'il ne me pensais pas capable de me mettre dans des états comme ça. À vrai dire, je ne pensais pas non plus pouvoir pleurer à chaudes larmes à cause d'une phrase.

Ou plutôt : à cause des hommes.

À cause de lui.

— Je suis désolé, murmure-t-il avant de m'embrasser sur le front. Oublie ce que j'ai dit, OK ? Tu n'auras qu'à bloquer les commentaires sous tes photos. Et je suis sûr qu'elles vont être géniales, d'abord.

Bloquer les commentaires ne résoudra rien, mais je ne lui dis pas. J'apprécie qu'il cherche une solution pour réparer un peu son erreur.

— Allez, viens, on y retourne. Je vais te regarder de loin, OK ? Ça ne te dérange pas ?

Je secoue la tête.

— Non.

Sur ce, Maël passe un bras autour de mes épaules et m'embrasse sur la tempe avant de m'entraîner vers la salle principale. Quand nous revenons, Emma fond sur moi comme une furie en rugissant :

— Tu étais partie où comme ça ? C'est tout sauf professionnel comme attitude, tu m'as foutu la honte de ma vie ! Je pourrais te faire virer de l'agence pour moins que ça, est-ce que tu te rends compte ?!

Sa déception me crève le cœur et je m'apprête à fondre de nouveau en larmes quand Maël prend le relais et rétorque fermement tout en pressant mon épaule dans un geste de soutien :

— Elle est là maintenant, c'est tout ce qui compte.

Puis, il se tourne vers moi, lève le pouce en l'air et me sourit en disant d'un ton encourageant :

— Allez, tu vas tout déchirer.

Je m'efforce de lui rendre son sourire, les joues toujours humides à cause des larmes, et rejoint le plateau. La maquilleuse m'y attend et me fait gentiment asseoir en me proposant d'une voix douce :

— Tu permets que je perfectionne un peu ton teint ?

J'acquiesce. La honte me serre la gorge si fort que j'en ai mal.

— Je règle mon appareil en attendant, annonce Léonard, le photographe, avant de me lancer un sourire compatissant.

Pendant que tout le monde s'active de nouveau autour de nous, je me retrouve comme dans une bulle avec la maquilleuse. Celle-ci me fait prendre de grandes inspirations en prétendant que c'est nécessaire pour que je sois détendue et que le maquillage tienne mieux, ce que nous savons toutes les deux faux. Pourtant, son attitude me touche énormément et je m'efforce de me calmer tandis qu'elle manipule ses pinceaux et ses crèmes.

— Ça va aller ? demande-t-elle une fois qu'elle a terminé.

Je jette un petit regard en biais dans le fond de la salle. Emma est en train de hurler dans son téléphone et Maël est assis sur un banc tout près d'elle, les yeux rivés sur moi. Il se mordille les lèvres comme s'il s'en voulait.

— Je crois.

La maquilleuse ramasse alors rapidement son matériel en me disant joyeusement :

— J'ai vu les premières photos, elles sont magnifiques.

Je m'efforce de lui sourire mais je n'arrive qu'à faire une pauvre grimace. Alors, doucement, je ramène mes genoux contre ma poitrine sur la chaise en plastique et lui demande doucement :

— Est-ce que vous pensez que des types se feront... plaisir en regardant ces photos ?

Ma question semble la surprendre et elle se fige un instant. Puis, elle reprend contenance et me sourit d'un air attendri, comme une grande sœur le ferait.

— Possiblement. Mais est-ce que tu vas priver des milliers de filles d'avoir plus confiance en elles grâce à toi simplement parce qu'un ou deux dégueulasses vont détourner le sens que tu as voulu donner à tes photos ?

Puis, elle se penche vers moi et me presse doucement le genou avant de me glisser :

— Tu ne devrais pas douter de toi. Les photos sont géniales. Fonce.

Alors, pour moi, pour elle et pour toutes les filles qui me suivent, je me lève d'un air décidé et interpelle le photographe, qui se tourne aussitôt vers moi. Je le soupçonne très clairement d'avoir fait semblant de bidouiller son appareil pour nous laisser régler nos détails cosmétiques sans se sentir pressées par le temps. À vrai dire, cette pensée me réchauffe le cœur.

— Prête ? demande-t-il.

Je lève le menton. À mon avis, avec le travail de pro qu'on a effectué sur mon visage, mes larmes ne doivent plus se voir.

J'espère.

— Prête.

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