11 | overcaring

CLÉO

15:31

J'ai mal aux bras, mais je ne m'arrête pas.

Je soulève les poids encore et encore jusqu'à ce que ça me brûle. Mes veines semblent sur le point d'exploser mais je continue : plus que quatre répétitions, trois répétitions, deux rép...

Je suis interrompu par une sonnerie qui retentit à pleine puissance dans mes écouteurs et coupe ma musique par la même occasion. Essoufflé je dépose les poids à mes pieds et me laisse tomber sur le banc le plus proche en m'épongeant le front avec ma serviette. Puis, je décroche en cliquant sur mes Airpods sans même regarder qui m'appelle et lâche :

— Allô ?

— Coucou Cléo, c'est maman !

Surpris, je fronce les sourcils.

— Maman ? Eh, salut, dis-je d'une voix douce. Tout va bien ?

— Ça va et toi ? Je te dérange ?

— Non, je suis juste à la salle de sport.

Je marque une pause et juste par acquis de conscience, je jette un œil à l'écran de mon portable.

— Maman, tu sais qu'on est vendredi ? questionné-je.

Un petit silence me répond, puis ma mère s'exclame joyeusement :

— Oh bah mince alors, désolée ! J'ai passé la journée avec des amis et ça m'a complètement fait perdre la notion du temps – j'étais persuadée qu'on était déjà le week-end.

Je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire, content de la savoir bien occupée. Si je me suis tout d'abord inquiété en voyant qu'elle m'appelait un jour plus tôt que d'habitude, je réalise avec soulagement que c'est une simple confusion de sa part.

— Pas de souci maman, ça me fait plaisir de t'entendre. Donc tu étais chez des amis, alors ?

Aussitôt, ma mère embraye joyeusement sur le sujet et me raconte qu'un nouveau voisin a emménagé dans la maison d'en face et qu'il organisait une sorte de brunch pour rencontrer le voisinage. Apparemment, il serait médecin généraliste et souhaiterait se faire connaître et s'intégrer pour réussir à faire tourner correctement son cabinet à domicile.

— ... Enfin bref, c'était très sympa de revoir tout le monde, conclut-elle au bout d'un moment, des sourires dans la voix. Et toi, alors ? Comment ça se passe à l'appartement ?

— Très bien, réponds-je, un sourire éclairant mon visage rien que de penser à ma petite famille. Adèle s'en sort bien au lycée et Louis est toujours aussi mignon. Il est fasciné par le dernier doudou que je lui ai acheté, celui qui fait de la musique.

J'entends ma mère soupirer de plaisir à l'autre bout du fil, me faisant sourire davantage.

— Oh, c'est génial. Je suis fière de mes enfants.

Je baisse les yeux sur mes baskets, souriant tristement. Ça fait près de deux mois que je n'ai pas vu ma mère et je n'avais pas réalisé à quel point elle me manquait. Ça a beau faire plusieurs années que j'ai quitté le nid familial, ça fait toujours mal de me dire je ne l'ai pas vue depuis longtemps.

— Et avec votre colocataire, alors ? Tout se passe bien ? reprend ma mère d'une voix curieuse. Comment elle est ?

Mes pensées se troublent en repensant à la scène d'hier. Lorsque Esther m'a trouvé aux côtés de son petit-copain, on aurait dit qu'elle venait de voir un fantôme. Je ne sais pas trop ce qu'elle a dit – ou pas dit – sur moi à son mec, mais j'ai bien vu qu'il m'a détesté dès l'instant où je lui ai ouvert la porte.

Je ne l'aime pas trop, ce Maël. Il a un sourire arrogant et il est un peu trop propre sur lui. D'expérience, ce sont ceux qui ont l'air les plus lisses qui le sont le moins.

— Sympa, me contenté-je de répondre.

— Tu devrais faire encore plus vague, plaisante ma mère. Donc OK, elle est sympa, mais encore ?

— Elle est... commencé-je.

Drôle. Intéressante. Créative. Inspirante.

— ... cool, complété-je simplement.

— Bon, très bien.

Visiblement, ma mère a compris qu'elle ne tirerait rien de plus de moi. Je crois qu'elle n'a jamais compris et ne comprendra jamais comment est-ce qu'un type aussi doué avec les mots peut avoir autant de mal à les prononcer à voix haute.

