Saison 1 - Épisode 15 : Le plan de Monsieur Alouette

  C'est quelques kilomètres plus loin de la ville d'Améthyste que Monsieur Alouette vivait dans le quartier résidentiel des pêcheurs. Un amas de petites maisons situées en bord de mer, dont seuls les bruits des barques chahutées par des brises de vagues venaient trahir le silence.

  Ses habitants n'étaient pas plus intelligents que les coqs sauvages qui chantaient une fois le jour levé, mais ils avaient le don de l'hospitalité et possédaient une sérénité non négligeable. Les jurons de la Capitale, Monsieur Alouette n'en voulait plus, peut-être pour ça qu'il se résigna à déménager au beau milieu de l'année scolaire pour partir au sud de la Martinique.

  Aussi par rapport aux plaintes qu'il s'harassait de déposer à la gendarmerie, abouties sans suite pour cause que ces agresseurs étaient encore « mineurs » et censés être sous sa responsabilités. Mais comment se faire respecter au sein d'une classe gangrénée par les voyous et les « bad boys » ? À chaque mot que plaçait Julien, il se retrouvait avec une boulette de papier coincée dans la nuque.

  Quand il rentrait du travail, sa femme prenait les marques pour des suçons et il devait se justifier en lui avouant droit dans les yeux que son mari était juste une grosse victime qui n'arrivait pas à cadrer une bande de jeune et obtenir son respect. De quoi davantage inciter Madame Alouette à immiscer un polochon au milieu du lit conjugale. Quelle femme, même après trente ans de mariage, aurait envie de s'adonner à un homme faible ?

  « Les enfants étaient mieux éduqués dans le sud de l'île », comme lui avait affirmé Monsieur Cerf lorsqu'il était venu pleurer dans son Habitation, quelques semaines plus tôt. Julien suivi ses conseils avisés et demande une mutation dans le lycée de Loque-Ford. L'homme regretta de ne pas l'avoir fait avant quand il s'assigna en tant que professeur de mathématique au sein de ce nouvel écosystème. Des enfants – un peu moins pauvres et colorés – le respectait à sa juste valeur. L'un d'eux – assez chétif soit-il – l'avait même appelé « professeur ». Il en avait presque les larmes aux yeux et du enfouir ses mains dans ses poches pour ne pas trahir sa tremblote.

  Devant une telle prise de risque, sa femme avait finalement céder le polochon qui les séparait et lui octroya pour la première fois depuis des années une branlette. Ça faisait jeunot pour le quinquagénaire qu'était Alouette, pour autant il n'allait pas cracher dans la soupe maintenant que la main – certes osseuses et fripée – de sa femme lui accordait une petite grâce.

  C'est ainsi que Julien Alouette compris que pour être fort, il fallait s'encastrer parmi les faibles. Ce théorème aurait pu s'avérer véridique si seulement cet espèce d'enfoiré de Florent Bonos n'habitait pas dans les parages. Non mais pour qui se prenait-il avec ses grandes locks qui lui arrivait jusqu'aux bas du dos et son corps svelte ? Il logeait ce Morne Manicou – la montagne que Julien pouvait voir depuis sa fenêtre en regardant vers le ciel – qui surplombait le Quartier des Pêcheurs. Et bien sûr, il ne pouvait s'empêcher de prendre une allure ralentie à chaque fois qu'il y passait avec sa maudite Porsche. Madame Alouette avait prit l'habitude de reconnaître le moteur, si bien qu'elle se penchait à son balcon pour l'observer – un peu comme un gosse qui attendait le marchand de glace. Quel plaie pour Monsieur Alouette, allait-il devoir subir la scission du lit conjugal par ce foutu polochon ? Il en avait bien peur : et il avait raison.

  La nuit tombée, elle lui donna son dos et plaça le traversin entre eux. Il ne pouvait pas la voir dans le noir et elle non plus. C'était le moment de se branler.

  Il allume son portable et se redresse sur le lit – ça ne la réveillerait pas, de toute les façons – puis commença à défiler les onglets pour chercher la bonne vidéo. Sa bite à la main commençait à ramollir pendant qu'il explorait le site. Jusqu'à tomber sur cette fameuse vidéo : « Esclave en chaleur qui exécute les désirs de son maître ».

