Chapitre 5


– Vous avez fait bonne impression, aujourd'hui, dites-moi.

Hugo se tourna vers Mr Josselin qui essuyait son assiette.

– Ah, vous trouvez ?

Mr Josselin hocha la tête.

– Plutôt, oui. On a rediscuté, cet après-midi, pendant que vous continuiez votre compta. Les employés vous trouvent finalement assez sympa.

– Et c'est une bonne chose ?

– Un peu, oui. Qu'ils vous apprécient facilitera votre intégration, ils vous feront davantage confiance, ça pourra peut-être enrichir votre bilan.

Mr Josselin prit la vaisselle propre et la rangea dans le placard.

– Vous savez, poursuivit-il, ils ne demandent qu'à vous aider, comme vous ne demandez qu'à nous aider. Le tout, c'est de ne pas vous isoler, ce serait un peu bête.

Il replia le torchon et le posa sur le plan de travail.

– Bon, je sors boire un verre, vous voulez venir ?

– De quoi ? demanda étourdiment Hugo qui n'avait pas compris le changement de sujet.

Mr Josselin eut un ample geste du bras.

– Ça fait deux jours que vous restez enfermé, soit dans le bureau, soit dans votre chambre, se justifia-t-il. Sortez un peu, quand même, ça vous fera du bien. Je sais qu'à votre niveau, on est plongé dans le boulot jusqu'aux sourcils, mais il faut savoir décompresser, aussi.

Hugo eut une moue coupable, reconnaissant la fiabilité de ses arguments.

– Euh... Pourquoi pas ? Mais vous allez où ?

– À Saint-Brieuc. Rien d'extraordinaire, c'est juste un café. Mais je me suis dit que ça vous changerait un peu.

Le jeune homme écarta les bras et les laissa retomber.

– D'accord, tant qu'à faire...

– Je prends la moto, par contre, le prévint Mr Josselin. Je laisse la voiture à Adam, si jamais il en a besoin.

Il marcha vers la porte d'entrée.

– Je vais vous trouver un casque et une veste, annonça-t-il. Juste un truc, si je peux me permettre : changez-vous. Votre costard me file le cafard, j'ai l'impression d'aller à un rendez-vous d'affaires.

Hugo baissa spontanément les yeux sur lui, se demandant en quoi son costume était si cafardeux. Mais il ne chercha néanmoins pas à discuter et remonta enfiler quelque chose de plus urbain. Dans le couloir, il croisa Mr Josselin qui sortait de la chambre d'Aaron, portant un casque rouge vif et un blouson noir.

– Je lui ai dit que je sortais, l'informa-t-il. S'il a besoin, il sait où je suis.

Hugo ne put s'empêcher d'en sourire.

– On dirait un fils qui va dire à son père qu'il sort, et où il va, et quand il rentre, se moqua-t-il.

– Des fois, je me demande.

Ils descendirent l'escalier, puis sortirent de la maison.

– Vous avez déjà monté une moto ? voulut savoir Mr Josselin, alors que Hugo enfilait le blouson.

– Non.

– Oui, je m'en doutais... Serrez bien la sangle du casque, surtout. La dernière chose dont vous avez besoin, c'est qu'il vous saute du crâne au moment où vous avez besoin qu'il y reste.

Obéissant, le jeune homme se coiffa du casque et régla la sangle.

– Voilà, maintenant vous montez, et vous posez vos pieds là.

Hugo s'exécuta, et Mr Josselin mit le contact.

– Et surtout, accrochez-vous, conseilla-t-il.

Un peu hésitant à s'accrocher ainsi à quelqu'un qu'il connaissait à peine, il se cramponna à sa veste en cuir. Il sentit sous ses doigts les muscles de Mr Josselin se contracter sous le coup d'un rire réprimé, puis celui-ci démarra.

*

Quintin ne comptait pas beaucoup de lieux dédiés à la vie nocturne. À l'exception de quelques pubs et d'une MJC où se produisaient des artistes locaux, la commune se distinguait davantage grâce à son patrimoine et son architecture de caractère. Mr Josselin montait donc plus volontiers sur Saint-Brieuc, plus riche en bars. Le trajet lui prenait une petite demi-heure en moto, jusqu'à la ville où il aimait à se reposer. Là, il s'installait à une terrasse et savourait le quotidien autour de lui.

Il parcourut les rues de la ville, selon une habitude désormais bien ancrée, puis arriva sur une petite place pavée. Un coin lui tendit les bras, il s'y rendit, puis se gara. Il coupa le moteur.

– Et voilà !

Hugo descendit prestement du véhicule avant d'ôter son casque et de regarder autour de lui. Le jour commençait à décliner, les gens se baguenaudaient nonchalamment. Mr Josselin descendit de la moto à son tour et retira son propre casque, inspirant l'air ambiant avec un plaisir évident.

– C'est sûr que ça doit vous changer de Paris, affirma-t-il en voyant la mine curieuse du jeune homme sur le décor.

