Saison 1 - Épisode 18 : Chère Zazou (partie 3/3)
La maison des Choufleur est plongée dans une profonde obscurité. Il est vingt-deux heures à peines et toutes les pièces sont régis par le silence. Bien qu'il n'entendait rien depuis la chambre de Luna, Johan devait supposer que Jordan dormait à poings fermés, l'oncle Léon ronflait comme un moteur et que Ysaleene était sur son portable à traîner sur Instagram.
Quant à lui, il n'a pas assez de place pour se retourner et prendre son téléphone. S'il avait le malheur de faire un geste trop brusque, une latte se casserait sans doute et Luna continuerait à rire à gorge déployé comme elle le fait depuis vingt bonnes minutes.
Oui, parce que c'est bien la seule à ne pas avoir trouvé le sommeil. À chaque fois que Johan tente de fermer les yeux, elle trouve un moyen de le frapper avec Monsieur Girafe. Le bruit du caoutchouc sur sa tête fait comme un couinement insupportable que le garçon n'arrivait plus à se retirer de la tête.
— Raconte-moi une histoire, raconte-moi une histoire ! s'écriait la petite fille.
Johan est recroquevillé sur lui-même. Parqué comme une marchandise, il se contente de plier ses jambes et donner son dos à la petite fille dans un lit qui faisait la moitié de sa taille.
Il se sentait coupable de penser ça, mais plus le temps passait et plus il regrettait d'avoir accepté de dormir avec la petite Luna.
— D'accord, d'accord ! marmonne Johan en essayant de se redresser.
Quand il tente de se lever, sa tête percute une étagère en bois fixé juste au-dessus du lit de la petite fille. Elle se met à rire quand l'uppercut fait tomber un livre de princesse sur les genoux de Johan.
— J'veux celui-là ! hurle-t-elle en pointant l'ouvrage compacte du doigt.
Il se masse le crâne et tourne le livre vers la dernière de couverture.
— C'est ce truc-là que tes parents ont l'habitude de te lire avant de t'endormir ?
— Ouiiii !!!
— Aïe, pitié Luna, est-ce que tu pourrais faire moins de bruit ?
Elle hoche la tête et s'assoit sur ses genoux avant de se poster face à lui.
Johan ouvre le livre et découvre une bribe de mots avec une illustration typique de château sur la page d'à-côté. Il fronce des sourcils, heureux qu'elle ne demande pas à lui conter la saga du Trône de Fer mais semble d'autant plus exaspéré à l'idée de lire dans une pénombre pareille. Seule la veilleuse éclairait cette pièce.
Le garçon attrape son portable et active le flash sur la première page. Bien qu'il arrive désormais à lire correctement, cela avait le don d'exciter Luna plus qu'elle ne l'était déjà.
Il pousse un profond soupir et lui demande pour la énième fois d'arrêter de bondir sur le lit comme si c'était un trampoline.
— Luna, si tu ne m'écoutes pas, le vilain loup va venir te manger.
— Je sais très bien que tu dis ça pour me faire peur, y a pas de loup en Martinique, rigole-t-elle.
— Ah ouais, t'es sûre de ça ? Je ferais moins la maline, si j'étais toi...
Luna commence à cligner des yeux et se terre dans le silence pour imaginer la bête féroce se dresser face à elle.
Johan, heureux de voir que la tactique fonctionnait, se racle la gorge et commence à conter de sa plus belle voix :
— Il était une fois, dans un château surplombé par les nuages et les arc-en-ciels, une ravissante princesse aux cheveux de platine et la peau dorée. Son était...
BAM. Monsieur Girafe se jette sur le coup de Johan et lui assène un crochet du poing. Le garçon, pris au dépourvu, tombe du lit et s'écrase la tête la première contre une fondation de Lego.
— Aïe, aïe, aïe ! marmonne Johan en essayant d'enlever un morceau de tour qui s'était incrusté dans sa joue. Bordel de merde !
Luna se met à hurler de rire et saute sur le ventre du garçon.
— Argh ! Arrête, putain ! Lunaaaa !!!
— Bataille de polochoooon !!!
L'effet d'un court circuit passe dans son esprit. Johan écarquille les yeux. Il sent quelque chose révulser au-dessus de sa paupière. Ça a l'effet d'un spasme.
— Ça suffit ! explose le jeune homme. Ça commence à bien faire !
Luna ne fléchit pas devant sa posture de menace.
— Et qu'est-ce qui se passe dans le grand château ? Ne me dis pas que c'est toujours la même histoire ?
— De quoi tu parles ? demande Johan dont la colère tendait à restreindre.
— Bah, du livre.
Johan garde son regard froncé et troublé sur l'ouvrage qui reposait sur ses genoux.
— Elle va retrouver le prince et faire pleins d'enfants avec lui, c'est toujours pareil ! Ça devient nul, nul, nul, nuuuul !!!
Il attrape le livre et faillit de le fracasser contre le crâne de la gamine.
— Dans une version alternative, un monstre du nom de Johanator se chargera de faire irruption dans le château et lui broyer les os si la petite princesse ne ferme pas sa put...
Dans la voix tonitruante qui s'étendait à la chambre, un bruit de grincement détonna presque en silence. Les regards de Johan et Luna se dirigent d'un air oblique vers la porte qui abaissait sa poignée.
L'oncle Léon fait irruption, les yeux à moitié endormis et le visage affaissé par une série de rides.
— ... et c'est ainsi que la petite princesse retrouva sa maman et son papa. Le vilain dragon avait finalement réussi à retrouver l'amour des seins au fin fond de la grotte aux mystères.
Lorsque l'oncle Léon tourne son visage vers le lit, il lui apparait une vision presque touchante. Johan, assis sur une chaise berçante, gardait Luna sur ses genoux tandis qu'il concentrait son attention sur le livre de contes.
— Oh, oncle Léon, je ne t'avais pas vu !
— Tout va bien, ici ? J'ai cru entendre du bruit.
— Excuse-moi, c'est peut-être moi quand je voulais imiter les hurlements du dragon.
Luna se met à rire et se rappelle soudain qu'elle devait déjà être au lit quand son père la dévisage d'un regard noir.
— Va pour cette fois, Luna, mais c'est bien la dernière. Tu as de la chance que Johan soit aussi gentil avec toi.
— T'en fais pas, papa, je serai aussi sage qu'une image ! déclare la fille avec son plus beau sourire.