  « Hmmm... intéressant » halète Julien dans sa tête. « Elle est très bien formée... hmm sa peau caramel se marie très bien avec ses tétons noirs... oui... oui... c'est bon... ça ». Jamais Julian n'avait approuvé le BDSM comme sur cette vidéo, mais au vu de la magnifique métisse qui se courbait à quatre patte devant lui (la caméra), l'homme boursoufflé commençait à se repentir.

  — Papa !

  Une silhouette apparait dans un encadrement rectangulaire qui ressemble à une porte, une lumière s'échappe dans son dos et sa projection crève l'abcès de l'obscurité qui aveuglait autrefois la pièce.

  Un jet détonne de son urètre comme une réponse à la voix stridente qui l'appelait. Le fluide, aussi agité que des feux d'artifices, se répande par tous les côtés avec la démarche d'une toile d'araignée. Sa femme en subit les frais du filet tandis que l'ombre qui venait d'apparaître au pas de la porte chancela par réflexe.

  — Julie ?! s'étrangle l'homme. Sors d'ici !

  — Je... j'étais juste venue te demander si tu pouvais me... déposer chez un pote... samedi...

  La pauvre peine à retrouver son souffle en voyant la toile blanche cascader le ventre de son père. Elle ne peut s'empêcher de regarder les éclaboussures sur son portable, abandonné au pied du lit, ni la timide cacahuète qui se recroquevillait dans une sombre et sinistre forêt de poils pubiens.

  Julien sursaute quand une voix rouée marmonne avant que la masse inanimée au-dessous des couvertures ne se mette à grouiller.

  — Julien... hmmm... mais qu'est-ce qui se passe ? C'est quoi ce truc ?

  L'éjaculation le traînait dans les vapes, il est incapable de remonter son caleçon. Sa tête tourne sans s'arrêter et ne lui laisse non plus le choix de masquer les filaments de spermes qui s'installent avec aisance sur le lit conjugal.

  — Julie, ferme la porte ! Ne regarde pas ! s'écrie sa mère pendant qu'elle tente de se dépêtrer de la matière qui lui collait à la peau.

  Elle sort du lit avec une démarche précipitée et ferme la porte au nez de sa fille, celle-ci paralysée par la situation délicate dans laquelle ses parents se trouvaient. Puis, elle allume la lumière de la chambre pour exposer Julien à sa honte.

  — Ça tourne pas rond chez toi...

  — Comprends-moi un peu, toi aussi ! Tu as remis ce truc...

  — La prochaine fois que je te surprends à faire ce genre d'obscénités dans mon dos, je t'assure que j'appelle la police.

  — Qu'est-ce que tu vas leurs dire ?! s'énerve Julien. Je ne t'ai même pas touché !

  — Ton truc m'a touché, alors ferme-là !

  — Et ça fait quoi ? Tu es ma femme, j'ai bien le droit de te regarder puisque tu ne me laisse même plus faire quoique ce soit avec toi depuis que ce putain de connard...

  — J'ai pas l'air de comprendre, l'interrompt la femme. Sous prétexte que je suis ton épouse, je devais me sentir violée ? Je ne dois rien à personne !

  — Tu ne dirais pas ça si c'était l'autre type qui l'avait fait à côté de toi. Au contraire, tu te serais retournée et tu lui aurais proposé ton aide, espèce d'hypocrite !

  — Mais de qui tu parles, à la fin ?

  — Tu sais très bien de qui je parle ! explose Julien, la respiration lacérée par la colère. Monsieur Porsche que tu n'arrêtes pas de regarder à chaque fois qu'il passe devant la maison.

  — Attends, tu me fais une crise de jalousie pour monsieur Bonos ? Tu n'es pas sérieux ?

  — Je ne fais pas de crise de jalousie, mais reconnaît que c'est quand même étrange que monsieur ralentisse sa Porsche à chaque fois qu'il passe devant notre maison. Et toi, tu rentres dans son jeu, à lui lancer des jolis sourires et des clins d'œil ! Pourquoi j'ai pas droit à ça, moi, hein ?!

  — Il y a un dos d'âne juste en face de la maison, c'est normal qu'il ralentisse ! Pour le reste, tu fabules complètement ! Va voir un psychologue !

  — Attends, t'es en train de me traiter de fou ?

  — Et toi, tu crois que j'ai l'air de quoi quand tu m'accuses de draguer monsieur Bonos ?

  — C'est tout toi, Patricia... C'est bien ! Continue à retourner la faute sur moi !