À vrai dire, je ne comprends pas trop non plus.

— Dis, je te passe ton père ? propose soudain ma mère.

Je me fige un instant, les doigts crispés autour de ma serviette éponge.

— Euh, je... balbutié-je.

Sans même finir cette phrase et sans être en face de ma mère, je sais que ce début de réponse la blesse. Je le devine à sa respiration coupée que j'entends – ou plutôt n'entends pas – à l'autre bout du fil et l'imagine parfaitement serrer le portable dans sa main, tendue.

— OK, pourquoi pas, finis-je par répondre.

Malgré toute la discrétion dont elle fait preuve, j'entends ma mère reprendre sa respiration.

— Je te le passe, dit-elle avec une voix transpirante de joie.

Sur ce, j'entends ses pas dans le combiné et sa voix qui crie le nom de mon père dans la maison. Je me ronge les ongles en attendant qu'on s'adresse de nouveau à moi dans le combiné, la sueur glissant en perles dans mon cou.

Soudain, après plusieurs minutes, je saisis une bribe de conversation. Ma mère a sûrement posé sa main sur son portable car je n'entends que sa voix à elle, et celle-ci est partiellement étouffée, à la fois grésillante et lointaine.

— Je te le passe. ... Tu es sûr ? ... Étienne, je t'en prie, c'est Cléo. Ça lui ferait du bien de te parler. ... Oui, Cléo ton fils.

J'avale difficilement ma salive puis secoue la tête, la poitrine comprimée. Alors, je prends ma voix la plus posée pour rétorquer dans le combiné :

— Laisse tomber maman, ça va. On peut se parler une autre fois.

— Non, attends... Étienne, on est en train de déranger Cléo au sport alors prends le téléphone  s'il te plaît.

Je n'entends pas la réponse de mon père, mais je la devine assez clairement quand ma mère reprend d'une voix emplie de regrets :

— Désolée, il est très occupé, ce n'est pas le bon moment...

Blessé, je papillonne des cils en hochant la tête. C'est seulement là que je  constate qu'ils sont humides et réalise que j'ai les larmes aux yeux, ce qui m'énerve au plus haut point.

Ça fait des années que c'est comme ça, je ne sais pas pourquoi est-ce que j'attache toujours autant d'importance aux réactions blessantes de mon père.

— Je comprends, réponds-je, la gorge nouée. Bon, je vais te laisser, je dois finir ma séance, reprends-je d'une voix faussement joyeuse. Tu m'enverras des photos de ton brunch de ce matin, OK ? Je t'embrasse.

— Moi aussi, Cléo. Passe le bonjour à Louis et à ta sœur pour moi.

Je m'apprête à accepter quand elle ajoute :

— Et à ta colocataire aussi, bien sûr !

J'avale ma salive, les yeux dans le vide.

— OK, maman. On fait comme ça.

C'est elle qui raccroche. Dès que l'appel est terminé, je remets mon portable dans ma poche, avale une grande gorgée d'eau et double la charge sur ma barre, le cœur battant la chamade. Je ne sais même plus contre qui je suis le plus en colère : mon père pour être si puéril...

... ou moi parce que ça me tue toujours autant.

22:31

Quand je rentre à l'appartement vers vingt-deux heures, je me doute que Louis doit être déjà couché. Aussi, je pénètre à l'intérieur en silence et referme la porte derrière moi avec douceur en évitant de la claquer.

— Salut, murmure une voix dans mon dos.

Lorsque je fais volte-face, la première chose que j'aperçois est Esther, complètement affalée dans le canapé. Louis dort sur sa poitrine, le visage écrasé contre son cou, et elle tient un livre ouvert à bout de bras.

— Salut, murmuré-je à mon tour, surpris de la trouver dans cette position. Tu joues les baby-sitters ?

Esther jette un regard protecteur à Louis, qui semble avoir trouvé le meilleur oreiller de la région. Elle a les joues rosies par la chaleur, ce qui ne m'étonne pas – il n'y pas de meilleure bouillotte sur terre qu'un bébé endormi.

— Yes. Adèle avait une soirée alors je me suis proposée pour garder Louis.

Je me fige, une vague de colère me heurtant de plein fouet. Une soirée ? Sérieusement ?