Même s'il sait pertinemment que rien de tout cela n'est vrai, l'oncle Léon n'arrive pas à rester bien longtemps fâché avec sa petite princesse adorée. Il s'approche du front de Luna et lui colle un bisou avant de refermer la porte derrière lui. Johan attend quelques secondes, pour être sur qu'il était enfin parti, quand il balance la petite fille sur le sol.
***
Les talents de narration de Johan avaient eu raison de Luna et de son sommeil. Et bien qu'il se délecte de ne plus l'avoir dans les pattes, le garçon n'arrive pas à trouver lui aussi réconfort dans les bras de Morphée.
— Bordel, ce lit est vraiment trop petit. J'en ai marre, c'est insupportable.
Il pose un pied à terre en essayant d'esquiver les Legos qui jonchaient le sol tels des pièges de mines.
Après avoir réussi à sillonner la chambre sur la pointe des pieds, Johan tourne la poignée et s'enfonce dans la pénombre du couloir avec comme seule lumière la torche de son portable.
— Tiens, il y a quelqu'un dans la salle de bain ?
Une lumière s'échappe au-dessous de la porte et le robinet lâche un bruit pour indiquer que l'eau est en continue. Il se poste face à la pièce en attendant que celle-ci ce libère. Quand son visage tombe dans le sien, Johan se met presque à sursauter.
— Argh ! Putain de merde ! Tu m'as fait peur !
Jordan reste face à lui avec un visage de marbre.
— C'est pas trop dur en bas ?
— Ça te fait marrer.
— Hein, non ! Pourquoi tu dis ça ?
— Me prends pas pour un con, l'obsédé !
— Attends, comment tu m'as appelé, là ?
Avant même qu'il n'ait le temps de riposter, Johan sent une pression sur le col de son t-shirt. Jordan le plaque contre le mur et il arrive à sentir les carreaux froids de la salle de bain sur sa joue.
— Lâche-moi, espèce de sale gosse !
— T'es pas le vrai cousin d'Ysaleene, toi.
— Qu'est-ce que tu racontes, c'est ridicule !
— J'ai vu comment tu la matais, le porc ! T'as pas honte, bâtard que tu es !
— Écoute, gamin, je sais pas de quoi tu parles. Ça doit être la jalousie qui parle à ta place parce que je peux t'assurer que...
— Ah ouais ? C'est quoi ça, alors ?
Il le lâche pendant quelque instant quand il se dirige vers le lavabo et tend son bras pour prendre quelque chose. C'était le bermuda « taché » de Johan.
— T'avais ça que je t'ai vu pour la première fois. Et quand t'es redescendu avec Ysaleene, tu l'as changé. Mais j'ai direct capté que c'était pas de la pisse, espèce de sale chien !
— Euh... ça... alors, c'est assez marrant que tu m'en parles parce que...
— Joue pas au con avec moi !
Il n'y avait aucun moyen de le raisonner. Johan arrivait à sentir le souffle de son sosie maléfique taper sur son visage.
— Tu devrais redescendre, ça vaut mieux pour toi.
— Attends, t'as dit quoi, fils de pute ?!
— Le père d'Ysaleene va se réveiller avec tout le bruit que tu fais. S'il te voyait à côté de sa porte, tu penses qu'il en penserait quoi ?
Le garçon lâche Johan et semble s'essuyer les mains sur une serviette accrochée au mur – comme s'il venait de palper un gros tas de merde.
— Gère-toi avec Ysaleene. Parce que je te préviens que ta maman aura que ses deux bougies à allumer pour prier ta mort.
— Wow, tu fais fort dans les menaces. J'imagine que t'as l'habitude.
Jordan n'arrive pas à se calmer. Des veines apparaissent autour de son cou quand la porte de la salle de bain commence à grincer.
— Les garçons, vous faites quoi, là ?
Johan a l'impression que le sol va lui tomber sur la tête. Ysaleene porte un mini-short aussi court qu'une culotte. Elle est tellement serrée sur ses fesses que les garçons arrivent à tout voir.
Quand Jordan jette un regard oblique dans sa direction pour voir s'il était en train de reluquer sa copine, Johan a le réflexe de baisser la tête vers les pieds d'Ysaleene – finalement la seule partie qui l'intéressait vraiment.
— Rien, bébé. J'étais juste en train de parler avec ton cousin. On avait tous les deux une envie pressante au même moment.
— On est comme... synchronisés ! rigole Johan en contractant ses dents dans un sourire artificiel.
— C'est exactement ça.
Zazou reste devant la porte et fronce des sourcils. Ses bras croisés ne semblent pas convaincus.
— Vous alliez vous battre ?
— Hein, non, non, c'est ridicule... je sais pas me battre, balbutie Johan.
Il se mord la langue juste après avoir ouvert la bouche. Il ne savait pas pourquoi il avait dit ça mais ses paroles eurent comme un effet de « repoussoir » sur Ysaleene. Elle se contente de le regarder avec une grimace qui semblait dire « T'es sérieux, gros ringard ? T'allais vraiment te faire poutrer par mon copain qui a deux ans de moins que toi ? ».
La crédibilité qu'il avait pris du temps à acquérir dans l'insconscient d'Ysaleene s'est envolé. La jeune fille lève la tête vers son copain et lui adresse un beau sourire avant de s'approcher. Quand elle passe à côté de Johan, Zazou fait exprès de ralentir sa démarche pour laisser le temps au garçon d'admirer ses pieds s'articuler sur le sol. Pour qu'il réalise ce qu'il avait perdu par la grâce de son aveu de faiblesse.
— Mon père dort comme un ogre. Il va jamais se réveiller, t'inquiète.
Johan fronce des sourcils en entendant les voix se murmurer des choses sensuelles dans son dos. Il fait volte-face et sent son âme se découper de l'intérieur.
Jordan a le visage penché face au cou d'Ysaleene. Johan ne sait pas s'il est en train de lui susurrer quelque chose ou lui faire un suçon. Peu importe, ce qu'il faisait mettait Zazou dans tous ses états.
— Tu peux rester trente minutes dans ma chambre... le temps que...
— Il va nous falloir un peu plus que trente minutes, j'espère que ton papa à le sommeil bien profond.
— Moi, j'espère surtout qu'il y a pas que le sommeil de mon père qui sera profond.