  — Pense ce que tu veux avec ton cerveau de détraqué, juste une chose...

  — Quoi ?! Quoi ?!

  — Je ne veux plus te voir en train d'astiquer ton manche. Tu as traumatisé Julie à vie avec tes conneries d'obsédé sexuel.

  — Elle a dix-neuf ans, Patricia ! N'essaye pas de me faire croire qu'elle ne connait pas ça. Quand elle a la porte fermée, tu crois qu'elle est pas en train de le faire, elle aussi ?

  — Julien ! Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ? Comment tu peux imaginer une seule seconde notre petite fille chérie faire... mon Dieu... je peux tout accepter sauf ça.

  — Ça y est ? Tu recommences à jouer les victimes ?

  — Tu vas dormir sur la terrasse ce soir, avec Rex. L'intérieur n'est pas réservée aux cochons de ton espèce.

  — Attends... j'ai plus le droit de regarder ce que je veux chez moi ? Avec l'abonnement internet que JE paye ? C'est une blague ?

  Sans lui répondre, Patricia l'attrape par le col et le balance dans le couloir. Dans sa hâte, elle jette un bref coup d'œil sur l'écran du portable que son mari avait oublié de verrouiller.

  — Mais qu'est-ce que tu regardes, bon sang ?

  — Non, pas touche ! balbutie Julien. C'est... c'est rien, ça !

  — C'est ce genre de pratiques que tu aimes ?

  Pris d'une rage, Patricia balance le portable dans le couloir. Il atterrit aux pieds de Julie, elle qui n'arrivait pas à bouger depuis que ses parents lui avait fermé la porte au nez. Elle tord son cou vers le bas et plisse les yeux.

  — Mais... on dirait...

  Le pied poilu de son vient écraser le portable.

  — Aïe, aïe, aïe ! marmonne Julien. Je crois qu'il y a un verre qui est rentré dans mes pieds.

  — Papa...

  — Non, retournes dans ta chambre ! Il n'y a plus rien à voir. Allez, allez ! File en vitesse !

  Une fois qu'il se retrouva enfin seul, Julien leva le pied sur son écran et poussa un juron lorsqu'il comprît que l'écran venait de le lâcher. À quoi bon s'énerver ? Cela devait être l'expérience la plus palpitante qu'il ait ressenti depuis ces dernières années. Et s'il devait encore se masturber sur cette actrice X devant sa femme, il n'hésiterait pas une seule seconde.

  Il attendit que Julie se condamne dans sa chambre pour foncer dans son salon. Un bureau avec un iMac dormaient à l'angle opposé de la télé. Il s'assoit sur sa chaise de bureau et commence à chercher la vidéo.

  Julien la trouve en pas moins de cinq secondes : « Esclave en chaleur qui exécute les désirs de son maître ». Un titre si exaltant qu'il n'était pas prêt d'oublier.

***

  Elle ne prend pas le temps de considérer le parking et se gare entre deux places privées. Maya coupe le moteur et monte des marches quatre à quatre, elles s'allongent dans le haut du bâtiment, là où habitait une très chère amie.

  — Sadia, putain ! T'es sérieuse, là ?!

  Elle ouvre la porte et tombe sur sa mère, une femme au foyer dont l'intelligence désabusée était proportionnellement contraire à la beauté de sa fille.

  — Bon... jour...

  — Votre fille n'est pas là ?

  Elle s'arrête de balayer et tourne un cou dégorgé de plis dans son dos. D'un index tremblant aussi ridé que son visage, elle le pointe sur une porte dans le fond d'un couloir.

  — La pétasse est allée se cacher dans sa chambre, j'y crois pas...

  Elle frappe comme sur un tambour à la porte.

  — Je peux pas ouvrir, je dors !

  — Sadia, efface ce truc de ton blog ! Tout le monde va le voir.

  — Ah ouais ? J'y avais pas pensé, tiens !

  — Arrête ça, s'il te plait ! J'ai pas envie que les gens me harcèlent...

  — Pourquoi ? Parce que tu sors avec un mec qui aurait pu être ton grand-père ? C'est rien, comparé à ce que je vais vivre à cause de toi.

  — Hein, comment ça ?

  — La vidéo a tourné dans toute la Martinique. Je ne peux même plus compter le nombre de queues que je reçois en DM... ni même tous mes abonnés qui s'en vont !

