Chapitre 2

Le carnet d'Angèle, 11 novembre 1940

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La nuit n'a presque pas été rude ! Il avait beau faire froid et mouillé, j'étais plus que tout fatiguée. Je le suis toujours un peu d'ailleurs. Je me suis réveillée au petit matin, caressée par un vent de novembre et des quelques rayons de soleil hésitants. J'ai eu ce petit moment de panique de quand tu te réveilles et que tu n'es plus chez toi, et puis cet autre moment où tout te reviens en tête.

Après ça, je me suis assise sur un tas de paille, et j'ai réalisé dans la lumière du jour que ma situation était vraiment pénible. Je suis coincée à l'orée d'un village, traquée, dévisagée par les rares passants, avec nulle part où dormir et où manger. Mon estomac ne manque pas de me le rappeler d'ailleurs.

Donc du coup j'écris.

Tiens, parlons de pourquoi je me suis retrouvée à courir, hier.

Mes parents étaient des résistants. Penser différemment fut leur seul crime. Bon d'accord, ils s'étaient réunis en petit comité avec d'autres résistants à Munich et ils avaient participé à l'impression de centaines d'affiches antinazies... mais ça ne justifie RIEN de ce qui leur est arrivé, RIEN DU TOUT !

Je me souviens très nettement du soir de la veille de leur arrestation. Toutes les affiches étaient dessinées, rédigées, mises en pages, imprimées, réimprimées... On devait les installer dans le petit matin. Pour « fêter ça », mais surtout pour se donner du courage je suppose, et peut-être inconsciemment pour se dire adieu, notre petit groupe s'était réunis. Il y avait mes parents, quatre étudiants, un vieux de 70 ans et enfin moi et ma petite sœur ; tous ceux qui avaient participé à l'opération.

La soirée se déroulait dans le salon du pépé : son lotissement n'était qu'un nid poussiéreux de vieux endormis. On avait aussi apporté quelques bouteilles.

A 22h, je me souviens avoir tenu la main de ma petite sœur Anna durant le trajet. Je me souviens aussi de l'appartement d'Herman (le pépé). Une pièce minuscule, encadrée de trois portes menant à des salles encore plus petites, d'un buffet et d'un sofa. Les murs étaient typiquement ceux d'un vieux avec leur papier peint jaune délavé et les milliards de photos qui s'y cramponnaient, tenant toujours bon, vestiges d'un passé oublié.

J'ai fait la bise à tout le monde, puis je me suis installée dans un fauteuil confortable. Anna s'est mise sur mes genoux. Elle était complètement dépendante de moi, cette gamine de 5 ans. Tout en tripotant ses petites couettes asymétriques, je me suis approchée des photos de gens sur le mur, sans couleurs sans contrastes, qui souriaient. Des gens disparus et oubliés, même sans doute par Herman, mais qui restaient figées dans le présent à travers des photos insignifiantes. C'était bizarre. Aucun souvenir, juste des images, partout.

La fête battait son plein, tandis que des gens venaient me voir, me demandaient comment se passait l'école, la petite sœur, la vie ; puis s'en allaient. Une des étudiantes avec qui je riais bien me fit quand même tremper les lèvres dans son verre !

La fête battait son plein.

Soudain la porte claqua et presque en même temps une voix heurta nos oreilles :

- Qu'est-ce qui se passe ici ?!

Une espèce de bouledogue, aux deux joues ballantes et au menton bavant est entré. Embêté mais surtout frustrés, nous avons écouté ses aboiements. Il menaçait d'appeler la Gestapo, de nous dénoncer, tout en envoyant valser des bouteilles d'alcool vides et en se plaignant du bruit et de la jeunesse...

- Monsieur, fit alors calmement mon père, avant de nous faire la morale, vous devriez commencer par en avoir une...

« Ne me regardez donc pas comme ça ! Vous savez ce que signifie "avoir de la morale", non ?

« Eh bien ! Nous n'avons pas la même conception de ce qui est moral ou pas, dans ce cas. Car selon vous, est-ce "moral" de faire disparaître des juifs, des communistes, des résistants, des innocents ? Est-ce "moral" de prétendre faire cela au nom de "notre" bien-être ? Est-ce moral d'empêcher notre groupe de croire à ce qui lui semble juste ? »

Le bouledogue regarda mon père, d'un regard semblable à l'animal pris sur le fait. Il chercha à répliquer quelque chose, mais je lançais soudain :

- Non, laissez tomber, ne répondez rien et retournez-vous coucher... il est tard, vous ne devez pas avoir le "moral".

D'accord, ce jeu de mot état pourri, mais cela suffit au bouledogue pour battre en retraite. Et c'est ainsi que s'est terminée la soirée, en victoire, et dans les rires, toujours...

Je finirais mon récit tout à l'heure. J'ai mal au poignet à force d'écrire ; cela éveille trop de souvenirs et plus ils sont beaux, plus ils sont douloureux. De toute façon il me tarde de trouver quelque chose à manger.

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