« Putain de merde ! Qu'est-ce qui est en train de se passer, là ? »
Johan n'en croyait pas ses oreilles. Il a envie de simuler une mort tellement la honte est en train de le happer sans vergogne. Zazou était en train de chauffer Jordan ? Devant lui ? Comme s'il n'était qu'un moins que rien ?
« Bordel... »
Les deux adolescents traversent la salle de bain et jettent un dernier regard en direction de Johan. Jordan avait l'air de se moquer de lui tandis qu'Ysaleene secouait de la tête. Son visage morne décrivait sa déception. Des attentes impossibles qu'elle avait placé sur Johan. Mais le choix ne tarda pas à se faire.
Une fois que la porte d'à-côté – qui donne sur la chambre de Zazou – se referme, Johan pousse un profond soupir et se laisse tomber sur le sol. Avec la démarche d'un mort-vivant, il se dirige vers la chambre de Luna, le seul endroit où il avait encore le droit de se reposer.
***
Le bruit des fourchettes, des cuillères et des bols qui bondent la table ont un effet désagréable sur l'ouïe de Johan. Le manque de sommeil lui confère des pouvoirs capables d'entendre les ultrasons depuis sa chaise – elle a une sensation de raideur sur ses fesses.
— J'ai entendu du bruit, hier soir, c'était toi, Gwendoline ?
La cadette de la famille, que Johan voyait pour la première fois, balaye la pièce du regard avant de répondre.
— Non, j'ai réussi à m'endormir, cette fois.
— C'est marrant, moi je n'ai pas du tout dormi de la nuit, déclare Ysaleene alors que son teint éclatant prétendait tout le contraire.
— Moi non plus, continue Johan. Le lit de Luna est un peu trop petit pour moi, je pense.
Quant à lui, il représente l'extrême opposé. Ses paupières semblent se creuser dans son visage. On arrive à distinguer l'ossature de sa face maigrichonne et abattu tandis que ses yeux rouges le feraient passer pour un crackhead sans équivoque. Lorsque Jordan s'asseoie à côté de Zazou en posant une main sur sa cuisse, le zombi comprend de suite qu'il s'est passé quelque chose.
« Oh, les bâtards »
— Ah oui ? Pourquoi ça ? demande l'oncle Léon.
Johan a envie de se fracasser la tête contre la table. Comment l'homme le plus expérimenté et intelligent de la maison a-t-il fait pour ne pas remarquer ce qui se tramait sous son nez ?
— Ça semble évident, pourtant, relève Johan de sa voix mortifère.
Jordan et Ysaleene écarquillent des sourcils, redoutant la suite de sa phrase.
— ... j'ai le sommeil très agité, en ce moment. Je ne sais pas trop pourquoi. Je dois avoir chaud, peut-être, l'interompt Ysaleene en essayant d'attirer l'attention de son père vers elle.
— ... ou tu dois simplement avoir tes chaleurs, un peu comme un chat.
— Johan, qu'est-ce que tu as dit ? balbutie l'oncle Léon en posant la quotidienne qu'il feuilletait sur son assiette.
— Oh, rien du tout, oncle Léon. Je... j'étais en train de regarder une vidéo de chat sur mon portable.
Ysaleene et Jordan rétractent leur posture défensive. Ils continuent à se regarder comme s'ils avaient commis le coup du siècle.
— Sinon, Jordan, je me suis réveillé pour aller pisser et j'ai vu que tu n'étais pas sur le clique-claque. Tout s'est bien passé pour, hier soir ?
L'attention de l'oncle Léon et de la tante Coralie s'oriente vers le jeune adolescent. Johan esquisse un sourire en coin pendant qu'il cherche ses mots.
— Où j'étais ? Très bonne question...
« La contrefaçon du bad boy de Wattpad est foutue »
— En fait...
« Alors, p'tit con ? Comment tu comptes t'en sortir, maintenant ? »
— Vous vous rappelez de ce que vous m'avez dit, monsieur Choufleur ?
« Oh, le fou ! Il s'adresse directement au père de Zazou. Il est même pas dans la merde, c'est un homme mort »
— Sur quoi, exactement ? l'interroge l'homme dont le timbre de la voix ne semblait pas aussi enjoué qu'hier soir.
« Ça y est ! Oncle Léon commence enfin à percuter... il est foutu »
Johan plonge son visage vers sa soucoupe et pioche un croissant pour tenter de cacher son rire naissant. Un détail qui n'échappe pas à tante, l'observant du coin de l'œil.
— Le fait de savoir monter la garde pour protéger sa famille.
L'oncle Léon hausse un sourcil et resserre sa prise sur la fourchette. Jordan est à quelques mots de se faire plante, pour le plus grand plaisir de Johan.
— Et bien... il se trouve que...
Sa respiration se raccourci, on arrive à sentir son souffle et sa poitrine faire des montagnes russes. Jordan esquive le regard de l'oncle Léon pour reprendre le fil de ses idées. D'un geste brusque qui surprend tout le monde, il pointe dans le dos du monsieur. C'était la porte d'entrée.
— J'ai entendu un bruit depuis le canapé. Ça provenait de l'allée.
— Ah ouais ? J'ai rien entendu, moi ! renchérit Johan.
— C'est... c'est normal, le bruit était vraiment discret. Il fallait être au rez-de-chaussée pour l'entendre.
« Super, maintenant c'est lui qui veut me planter » pense Johan tandis que le garçon commençait à palper sa fourchette.
— Et du coup, tu t'es dit que c'était une bonne idée de sortir pour voir d'où provenait le bruit, termine l'oncle Léon.
Johan écarquille les yeux et lâche son croissant dans sa tasse chocolat. Les éclaboussures sur son visage ne semblent même pas le faire réagir tant il noie dans la déception.
« Non, oncle Léon ! Comment tu as pu tomber dans un piège aussi évident ? Jordan est un si bon baratineur que ça ? S'il arrive à faire tourner les darons en bourrique, qu'est-ce que ça doit être avec les meufs ? Bordel, j'ai vraiment aucune chance face à ce type »
***
Avant d'entrer à l'université, Johan ne voyait pas les grandes vacances comme une aubaine durant laquelle chaque jour était important. Pourtant, avec sa licence de droit entamée sur une première année draconienne, le jeune garçon avait réussi à changer son état d'esprit et s'était juré de profiter un maximum de cette période avec ses amis. Autant dire que cette journée s'annonçait comme la moins lucrative de toutes, depuis le début des vacances.