  — Sadia, je suis vraiment désolée mais ça ne te donne pas le droit d'afficher ma vie privée sur les réseaux. Si tu dois t'en prendre à quelqu'un, c'est bien Marceau.

  — Arrête de jouer les idiotes, tu sais très bien que Marceau est intouchable. La seule chose qu'il ne fallait pas faire c'était le provoquer. Et c'est exactement ce que tu m'as poussée à faire en accompagnant cette bande de rats à la soirée, derrière moi.

  Maya sent quelque chose rugir en elle, si bien qu'elle s'apprête bientôt à donner suffisamment de coups de pieds sur la porte pour l'ouvrir et bondir sur Sadia avec toute l'ardeur que sa rage lui permettait, mais le ressentiment s'estompe au moment où des sanglots percent le creux de la porte.

  Elle écarquille les yeux et colle son oreille au plancher.

  — Je ne peux même plus sortir de chez moi, maintenant. Tout le monde va se foutre de ma gueule. J'imagine pas la réaction de mon père quand il va l'apprendre. Obligé, il me demande de partir de la maison, putain de merde.

  — Sadia... arrête de pleurer, je t'en supplie...

  C'était comme si elle entendait tout le contraire, bientôt, Maya l'écoute se noyer dans sa morve. Un silence plane sur le plancher, quand le cliquetis de la serrure décide de l'interrompre, Maya ressent un sursaut dans le cœur.

  Elle ouvre la porte et trouve une fille au visage complètement défiguré qui lui fait face. Son mascara dégoulinant ne donnait aucune cohérence au maquillage de Sadia. Elle ressemblait à un amas de gribouillis qu'on aurait exigé d'un enfant de cinq ans.

  — Pourquoi il a décidé de s'en prendre à moi ! J'étais sa copine, quand même !

  — Deuxième copine non-officielle, corrige Maya dans un murmure.

  — Qu'est-ce que tu as dit ?

  — Rien, je disais que c'était un salaud, ce mec.

  — Bah y a pas que lui...

  — Ça veut dire quoi ? Sadia, j'ai fait de mon mieux !

  — Bah « ton mieux », c'est pas suffisant ! Tant que ma vidéo aura pas disparu, je vais laisser ce que j'ai marqué sur mon blog.

  — Bordel, Sadia ! On voit même sa photo sur ton site, à quel moment tu as pris ça ?!

  — Pendant qu'il était en train d'écouter du reggae sur la terrasse. Il a vraiment une gueule de rastafari, quand j'y pense.

  — Là n'est pas la question, on s'en branle de ça ! Je veux que tu retires ça.

  — Maya, t'es sourde ou quoi ? Lâche ! Je t'ai dit que c'était mort !

  Alors que Maya s'apprêtait à lui dérober son ordinateur, un bruit de klaxon détonna depuis le parking de la résidence.

  — Ah, tiens, voilà Tamira.

  — Quoi ?! Tamira devait passer chez toi ? Parce que vous faites des plans sans moi, maintenant ?

  — J'ai pas le temps de discuter avec des Judas, elle m'attend.

  — T'es pas sérieuse, Sadia ?!

  Elle abaisse la poignée de la porte et adresse à sa chère et tendre ami le plus distingué majeur de sa main.

  — Bye !

***

  Elle reste devant la porte alors que la voiture de son père descend le Morne Manicou. Sa respiration s'accélère à chaque fois qu'une voix grave fait écho dans sa tête.

  « Je ne savais pas que tu connaissais le petit Bonos ! N'oublie pas, utilise cet alibi pour parler à son père... »

  Et la suite des instructions, Julie aurait préféré l'oublier. Elle affiche un sourire forcé pendant que son cœur brûle dans sa poitrine avant d'appuyer sur la sonnette.

  — Putain, j'ai cru que tu viendrais jamais ! s'écrie Kevin, qui apparaît juste devant elle.

  — Désolée, mon père m'a fait tout un speech avant de me laisser sortir. Il... il a peur que je fréquente des mauvaises personne, tu connais les darons.

  — Mon père est une mauvaise personne. C'est la routine pour moi.

  Julie Alouette ne savait pas si elle devait rire ou faire une mine désolée. Elle passe la pelouse avant de s'arrêter sur la terrasse.

  — Bah, qu'est-ce que tu fous ? Entre !