— Elle abuse, lâché-je entre mes dents en retirant doucement ma veste.

Tandis que je l'accroche au porte-manteaux, Esther me répond tout doucement :

— Elle a seize ans, Cléo. Elle a le droit de s'amuser un peu.

Je fais volte-face. Ses cheveux blonds sont relevés en un chignon désordonné et elle porte ses lunettes anti-lumière bleue, ce qui lui donne un air beaucoup plus doux que d'habitude. Soudain, elle ne ressemble plus à cette influenceuse tout droit sortie des magazines, mais beaucoup plus à cette jolie voisine que j'ai croisé dans l'ascenseur la première fois. Bizarrement, ça fait du bien.

— On ne s'amuse pas quand on a un bébé, rétorqué-je en haussant les épaules avant d'aller me laver les mains.

Esther me fixe un instant sans rien dire, puis remarque innocemment :

— C'est pour ça que tu ne t'amuses pas, toi ? Tu considères Adèle et Louis comme tes enfants à charge ?

Je me fige dans mon mouvement, l'eau chaude à plein volume frappant mes mains.

— Adèle a des obligations et c'est à elle de les respecter, point, finis-je par rétorquer sans répondre à sa question. Et si elle n'est pas contente, je m'en fous. Elle n'avait qu'à y penser avant.

Ma froideur semble surprendre Esther. Je sens son regard posé sur moi tandis que j'éteins le robinet, m'essuie les mains et range des affaires. Puis, elle commente doucement :

— T'es dur avec elle.

Elle a raison, je le sais, mais ça n'empêche pas que ses mots me piquent là où ça fait mal. C'est vrai, je suis sévère ; mais n'est-ce pas ce qu'on attend d'un grand frère ?

En tout cas, je ne peux m'empêcher de la regarder d'un air triste avant d'hausser les épaules pour lui répondre :

— Peut-être mais si je ne le suis pas, qui le sera ?

Ça a le don de lui clouer le bec. Ensuite, Esther se replonge dans sa lecture, caressant le dos de Louis d'une main et serrant son bouquin de l'autre. De mon côté, je me connecte à l'enceinte Bluetooth d'Adèle et choisit une playlist de pop acoustique avant de préparer des croque-monsieur.

— J'imagine que je ne cuisine pas pour Adèle, du coup ? demandé-je au bout d'un moment.

— Je ne pense pas.

Je lui jette un regard en biais tout en ouvrant le sachet de gruyère. La blonde a les yeux rivés sur son livre, plus concentrée que jamais. Je me demande si elle lit Le complexe de l'obscurité mais je ne veux pas la déranger dans sa lecture, alors je me tais.

— J'en fais pour toi ? demandé-je simplement.

Cette fois, Esther relève la tête et jette un œil dans ma direction. Elle a l'air surprise par ma proposition, mais aussi touchée.

— Je... Non merci.

— Tu as déjà mangé ?

Ma question semble la prendre de court et elle hésite un instant avant d'avouer :

— Non.

J'hausse une épaule.

— Tu n'es pas obligée de manger avec moi, expliqué-je. Si tu veux dîner plus tard, je peux te les mettre de côté.

Esther secoue la tête, les lèvres pincées. On dirait que je l'énerve, ce qui me prend de court. Pour une fois que j'essayais sincèrement d'être gentil avec elle...

— Ça ira, merci. Je ne pense pas dîner ce soir.

Sa réponse me déplaît mais je ne relève pas. Elle est chez-elle et si elle veut se coucher le ventre vide, c'est son choix – je n'ai pas à lui faire de commentaire ou à exprimer mon mécontentement. En revanche, je repense à la fois où nous nous sommes croisés près du réfrigérateur en pleine nuit, ainsi qu'à ses pas dans le couloir plusieurs fois par semaine... et ça me fait de la peine.

Lorsque je termine de préparer le repas, je mange tranquillement sur l'un des tabourets de bars en écoutant ma musique, dos à Esther. Puis, une fois mon repas terminé, je dépose mon assiette dans le lave-vaisselle et rétorque innocemment :

— D'ailleurs, j'ai bien aimé ta dernière vidéo.

Ma colocataire manque de sursauter, lâchant son livre des yeux.