Il passe ses journées à fixer l'écran de la télévision, qu'il soit éteint ou allumé, pendant que Luna m'amuse à l'embêter une fois de plus. Malgré tout, en jouant à contre-cœur au chat et à la souris, Johan arrive à trouver une place dans le garage du sous-sol faiblement éclairé afin de se cacher de la petite fille. Elle avait peur de cet endroit de part son obscurité et les histoires de monstres, qui gorgeraient ce lieu sombre et sinistre, contés par Ysaleene.
Il se couche en boule à côté de la niche pendant que Bully remue la queue, heureux de voir un autre être vivant lui tenir compagnie. Johan voyait les pots d'échappements à quelques centimètres de son visage ainsi que l'odeur d'essence qui s'en dégageait mais c'était la moins pire des choses qu'il ait eu à encaisser de la journée.
Il caresse le haut du crâne de Bully comme pour l'apprivoiser et s'endort pendant pas moins que cinq heures. Lorsque Johan se réveille, il ne fait pas la distinction entre le jour et la nuit de part la faible luminosité de la pièce.
Quelque chose tinte à l'étage supérieur, il entend des éclats de rire et constate des marques sur sa peau tant il avait bien dormi. Johan secoue sa tête et montre les escaliers.
Il entend les grillons qui lui indiquent la fin de matinée pendant que le coucher de soleil ajoute une teinte dorée dans le ciel qu'il aperçoit depuis les stores du salon. Le bruit provient de la salle à manger. Johan s'approche et constate que toute la famille est au complet. Il fronce des yeux en voyant qu'une tête s'était ajoutée.
— Je t'avais complètement oublié ! s'exclame Johan.
Gwendoline, la cadette de la famille, se conte de lui répondre d'un « salut » machinale avant de piquer l'igname avec sa fourchette.
L'oncle Léon et la tante Coralie semblaient gênés par sa remarque. Johan se gratte l'arrière du crâne en imaginant ce qu'il avait bien pu dire de mal.
— Tu étais passé où, d'ailleurs ? demande l'oncle Léon. Ta tante n'a pas arrêté de s'inquiéter.
— Au sous-sol, je jouais avec Luna à cache-cache mais je me suis assoupi. Faute à pas de chance, j'ai fait une grosse sieste.
Luna le dévisage d'un regard noir. Les sourcils froncés et les bras croisés, elle ne décoche pas un sourire et se terre dans le silence, prenant cet acte de la part son cousin préféré comme une trahison.
— T'inquiète pas, Luna, Johan aura tout le temps de jouer avec toi, ce soir ! rigole Ysaleene et lui jetant un regard provocateur.
— Justement, à ce propos, oncle Léon...
« Ça t'arrange de me savoir loin de toi. N'est-ce pas, Zazou ? »
— Est-ce tu penses que ce serait possible que je puisse dormir ailleurs, cette nuit ? Ce n'est pas que je n'aime pas Luna, mais son lit est un peu trop petit.
Tante Coralie lâche sa fourchette et racle de la gorge pour chercher ses mots. On dirait qu'elle quémande l'aide son mari, mais l'homme se plonge dans une profonde lecture par le biais de sa quotidienne des résultats du tiercé.
— Je ne sais pas... peut-être qu'Ysaleene...
— Il est hors de question qu'il vienne dormir dans ma chambre, je reste seule.
Quelque chose frémit sur la tempe de Johan. Son sang grimpe la température dans ses veines. Il ne savait pas ce qui le retenait de tout balancer à tante Coralie sur ce qu'il s'était passé hier soir. Peut-être la branlette que sa fille lui avait faite quelques heures avant l'évènement.
— Ce n'est pas grave, je vais retourner dans le garage. Le chien est très sympathique, plus que certaines personnes...
— Ne dis pas n'importe quoi, balbutie tante Coralie. Je... Léon ! On pourrait le faire dormir avec Gwendoline, qu'en dis-tu ?
— Bonne idée ! hurle l'homme sans détourner son attention du journal. Au moins son lit servira à quelqu'un.
— Léon ! gronde la femme. Ça suffit !
Elle oriente son regard vers sa deuxième fille. Gwendoline lâche un regard fuyant et baisse la tête quand sa mère lui attrape l'épaule et la blottit contre sa poitrine.
— Ton père plaisante, ma chérie.
Johan ne comprend pas très bien ce qui se passe mais préfère ne pas poser de question.
— Si ça te dérange pas... et si ton lit n'est pas trop petit...
— Oh, ne t'en fais pas ! C'est u deux places ! l'interrompt l'oncle Léon. Et si je savais, on aurait peut-être dû donner celui-ci à Luna.
— Léon Choufleur, ferme-là ! rugit la tante Coralie.
Le tintement des fourchettes s'estompent. Ysaleene et Luna observent leur mère en écarquillant les yeux. Johan arrive à ressentir les représailles qui risquent d'éclater même s'il ne comprend pas toute l'histoire. Soudain, il sursaute en voyant Gwendoline le regarder fixement.
— Ouais, tu peux venir dans ma chambre avec moi. Ça me gêne pas.
— Est-ce que tu penses que ça va aller ? demande tante Coralie.
Johan fronce des sourcils et chancèle presque sur sa chaise en entendant les propos de sa tante. Il savait qu'il n'était pas très beaux, mais ce n'était pas un monstre non plus. Luna avait bien passé une nuit avec lui sans encombres, pourquoi poser cette question ?
— T'en fais pas, maman. Je vais gérer.
Elle soupire d'une expiration profonde avant de piocher un morceau de viande salée dans son assiette.
— Très bien, je te fais confiance, achève la tante Coralie. N'oublie pas de prendre tes cachets avant d'aller au lit, n'empêche.
« Des cachets ? » manque de s'étouffer Johan en avant de travers. « Comment ça, des cachets ? »
***
La maison est plongée dans l'obscurité la plus sournoise – les ténèbres aideraient Jordan à se glisser dans le lit d'Ysaleene pendant que Johan, lui, observait une lumière qui reluisait sans jamais savoir quand s'éteindre. Il avait beau se couvrir la tête pour échapper à son halo, rien n'y fait. De plus, il fait trop chaud pour qu'il se permette de garder la couverture.
— T'es pas fatigué ?
Il se redresse en regardant la fille debout devant lui. Bien qu'il soit d'abord énervé, la curiosité prend le dessus. Déjà qu'elle n'était pas bien en chair, pourquoi Gwendoline faisait des gestes aussi grands avec ses bras et ses jambes. Son corps se penche comme une brindille au rythme de ses envies pendant que ses membres s'étirent en croix.