  Elle hoche de la tête et prend le soin de laisser ses chaussures à l'entrée. Lorsqu'elle arrive au salon, Johan est en train de disputer un combat contre Régis sur Dead or Alive 6 sur la PlayStation 4 de Kevin. Dylan se contente de commenter le match avec des mimiques de présentateur sportif.

  — Merde, quand t'as dit qu'il y aurait une meuf avec nous, je pensais pas à ça... lâche Johan en jetant un œil à l'ombre qui venait de s'ajouter dans son dos.

  — Salut, Johan, souffle Julie en s'asseyant à côté de lui. J'espère que t'es plus fort pour te battre dans un jeu vidéo que dans la vraie vie, sinon c'est pas gagné.

  — Non, mais comme je joue contre Régis, je vais quand même gagner, tu vois ? répond Johan avec un rictus forcé.

  Alors que ce dernier était en train de murmurer à Kevin qu'il aurait mieux fait d'engager une escorte pour la journée, un raclement de gorge détonne depuis le couloir qui dessert les chambres. Florent avance dans le salon avec la démarche d'un mort-vivant.

  Lorsqu'elle le voit, Julie bondit hors de canapé et pique un sprint jusqu'à lui. Johan fronce des sourcils en voyant la scène.

  — Euh... Bonjour, monsieur Bonos !

  — T'es qui, toi ?

  — Une... une amie de Kevin ! balbutie Julie en se postant aussi raide qu'un piquet. J'ai beaucoup entendu parler de vous et votre œuvre.

  Florent fronce des sourcils et hausse des épaules.

  — Bien évidemment, je suis le meilleur artiste que cette île n'ait jamais porté. Et ensuite ?

  — E-euh, je me demandais est-ce que cela vous... vous...

  — Déjà arrête de me parler comme une petite bourge, j'ai horreur de ça.

  — ... je voulais juste prendre une photo avec vous, monsieur.

  Johan et Régis mettent le jeu sur pause pour admirer la démarche de Julie.

  — On est d'accord que c'est pas normal, ajoute Johan. Tu vois la même chose que moi, Régis ?

  — Elle a pris du cul, depuis l'an dernier.

  — Mais non, espèce de con ! Je parle de son comportement avec le vieux de Kevin.

  — Ah oui, ça aussi...

  — Je suis quasiment sûr qu'elle n'est pas venue pour les beaux yeux de Kevin. Vous en pensez quoi, les gars ?

  — Va te faire foutre ! Qu'est-ce que t'es en train d'insinuer, là ?! s'énerve Kevin.

  — Pas la peine de le prendre mal, argumente Johan. Admets que c'est quand même bizarre qu'elle décide de trainer avec nous, maintenant.

  — C'est vrai, continue Dylan. On invitait quasiment Julie partout et elle ne venait jamais.

  — On ne la voyait qu'en cours. Un peu comme si elle avait honte de traîner avec nous, dit Régis.

  — Encore cet abruti de Régis, je peux comprendre. Mais pourquoi elle était comme ça avec nous ? Tu dois bien admettre qu'il y a un problème.

  — Ton père devient riche et comme par hasard, elle veut passer chez toi alors qu'elle sait pertinemment qu'on est tous là.

  Kevin se bouche les oreilles et ferme les yeux pour faire mine d'ignorer les critiques de ses amis.

  — Vous racontez n'importe quoi, comme d'habitude !

  — Tu peux dire ce que tu veux, toutes les filles en ont après le chibre de ton daron depuis qu'il a touché le pactole. Julie ne déroge pas à la règle. C'est comme ça, c'est dans leur nature.

  — Toi et tes propos misogyne, tu peux te les garder, Johan !

  Kevin s'exile dans la cuisine et rapporte un plateau avec un verre de jus multi-fruits. Il s'arrête devant son père et Julie.

  — Tiens, Ju...

  — Ah, putain, merci fiston ! La sieste m'a donné soif.

  Florent allonge son bras au-dessus du petit corps de la fille et attrape le grand verre sur le plateau. Kevin cligne deux fois des yeux avant de réaliser ce qu'il venait de se passer.

  — Attend, ne pars pas tout de suite ! Tiens, prend le verre et va le laver.

  — T'es sérieux, c'était pour Julie à la base...

  — Écoute ton père et casse pas les couilles, Kevin ! s'écrie Julie en fronçant les sourcils.