— Tu... regardes ce que je fais ? lâche-t-elle, surprise.

— Bien sûr. T'as mon neveu sur la poitrine, c'est quand même normal que je m'intéresse un peu à toi.

J'ai dit ça sur le ton de la plaisanterie mais pourtant, Esther rougit de plus belle. Elle ne peut pas bouger à cause de Louis mais je la sens gênée, presque un peu honteuse.

— C'était sympa en tout cas, reprends-je alors en lui souriant gentiment. Par contre, tu aurais dû prendre le bonnet vert plutôt que le jaune, ça faisait plus ressortir des yeux.

Je n'ai pas dit cela par hasard : elle parle de cet achat à la toute fin de la vidéo, juste avant de parler des livres. C'est bête mais je veux qu'elle sache que j'ai tout regardé, pas seulement une ou deux minutes pour me la péter.

Le fait est que j'aime beaucoup son travail. Ses montages sont très professionnels, toujours travaillés tout en restant sobres et ses rushs sont esthétiques et bien pensés. Je ne suis peut-être pas un expert en la matière étant donné que je suis très peu actif sur YouTube au quotidien et que je suis un gros total de zéro créateurs de contenus – ou seulement un, si on la compte dans le lot – mais je comprends facilement qu'elle se soit fait un nom dans le métier. Elle est très douée.

— Ah mince, j'ai hésité, répond-t-elle en passant une mèche de cheveux derrière ses oreilles.

Elle marque une pause puis embraye soudain, visiblement désireuse de changer de sujet :

— D'ailleurs, j'ai bien avancé Le complexe de l'obscurité. C'est hyper cool, mais très sombre.

J'arque un sourcil, intéressé. Dans ma poitrine, mon cœur a subitement accéléré.

— Ah bon ? Et ça ne te plaît pas ?

— Pas forcément, avoue-t-elle. Je veux dire, j'ai du mal à concevoir qu'un personnage aussi solaire qu'Alana subisse des choses aussi horrible.

Je m'adosse au chambranle du couloir avec un petit sourire.

— Si elle ne passait pas par des épreuves, il n'y aurait pas d'histoire.

Esther secoue la tête.

— Je sais, mais il y a tout de même différents degrés. Son mari dont elle est folle amoureuse qui a un accident aussi horrible, c'est juste... Irréaliste. Alors oui, ça arrive sûrement dans la vraie vie, mais tout de même. C'est tellement injuste.

J'acquiesce. Des fourmis remontent du bout de mes doigts jusqu'au cou, me coupant presque la respiration.

— C'est vrai.

Nous nous regardons un instant en silence, puis elle s'exclame :

— Bref, je te dirais quand je l'ai fini. Mais pour l'instant, c'est un six sur dix.

Je lui lance un sourire amusé.

— Ça marche.

Sur ce, je récupère Louis sur sa poitrine et le porte jusque dans son berceau, où je le dépose avec mille précautions. Il me paraît soudain immense dans ce minuscule lit et je réalise qu'il va bientôt falloir le changer parce qu'il grandit à vitesse grand V. Bientôt il saura parler, marcher, manger tout seul. Puis, je lui apprendrai à faire du vélo, à faire ses devoirs et si Adèle accepte, je l'emmènerais au café avec moi pour lui filer des gâteaux en douce. Et très vite, avant même que je ne me rende compte de quoi que ce soit, il demandera un ordinateur à son anniversaire, quittera la table énervé et ne voudra plus que je le serre dans mes bras. Rien que d'y penser, je suis terrifié.

Délicatement, je dépose alors un baiser sur son crâne tout doux et fait demi-tour pour quitter la chambre. Sur le chemin, mon regard est attiré par la bibliothèque située au fond de la chambre, sous le mur en pente. Une étagère entière est dédiée à mes exemplaires du Complexe de l'obscurité : il y en a en broché, en poche, des éditions spéciales et même des goodies liées au roman.

Je repense alors avec un sourire à Esther, qui tient le sien dans ses mains. Elle dit que je suis dur mais en attendant, elle a tout de même osé le noter six sur dix – c'est plus sévère que la plupart des critiques en littérature qui se sont penchés dessus.

Oh bon sang, j'ai vraiment hâte de lui dire que c'est moi qui ai écrit ce roman.

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