— C'est du yoga ? demande Johan en fronçant des sourcils.
— Non, c'est un nouveau challenge sur TikTok !
— Mais je comprends pas, les vidéos TikTok, elles sont pas censées être courtes ? Pourquoi j'ai l'impression que ça fait une heure que j'entends cette musique en boucle dans ma tête alors ?
— Parce que j'essaye de faire la meilleure prise que possible avant de poster ! répond la fille d'un ton ferme sans détourner l'attention du portable posé debout sur sa commode.
— Et tu penses que tu auras fini quand, parce que là...
— Chhuuuuttt !!! Si tu continues à parler dans ma tête, je vais jamais réussir à me concentrer !
Au moment où le garçon ferme les yeux, il se rend compte et entend que la fille se met à soupirer en chœur avec lui. Surpris, il sursaute et l'observe en se demandant avec quel culot elle pouvait se permettre de souffler.
Sa combinaison en polyester commence à s'assombrir au niveau de ses aisselles. Johan arrive à sentir une odeur nauséabonde se dégager dans sa direction. Cette forte odeur de transpiration qui laisse parler une adrénaline sensiblement accrue.
« Bordel, mais qu'est-ce qui lui arrive ? »
Elle abandonne le portable qui continue de faire tourner cette musique épouvantable. À la place, son cou se penche vers le tapis, comme si une corde ou un aimant l'attirait contre sa volonté. Plus Johan observe, plus sa démarche devient précipitée.
Gwendoline se met à marcher d'un pas pressé autour du tapis sans que jamais son regard ne quitte son centre. Il est cerclé de petits motifs hauts en couleurs – les mêmes que ceux qui composent un arc-en-ciel, les uns dans les autres.
— Tout va bien ?
Bientôt, elle se met à murmurer des choses que Johan pensait être dans une autre langue. Gwendoline court de plus en plus vite. Les bras ballants, comme si elle ne peut plus en faire usage, elle se met à hurler.
— ARGH !!! RAAAAHHHHH !!! QUE LE DIABLE DE GUIDE VERS LES FLAMMES DE L'ARCHANGE !!!
— C'est quoi, ce délire ?! s'écrie Johan. Elle est jnounée ou c'est comment ?!
Il aurait aimé s'enfuir par la porte, mais Gwendoline lui faisait office de barrage et il ne savait pas encore comment elle pourrait réagir en le voyant se lever du lit. À tout moment, elle pouvait saisir la mini Tour Eiffel qui observait la scène avec effroi depuis le bord de son bureau et l'enfoncer dans son crâne. Johan tenait à rester prudent.
Sauf qu'en s'écriant, il venait d'intriguer la bête. Elle se stoppe au beau milieu de son marathon infini et tourne les chevilles vers lui.
— Écoute, j'te promets que si tu me laisse passer, j'en dirai pas un mot à tes parents...
— Menteur !
Sa voix prend une teinte grave, la jeune fille semble s'étouffer pendant qu'elle hurle dans le visage de Johan. Il se plaque sur le mur en espérant qu'il parviendrait à l'engloutir, les dents serrées, les yeux plissés. Elle se rapproche de lui, ses globes oculaires injectés de sang commençaient à révulser.
— Non, Gwendoline... AU SECOURS !!!
Tandis qu'il hurle de toutes ses forces, la porte de la chambre se fracasse contre le mur. Johan ouvre un œil et ne comprends pas ce que l'oncle Léon fait avec un pistolet seringue.
Il siffle par à-coups pour attirer la bête et attend qu'elle se jette sur lui pour appuyer sur la gâchette. Une fléchette s'encastre dans son cou quand elle s'écroule sur le sol. Ses forces venaient de la quitter en une fraction de seconde.
— Voilà ce qu'on doit subit à chaque pleine lune, marmonne l'oncle Léon.
Il l'attrape par la taille avant de la soulever par-dessus ses épaules.
— Mais qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Bouffée délirante. Elle a quelques problèmes de maniaco-dépressives, si j'ai bien résumé ce que le psychiatre m'a dit.
Il se retourne une dernière fois dans la direction de Johan, la tête de Gwendoline cogne contre l'encadrement de la porte.
— Au moins, tu as la chambre pour toi tout seul.
Johan se contente de respirer bruyamment sans savoir quoi dire.
— Je vais la garder à l'œil pour cette nuit, ne t'inquiètes pas.
— Tu... tu l'as piqué avec le truc qui sert à endormir les rhinocéros, j'ai pas rêvé ?
— On va faire comme si tu n'avais rien vu.
Et il éteint la lumière avant de s'enfoncer aux abysses du couloir, là où la chambre des parents Choufleur reposaient dans le silence.
Johan balaye la pièce du regard dans un 360° malgré le fait qu'il n'y voyait rien. Il veux juste s'assurer qu'il n'y ait aucune entité démoniaque lorsqu'il tenterait de fermer qui viendrait prendre possession de son corps comme ce fut le cas avec la pauvre Gwendoline. Même si son père avait donné des faits scientifiques, Johan les avait déjà oublié et ne pouvait imaginer que seul une crise était capable de déclencher une telle énergie.
— PAPA, NON !
D'un coup, alors qu'il fermait les yeux pour tenter de s'assoupir, Johan sursaute dans le lit de Gwendoline. Cette voix douce, il pouvait la reconnaitre entre mille. Zazou avait des ennuis ?
Il met les chaussons rose de la cadette, qui reposent au coin du lit, et traverse le couloir jusqu'à la chambre d'Ysaleene.
La porte d'une couleur aubergine grince, entrouverte. Un éclat de lumière s'échappe dans la fente de l'ouverture. Il la pousse et fait face à l'oncle Léon, sa main agrippée sur la poignée. Son visage tendu n'annonçait rien de bon. L'homme retrousse ses lèvres au point d'avoir presque à les mordre pendant qu'il hausse le ton sur sa fille.
La jeune fille jette son regard dans tous les sens. Au point qu'elle arrive à rester focalisé sur l'arrivée de Johan.
— Où est-ce qu'il est ?! gronde son père.
Johan s'approche et sent son cœur lacérer dans sa poitrine. À ce rythme-là, il se demandait s'il allait finir par agoniser sur le seuil de la porte. La jeune fille reste enroulée dans un drap qui lui arrive tout juste au-dessus de la poitrine. Si la couverture avait le malheur de ne serait-ce de glisser d'un centimètre, il arriverait à percevoir la couleur de ses tétons.