  Le garçon, prit d'un bain de honte, chancèle en arrière et balbutie de bribes de phrases qu'il n'arrive pas à finir.

  — M-mais...

  — T'es sourd ou quoi ? Bouge !

  Florent esquisse un petit sourire et passe une main sur l'épaule de la petite.

  — Je commence à bien t'aimer, toi, admet-il alors qu'il redresse ses lunettes.

  — M-merci... m-moi aussi, je vous aime... BIEN !

  Johan se lève et fait semblant d'aller aux toilettes pour se rapprocher d'eux et reviens s'asseoir auprès de Dylan et Régis.

  — Vraiment bizarre, dit-il.

  — Je crois que si on était pas là, ils auraient tourné un porno dans cette baraque, continue Dylan.

  — Un porno avec Julie ? C'est sur quel site ?! aboie Régis.

  Johan et Dylan tentent de l'étrangler quand Florent et Julie sont attirés par son chahut.

  — Ferme-là, gros con ! Ils ont failli nous entendre ! rugit Johan.

  — Tu ne changera jamais, décidément ! renchérit Dylan.

  — Pour pas qu'ils comprennent qu'on est en train de les espionner, on va faire semblant de jouer.

  Dylan et Régis hochent de la tête et prennent tous les deux une manette. Ils se mettent à appuyer sur les touches de façon mécanique tout en jetant quelques regards obliques du côté du couloir.

  Des pas déplacent dans leurs dos jusqu'à ce qu'une voix s'élève derrière eux.

  — Pourquoi vous jouer sur un écran noir ? s'étonne Kevin.

  — Argh ! sursaute Johan. Putain, arrête ! Tu vas griller notre couverture !

  — Quelle couverture ?

  — Avec ton père et Julie ! gronde Johan, comme si c'était évident.

  — En parlant de ça, je crois qu'ils se sont barrés... annonce Dylan en fouillant le couloir du regard.

  — Quoi ?! Mais à quel moment ?! s'étrangle Johan.

  — Je sais pas mais on s'est fait griller, rigole Régis.

  Ils entendent un bruit de moteur sur la pelouse. Il descend la pente du Morne Manicou et finit par s'évanouir au pied de celui-ci.

  — Attends, ils sont allés où, là ?! s'énerve Kevin.

  — J'te l'avais dit... soupire Johan – même s'il jubile d'avoir eu raison dans son for intérieur.

  — Je crois qu'ils sont partis dans le bourg de Hareng. Il y a de bons restaurants, par là.

  — C'est une blague ?! Il faut qu'on les prenne en filature !

  — Sérieusement, on va gâcher notre samedi pour une vieille meuf comme ça ? souffle Johan.

  — Prend la voiture de ta sœur, on y va ! s'énerve Kevin.

***

  — On prendra une carbonara, merci.

  — Et la taille ? demande le serveur en évitant le regard de Florent.

  — Hmm... mettez une XXL, s'il vous plait.

  — Une XXL ? répète l'homme. Euh, ça fait pas un peu trop juste pour nous deux.

  — Oh, vous savez, les jeunes mangent beaucoup. C'est comme ça, la puberté.

  — Elle doit avoir l'âge de mon fils. À dix-neuf ans, vous allez pas me dire qu'ils ont pas fini de pousser ?

  — Euh, balbutia le serveur en regardant le visage affecté de Julie. On va le mettre sur le compte de la puberté, monsieur.

  — Ouais, si vous voulez.

  — Bon. Du coup, vous réglez comment ?

  Florent regarde Julie, comme pour la faire se sentir coupable d'avoir prit la plus grosse taille de pizza.

  — Par carte, je laisse jamais traîner d'espèce. Ça attire les voleurs, en particulier mon fils.

  Julie s'écarte des deux hommes et pioche une table qui fait face à la plage. Florent arrive quelques minutes plus tard avec la note qu'il dépose sous un verre.

  — De toutes les places de disponible, il a fallu que tu prennes celle qui est juste à côté du passage piéton, là où on est le plus exposé.

  — Ah... ça pose problème ?

  — J'ai juste pas envie qu'on vienne me casser les couilles parce que j'ai décidé d'aller manger dehors en compagnie d'une gamine. Encore un peu et Léo pensera que me suis rangé dans sa communauté de pédophiles.

  Julie fait mine de rester sur son portable pendant que Florent parle.

  — Sinon, j'aimerais savoir un truc.

  — O-oui ?

  — Tu étais bien dans la classe de Maya, non ? Du moins, vous étiez dans le même lycée ?

  — Vous parlez de Maya Daussac ? E-euh, bien sûr. Pourquoi ?

  — Je cherche à en savoir un peu plus sur la relation qu'elle avait avec ce fils de pute de Sayan. En général, je me moque de ce genre de type mais comme il s'amuse à emmerder ma copine, je suis bien obligé de sévir.

  Elle dépose le portable d'une main tremblante et se racle la gorge, comme déstabilisée.

  — Sayan, c'était un peu le beau gosse du lycée...

  — Comme dans vos séries Mextix à la con, là ?

  — C'est « Netflix » et oui, on peut dire ça. En tout cas, Maya et lui étaient les élèves les plus populaires du lycée.

  — Et c'est quoi la plus grosse connerie qu'il ait faite ?

  Julie se met à rougir et commence à cabrer sa chaise sur la pointe des pieds.

  — Euh, je sais pas trop... je-je dirais qu'il a eu beaucoup de problème avec Maya parce qu'il la trompait avec quasiment toutes les filles du lycée. Après, moi, ce type de mecs ne m'a jamais intéressé.

  — Quand tu veux dire quasiment, en gros, il ne tapait pas dans les thons quoi.

  — Si vous voulez.

  — C'est pour ça qu'il t'as épargné, je suppose.

  — P-pardon ? s'étrangle Julie.

  — Il y a un dicton qui dit qu'on est ce qu'on mange. Tu crois vraiment que Sayan ou n'importe quel chien un minimum équilibré baverait sur un lardon XXL.

  — C'est... c'est ce que vous pensez de moi ?

  — Fais pas semblant, ma petite. Je sais très bien pourquoi tu es venue voir mon fils.

  — Co-comment ça ? Vous êtes en train d'insinuer quoi, là ?

  — Les petites comme toi qui pense qu'elles peuvent se taper n'importe quel mec parce qu'elles sont à la fleur de l'âge, j'en connais et j'en ai connu.

  — Je ne comprends rien à ce que vous dites !

  — Ah oui ? Quand tu es venue me lécher le cul lorsque tu es arrivée chez moi, j'ai tout de suite compris. Tu savais très bien qui j'étais et tu penses que je suis une sorte de sugar daddy qui saute sur n'importe quelle jeunette. Ma pauvre, vois-tu, il y a un énorme fossé qui te sépare de ma jeunette, à moi.

  — Vous n'êtes qu'un sale pervers !

  — Ah, ta répartie est aussi convaincante que ton physique. La classe.

  — Je vous interdis !

  — Tu pensais réellement que j'étais venu jusqu'ici pour te draguer ? ricane Florent. Je voulais juste quelques renseignements sur Sayan sans que mon fils ne vienne mettre son groin dans mes affaires. C'est tout.

  — M-mais...

  — Regarde-toi, avec ton double menton et tes seins qui pendent. Je serai même tenté de me demander si les chiffres de ton âge ne sont pas inversés. Parce que ça en a tout l'air. Ma petite abeille fait plus de dix milles chiffres d'affaires sur Onlyfans, tous les mecs sont à ses pieds, et c'est d'ailleurs pour ça que je suis obligé de terrasser les plus coriaces d'entre eux comme ce petit con de Sayan, mais tu croyais réellement une seule seconde que je pourrais penser à la tromper avec toi ? Remets tes idées en place, ma petite, c'est pas bon du tout.

  Pendant que les yeux de Julie se remplissent d'eau, le serveur arrive avec une assiette aussi large que son bras et la dépose au milieu de la table.

  — Bon appétit ! s'exclame-t-il.

  — Merci beaucoup ! répond Florent avec un grand sourire. Bah alors, petite, tu ne manges pas ? Tu devrais pendant que c'est encore chaud.

  — Je... j'ai plus très faim, maintenant, couine Julie pendant qu'elle avale difficilement un morceau de salive resté coincé dans sa gorge trop longtemps.

  D'une main tremblante, elle manque de renverser son verre sur le sol et l'attrape de justesse au bord de la table avant de saisir son portable. Elle compose un numéro à mesure que son visage se décompose.

  — T'appelles qui ? Le 911 ?

  — Je veux juste rentrer chez moi ! explose la fille dans un élan de rage.