— Pourquoi tu es toute nue sous ta couverture ?!
— Je suis pas nue, papa ! affirme Ysaleene pendant que sa voix tremblotante la trahi. Il faisait juste un peu chaud...
— Un peu chaud ? Alors que tu nous as harcelé pour qu'on t'installe une clim ? Arrête de me prendre pour un idiot ! Ça m'énerve plus qu'autre chose !
Ysaleene se contente de réponde en respirant d'un rythme saccadé. Son père s'allonge brusquement sur le sol – la position pompe ne lui faiblissait pas malgré sa bonne cinquantaine d'années – et plisse les yeux vers le dessous du lit de sa fille.
— Mais qu'est-ce que tu cherches, putain ?!
— À ton avis ?
— Il est pas là !
— Où, alors ?!
— Qu'est-ce que j'en sais, moi ?! Il m'a rien dit...
La voix de sa fille passe en arrière-plan dans sa tête. L'oncle Léon s'arrête de parler et observe quelque chose dans la pénombre du dessous du lit. Il s'approche lentement, en adoptant la posture d'une araignée sanguinaire et s'arrête près des pieds d'Ysaleene.
— Ah, ah !
Il tape la jambe d'Ysaleene pour l'écarter – toujours en position pompe, comme ferait un body builder en levant le bras.
— Je pense que tu mettes ce genre de sous-vêtements...
— Rends-moi ça !
— Pourquoi je devrais te le rendre ? C'est pas à toi !
Il se lève, une main sur la hanche, pendant de l'autre surélève un caleçon bleu marine au-dessus de la tête de sa fille. L'ombre du sous-vêtement recouvre le visage d'Ysaleene, comme pour exposer sa honte. Elle tourne le regard une énième fois dans la direction de Johan.
Le garçon racle sa gorge pour signaler sa présence, et espérer mettre fin à la scène de ménage par la même occasion.
— C'est lui, papa ! C'est lui !
L'oncle Léon se retourne et sursaute en remarquant que Johan était posté devant la porte.
— Johan ?
— Tonton.
— Ça fait un moment que t'es ici ?
— Je... c'est pas grave. J'ai entendu Ysaleene hurler, alors je...
— Papa, c'est lui !
Johan fronce des sourcils sans comprendre de quoi Zazou l'accusait. L'oncle Léon adopte la même réaction et observe sa fille d'un air intrigué.
— Bah oui, je sais que c'est Johan qui est là...
— Non, non, t'as pas compris ! C'est lui qui est venu tout à l'heure !
— Dans ta chambre ?
— Oui, papa ! s'écrie Ysaleene en oubliant presque la couverture dont elle s'était sausciconné. Le caleçon, c'est à lui !
— Attends... qu'est-ce que tu racontes, là ?! s'énerve Johan. Je suis jamais venu ici.
— Menteur ! Il est passé quand tout le monde dormait. Il voulait qu'on couche ensemble.
— Putain, c'est pas croyable de mentir sans aucune hésitation ! Tonton, je t'assure que c'est faux ! Je comprends même pas de quoi elle parle !
— C'est pour ça que Gwendoline s'est transformée. Elle a surpris Johan en train d'essayer de m'agresser et ç'a réveillé le monstre...
— En plus de ça, tu oses mettre le bail sur le dos de ta sœur ?!
L'oncle Léon prend le temps de s'asseoir sur la chaise de bureau d'Ysaleene. Il se terre dans une longue réflexion avant de jeter un regard noir à Johan.
— Prouve-nous qu'il n'est pas à toi, essaye-le.
— P-pardon ?
— Tu es plus grand que Jordan, il me semble. Le caleçon ne devrait pas t'aller si tu l'essaye. On sera tout de suite fixé.
— Attends... je vais pas essayer un fichu calebar juste parce qu'Ysaleene est inspiré dans ses mensonges.
— Comment savoir que tu dis la vérité, alors ?
— Mais c'est juste impossible ! Lorsque tu m'as trouvé, j'étais dans la chambre de Gwendoline, je ne vois pas comment j'aurais pu intervenir dans celle d'Ysaleene !
On entend Zazou avaler difficilement sa salive. Elle manque de s'étouffer devant les propos de Johan.
— C'est complètement ridicule !
— Papa, regarde sur ton portable ! Il a des photos de mes pieds ! C'est un sale détraqué de fétichiste ! En plus, il a essayé de m'offrir une chaine de cheville, exactement comme font les pédophiles avec des bonbons pour attirer les petites filles !!!
— Johan...
La voix de l'oncle Léon avait changé. Elle était encore plus grave que celle de Gwendoline sous l'influence de sa démence. Johan s'arrête au palier sans respirer. Quelque chose d'innée lui conseille de se stopper sans discuter – l'instinct de survie, peut-être.
Il entend le parquet craqueler derrière lui. Les grincements s'étiraient dans une longue agonie avant de prendre fin juste dans son dos. Il arrive à la sentir lui parcourir l'échine.
— Est-ce que tout ce qu'Ysaleene a dit est vrai ?
— Enfin... pas tout à fait... je...
Ses pensées s'entremêlent dans sa tête et il ne prend pas la peine d'affronter l'oncle Léon du regard.
— Et dire que je comptais poser des nasses avec toi sur la mangrove du Cap-Pilote...
— Oncle Léon, attend...
— Ne m'appelle plus comme ça, hypocrite !
Johan sursaute et attrape la poignée de la porte pour ne pas tomber raide sur le sol. Il ne voit pas la réaction d'Ysaleene, mais il arrive tout de même à ressentir sa satisfaction.
— Je te jure que ce n'est pas moi ! Elle raconte n'importe quoi.
— Tu as hésité il y a cinq minutes et tu oses traiter ma fille de menteuse ?
— Elle déforme la réalité, ça ne s'est pas passé comme ça.
— Même si elle déforme la réalité, c'est déjà trop !!!
Johan voit une ombre le recouvrir depuis le plafond. Quand il se retourne, l'oncle Léon est en train de se jeter sur lui, une sandale usée à la main.
— Argh ! Attend, oncle Léon !
Et alors qu'au moment où le visage de Johan allait embrasser le chiffon de semelle qu'arborait cette magnifique sandale en cuir, le chien se met à hurler, gorge déployé, au contre-bas du deuxième étage.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Johan atterri sur les fesses, sain et sauf.
« Merci, Bully »
Parce qu'il est évident qu'il s'agit de lui. Bien qu'il ne l'ait jamais entendu aboyer de la sorte, Johan savait le reconnaître.
Les pas s'animent dans le couloir quand tante Coralie surgit devant Johan.
— Qu'est-ce qui se passe ? demande-t-elle.
— Tu ne devrais pas être en train de dormir avec Gwendoline ?! Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Heureusement que les médicaments fonctionnent sinon elle n'aurait jamais pu fermer l'œil avec tout le bazar sur vous faites.
Johan, Ysaleene et l'oncle Léon s'échangent tous trois les mêmes regards suspicieux, attend que l'un crache le morceau des deux autres.
— Il y a plus urgent, là. Bully a entendu quelque chose.
— Et alors ? Laisse-le aboyer. Je te rappelle qu'il ne faut pas quitter le domicile après le couvre-feu de Cap-Pilote.
— Je n'ai pas envie que mon chien se fasse égorger par une bande de sauvage ou le SDF du quartier. Je vais voir.
— Léon, attend !
Elle s'absente un instant et rapporte une sorte de longue boite, assez fine. Léon ouvre avec la petite clé qui sommeille autour de son cou.
Dans un packaging de velours, un fusil de chasse parfaitement lustré dort profondément jusqu'à ce que l'oncle Léon désactive la sécurité. Il cale la crosse sur son épaule et quitte le salon.
— Johan, tu viens avec moi.
— Mais tu es complètement fou ! Et qu'est-ce que je vais dire à sa mère, moi, s'il lui arrive quelque chose !
— Tu lui diras qu'il est mort en héros et qu'il a tenté malgré tout de se racheter, n'est-ce pas, Johan ?
Le garçon, encore assit sur le sol, prend appui sur ses genoux et traverse la chambre d'un simple hochement de tête. Bien qu'il sente la main de sa tante lui effleurer l'avant-bras – peut-être en cas de dernière espoir quant à le dissuader de suivre son oncle – Johan ignore et regarde fixement devant lui.
— Bonne initiative, mon garçon. Tu vois, c'est comme ça qu'on devient un homme, un vrai !
— Oui, oncle Léon.
Ils descendent les escaliers et tournent la porte.
— Depuis vingt-deux heures, les monstres viennent de sortir du zoo.
— Qu'est-ce qu'on est censé faire ? demande Johan.
— Reste accroupi et fait le tour de la maison. Je prends à droite, tu prends à gauche. On devrait se rejoindre dans le jardin.
— Tu... tu as un autre fusil ? C'est que j'ai pas grand-chose pour me défendre.
— C'est pas pour rien que j'ai dit à ta tante que si tu mourrais, ça serait en héros.
— P-pardon ? M-mais... je ne peux pas mourir ?
— Ah, Cap-Pilote est l'une des communes les plus dangereuses de la Martinique. Si tu rentres avec un morceau de bouteille de Hennessy dans le bide après l'heure du couvre-feu, crois-moi que c'est déjà une grande victoire.
Sans plus étirer la conversation, l'oncle Léon tapote légèrement l'épaule de Johan et part de son côté, noyé que la pénombre de la haie qui cerclait l'habitation. Johan était tenté de le suivre mais savait pertinemment qu'il serait capable de lui coller une balle dans la cuisse pour ça.
« Bordel, pourquoi ce genre de merde tombe toujours sur moi ? »
Il longe le mur défraîchi par la peinture blanche, non-loin d'un tuyau d'arrosage. Lorsqu'il se prend le pied dedans, il pense d'abord s'être fait attraper par quelqu'un et se met à hurler de toutes ses forces.
Le chien aboie à son appel, Johan se démène du tuyau jaune lové à ses pieds et avance de plus en plus vite dans la direction du chien.
« C'est un peu plus à gauche... la personne est derrière le mur. Ça veut dire que... »
— Johan !
Une main l'attrape par derrière et le balance contre la pelouse.
— L'intru est au niveau de la salle à manger, juste en bas de la fenêtre qui donne sur la chambre d'Ysaleene.
— C'est ce que je me disais aussi.
— Tiens, je veux que tu tires à partir du moment où il se jette sur moi.
— Quoi ?! Comment ça ? Tu-tu n'es pas sérieux ?
— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'as jamais utilisé une arme ?
— Euh... sur Call of Duty, oui, oui.
— Tssss... les gens d'Améthyste, hein. Des vrais petits rois.
Il gratte sa tête poivre et sel avant de relancer le regard sur son neveu.
— Écoute-moi bien, tu vas faire comme si c'était « Codofdeuty » ou je sais pas quoi, là.
— Ouais... ouais, je vais faire exactement... comme ça... sans la visée automatique, bien sûr...
— Allez, prouve-toi que tu es capable du meilleur après le pire, Johan.
L'homme lui donne son dos et contourne le mur, celui avec lequel l'intrus se terrait peut-être.
— Là-haut ! Johan, tire !
Il a l'impression que son cœur va exploser dans sa poitrine. Johan entend l'arme trembler dans ses mains alors qu'il arrive à peine à se lever. Ses jambes menacent de le jeter sur le sol, incapable de répondre aux hurlements du chien, ni à ceux de l'oncle Léon.
« Raaaahhh !!! Allez, bouge-toi le cul ! »
Il court, saute la haie et prend assez de distance jusqu'à effleurer le trottoir de l'allée pour viser depuis les fenêtres du deuxième étage. Il ferme un oeil et coupe sa respiration quand il cale la crosse contre son épaule.
— Jordan ?
L'oncle Léon, sur ses gardes, se met brusquement à froncer des sourcils.
Il prend son portable et allume la lampe torche depuis la fenêtre où l'intrus avait réussi à grimper.
— Garçon, qu'est-ce que tu fiches sur la fenêtre d'Ysaleene ?!
Jamais Johan ne l'avait vu aussi embarrassé. Le garçon s'agrippait du mieux qu'il pouvait pour ne pas tomber, le tout à une main, pendant que l'autre cachait son entrejambe du mieux qu'il pouvait.
— C'est votre chien, il me fait peur, monsieur !
— Tu n'as toujours pas répondu à ma question !
— Je suis désolé, monsieur... pitié, aidez-moi à descendre de là. Si j'me loupe, je crois que je vais mourir.
— Très bien, je vais t'aider...