  Une morve coule à son nez pendant qu'elle plaque le portable contre son oreille. Florent lâche sa fourchette au moment où celle-ci expulse quelques postillons sur sa part de pizza.

  — Papa, viens me chercher, s'il te plaît. J'en peux plus ! hurle la jeune fille au bout du fil.

  Florent tire sa chaise en arrière et se lève au moment où le serveur commence à les observer d'un air suspicieux.

  — Je vous assure que je ne suis pas un pédophile, monsieur. Si c'est ce que vous pensez, alors il y a un gros malentendu. En tout cas, la pizza était très bonne.

  Il attrape ses clés de voiture et enjambe la terrasse d'un pas précipité. Alors qu'il s'apprête à déverrouiller la sécurité, un homme se gare juste en face de la sienne – l'empêchant de partir et ouvre sa portière avec une rapidité déconcertante. Son visage était aussi cramoisie que celui de Julie et possédait le même atypique double-menton.

  — Tiens, tiens, tiens... depuis le temps que j'attends ce moment.

  Florent cligne des yeux d'un air abasourdi.

  — Euh, on se connait ?

  — Argh ! rugit l'homme en pointant son doigt devant le nez de Florent. Depuis que le succès t'es monté à la tête, tu fais comme si tu étais une star ! Qu'est-ce que ça a le don de m'énerver !

  En voyant cet énergumène gesticuler dans tous les sens, Florent commençait à donner raison au mode de vie sédentaire de son fils.

  — Je suis Julien Alouette, professeur de mathématiques. On enseignait tous les deux dans le lycée de la Capitale, avant que tu quittes l'établissement, en 2005.

  — Ah, ce lycée de détraqués, je comprends d'où viennent les dégâts, maintenant... Mais non, ta tronche ne me reviens toujours pas.

  L'homme semblait brusquement gêné, il contourne Florent et part chercher sa fille.

  — Tu crois que le petit morceau de peinture qui t'as rendu riche te donne le droit de faire ce que tu veux, ici ? Je vais te montrer comment ça marche, moi...

  — Je sais même pas de quoi tu parles ! s'énerve Florent. Dégage de mon chemin avant que je fasse une dinguerie ! Quel père envoie sa fille draguer son ancien collègue ? Y a vraiment des détraqués, sur cette île.

  — Ah, donc tu te rappelles bien de moi, n'est-ce pas ?

  — Non, je ne fais que répéter tes imbécilités. À moins que tu n'aies tout inventé.

  — Déjà à l'époque, tu vais ce petit air hautain alors que n'étais qu'un misérable prof d'arts plastiques.

  — Pourquoi je me casserais la tête à prendre le chemin le plus difficile alors qu'il y a des raccourcis ? C'est pas ma faute si tu as décidé d'étudier l'une des matières les plus difficiles de la CAPES pour ensuite servir de tête à claque dans un lycée de racailles. Dans les faits, on gagnait tous les deux le même salaire.

  — Ah, donc tu te rappelles bien de moi ! Comment tu sais qu'on me maltrai... euh, que j'étais prof de mathématiques ?! Hein ?

  — C'est la première chose que tu as dit quand t'es sorti de ta voiture comme un malade, espèce de débile ! Et puis, c'est facile de comprendre que t'étais la pute des élèves. Il suffit de voir ta petite gueule de victime, tu n'aurais pas quitté la Capitale sinon.

  Julie prend un carton dans lequel elle enfile le reste de la pizza et contourne les deux hommes pour se réfugier dans la voiture, côté passager.

  — Tiens, c'est bien la première fois que je la vois courir.

  — Papa, on s'en va ! braille Julie en tournant la clé du moteur.

  — Tu l'as entendu, dit Florent en secouant sa tête vers sa voiture.

  Julien serre les dents et commence à reculer sans quitter son adversaire des yeux.

  — Sache que je suis loin d'en avoir fini avec toi ! Mon nom te hantera jusqu'à la fin de ta vie, Florent Bonos !

  Il fait vrombir son moteur – comme pour intimider Florent – et lâche un nuage de poussière, loin derrière sa voiture.

  — Il y a vraiment des détraqués...

  Alors qu'il tourne la tête pour observer la voiture quitter le bourg, un visage reconnaissable dans une Fiat 500 se baisse lorsque leurs regards se croisent.

  — C'est pas vrai... tu m'as suivi jusqu'ici, p'tit con ?!

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