Jordan, depuis le haut du mur de la maison, expire et tente de se raccrocher aux rebords de la fenêtre du mieux qu'il peut sans jamais regarder en bas.
— Puisque tu as du mal à parler, je vais t'aider à te tirer les vers du nez.
— Oh, qu'est-ce que vous faites-là.
Un bruit de cliquetis détonne dans la pénombre. L'oncle Léon réapparait dans la pelouse de son jardin avec le fusil de chasse.
— Tiens, tu n'avais pas encore chargé l'arme ? s'étonne l'homme en jetant un regard à Johan au-dessus de son épaule.
— Je comptais justement le faire jusqu'à ce que je vois que c'était Jordan, balbutie le garçon. Heureusement, sinon il serait mort, ça c'est sur ! J'l'aurais pas loupé !
— Ah oui ? Tu es sûr de toi, gamin ?
Johan hoche de la tête.
— Eh bien, dans ce cas, je serai ravi de te voir à l'œuvre.
Il se retourne et donne l'arme à Johan tout en soutenant le regard sur le garçon qui s'accrochait tout nu à la fenêtre de sa fille.
— Vise la tête d'une seule traite et on en parle plus.
— A-ATTENDEZ, MONSIEUR CHOUFLEUR ! VOUS N'ALLEZ QUAND MÊME PAS ME TUER ?!
— Ça dépend, qu'est-ce tu fais dehors, à cette heure ? Et ne me dis pas que c'est par rapport à un quelconque intrus, le chien à le flair uniquement braqué sur toi.
— C'est... c'est très compliqué à expliquer.
— Johan, tu tires.
— Oncle Lé...
— Maintenant !
— Attendez !!! hurle Jordan. J'vais tout vous dire, c'est bon ! J'ai... je... je... j'étais avec... Ysaleene !
— Ah, ah ! J'le savais !
Il ne pouvait s'empêcher de gesticuler tout seul en brandissant un doigt d'honneur en direction du jeune homme, même si cela semblait inopportun pour l'instant.
— Ose descendre de là, si t'es un homme ! lui envoie l'oncle Léon depuis la pelouse. On va discuter un peu...
— Papa, arrête !
Soudain, Ysaleene apparaît entre les feuillages de la haie. Sa silhouette s'éclaircit à mesure qu'elle avance. Puis, se jette sur le corps de son père, comme pour essayer de le mobiliser. Johan reste bouche bée et serre les poings, une idée lui revenait à la surface de son esprit.
« Et dire que tu m'as fait passer pour un putain de menteur... j'y crois pas. Ça veut dire que je ne te plais vraiment pas »
***
Johan ramasse ses affaires et attend devant l'allée, donnant son dos à la sinistre maison des Choufleur.
— Tu es sûr que tu ne veux pas attendre à l'intérieur ? demande tante Coralie.
— Non, je t'assure que ça ira. J'ai eu ma dose pour aujourd'hui.
— Écoute, je suis sincèrement désolée pour tout ce qui s'est passé. Tu n'avais pas à vivre ça.
— Tatie... pourquoi Ysaleene est comme ça avec moi ?
Elle fronce les sourcils et prend un temps de silence, ne s'attendant pas à cette question.
— Tu sais toi-même comment sont les ados. Un coup ça va, l'autre et ils veulent détruire le monde. Je pense que c'est un peu la même chose avec toi.
— Tu penses qu'elle me déteste ? Je ne vois pas pourquoi elle aurait raconté tous ces mensonges à tonton Léon, sinon...
— Elle essayait de couvrir son copain. Tu sais ce que c'est, à cet âge, ça les rend aveugle comme pas possible.
— Justement, j'en sais pas grand chose, pour être honnête. Au lycée, j'étais plutôt de ceux qui regardait de loin les filles comme ça et... on va dire que j'ai pas non plus eu droit à des grandes histoires d'amours, quoi.
Elle s'assoit sur le trottoir avec son neveu et pose une main sur son épaule.
— Quand je regarde Ysaleene et Jordan, je dois admettre que ça m'a quand même foutu les boules. Et peut-être qu'elle l'a senti...
— Ah oui ? Pourquoi ça ?
— Je pouvais pas m'empêcher de me dire que... que ces gosses sont plus jeunes que moi et qu'ils ont déjà une plus grande expérience que moi dans... dans ce domaine, quoi.
— Pardon ? rigole tante Coralie. Parce que tu crois que faire ce genre de cochonnerie à cet âge, c'est ce qui fait de toi une personne en phase avec son temps ? Ah, ah, ah ! Mon garçon, il y a mieux à faire que ça pour rendre tes parents et tes amis fiers de toi, tu ne penses pas ?
— Tu... tu ne trouves pas que je suis un raté ?
— Parce que tu n'as pas encore fait les horreurs que Ysaleene et Jordan viennent de faire sous notre nez ? Oh non ! Crois-moi, la preuve, son père est en train de lui mettre la plus grosse correction de toute sa vie. Quant à ce petit filou de Jordan, je me ferai un plaisir d'expliquer à sa mère pourquoi son fils était agrippé tout nue à la fenêtre de ma fille.
— Ah, marmonne Johan en baissant la tête vers le sol. Merci.
— Hein, de quoi ?
— De pas me prendre pour un moins que rien.
Un bruit de moteur gronde dans l'allée, il reconnaît la voiture aux phares qui l'éclairent au lever du soleil.
— Ah, c'est mon taxi, je dois y aller.
— J'espère qu'on aura l'occasion de se revoir et que toute cette histoire sera derrière nous.
Un bruit de klaxon vient interrompre le discours de tante Coralie.
— DÉPÊCHE-TOI, LE SDF ! J'ai pas que ça à faire !
— Une seconde, monsieur Bonos ! J'arrive !
La tante Coralie écarquille des yeux en voyant la belle Porsche Cayenne avec laquelle le chauffeur de taxi était venu le chercher.
— Mais, vous ne seriez pas Florent Bonos ? Le peintre de Out Opus ? demande-t-elle en s'approchant de la vitre.
— Désolé, mon cœur est déjà pris et vous ne me donnez pas non plus très envie de tromper ma femme.
Les pneus crissent sur l'asphalte pendant qu'un nuage de fumée encercle la tante Coralie. Lorsqu'elle essaye de chasser l'odeur qui lui rentre dans les poumons, la voiture s'échappe à l'autre bout de la résidence, laissant la dame seule, admirer la Porsche qui s'éloigne de plus en plus à l'horizon.
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