Il rangea le casque de Hugo sous la selle, installa l'antivol et boucla le cadenas.

– C'est bon. Vous venez ?

Ils traversèrent la place. Quelques mouettes volèrent au-dessus des immeubles, leur cri roulant sur les toits.

Mr Josselin tendit le doigt devant lui.

– Là, c'est là.

Suivant la direction indiquée, Hugo aperçut un alignement de terrasses, peuplées de consommateurs divers.

– Ne vous attendez pas à quelque chose d'extraordinaire, le prévint Mr Josselin, c'est juste des bars. Mais j'aime bien l'ambiance. C'est une place minuscule, mais très vivante, surtout les jours de marché.

Il avança vers une des terrasses et s'y installa sans façon, posant son casque sous la chaise et invitant le jeune homme à s'asseoir. Il étira ses bras avec une grande inspiration et poussa un soupir de béatitude.

– On se calme et on boit frais à Saint-Brieuc, plaisanta-t-il.

Ce qui fit bien rire Hugo.

– Je ne suis pas sûr que le film aurait été aussi célèbre, remarqua-t-il.

– C'est sûr que Saint-Brieuc, ça fait beaucoup moins rêver le prolétaire, reconnut Mr Josselin. Mais bon, ce n'est pas plus mal. On est moins serrés, comme ça.

Et il ouvrit les bras pour illustrer son propos. Ce fut le moment que choisit la serveuse pour arriver, un grand sourire aux lèvres.

– Salut, Franck ! salua-t-elle d'une voix enjouée.

– Bonsoir, ma chère Séverine !

– Bonsoir, monsieur, fit-elle alors à Hugo.

– Bonsoir.

La serveuse se tourna vers Mr Josselin.

– Qu'est-ce que tu prends ? s'enquit-elle. Une bière, comme d'habitude ?

– Va pour une bière.

– Et vous, monsieur ?

– Euh... Je vais commencer avec un café.

– Café ? Entendu, je ramène ça.

Elle tourna les talons et entra dans le bar.

– Vous prenez juste un café ? se plaignit Mr Josselin. Vous êtes sérieux ?

– Vous êtes sérieux de boire une bière alors que vous conduisez une moto ? se défendit Hugo avec un sourire en coin. J'ai dit que j'allais commencer avec un café.

– Mais, le café..., trouva matière à redire Mr Josselin. Normalement, on termine avec le café. En général.

– Faites pas chier, s'amusa Hugo. Vous n'empêcherez pas un parigot de boire son café.

Mr Josselin râla pour la forme, et la serveuse revint bientôt avec la commande.

– Voilà. Une bière et un café. Fais-moi signe si tu as besoin d'autre chose.

– C'est noté.

Mr Josselin prit son verre et le tourna vers Hugo.

– Je n'ai pas pour habitude de trinquer avec un café, mais bon... Allez, à votre glorieux bilan.

Jouant le jeu, le jeune homme choqua sa petite tasse contre le grand verre à bière.

– C'est drôle, s'amusa-t-il, vous dites que les gens m'apprécient, mais pourquoi on se moque autant de ce bilan ?

Mr Josselin, qui essuyait sa moustache de mousse, prit le parti d'en sourire.

– Vous n'êtes pas d'ici, ça se voit tout de suite...

Il avala une nouvelle gorgée de bière.

– On n'est qu'une petite structure de province, expliqua-t-il, ce qu'on a comme équipe nous suffit largement. Vous, là où vous êtes, vous avez des cadres sup' drogués aux anxiolytiques pour calculer la racine carrée de l'hypoténuse du chiffre qu'ils ont fait il y a treize minutes. Notre compta est tout ce qu'il y a de plus simple, on calcule les dépenses, les bénéfices, les salaires, et on ne s'en inquiète pas plus que ça. Alors, forcément, ça a fait sourire quand vous êtes venu avec vos ordres de mission, faire ce bon Dieu de bilan comme si c'était la fin du monde et la dernière chose que vous deviez faire de votre vie.

Hugo eut l'impression de commencer à comprendre.

– J'apparaissais trop stressé pour d'indolents provinciaux, c'est ça ?

– Ce qui a surtout amusé les collègues, c'est de vous voir débarquer sans crier gare pour une raison que vous-même ne compreniez pas. Si même notre propre banque ne sait pas pourquoi elle bosse, c'est la fin de tout.

– Pour ma défense, Mr Josselin, je n'ai rien décidé du tout. C'est mon patron... enfin, mon père, qui m'a pris dans son bureau et qui m'a dit « il faut que tu fasses ça ».

Mr Josselin eut un geste nonchalant.

– Bah ! Ça amène toujours un peu de sang neuf. Et puis, vous, ça vous fait sortir de votre bureau.

Il se laissa aller dans sa chaise et croisa les jambes.

– Alors, vous la trouvez comment, la Bretagne ?

Hugo regarda autour de lui.

– Pour ce que j'en ai vu jusqu'à maintenant, j'avoue que c'est joli. Comme vous avez dit une fois, ça me change du sud.

– C'est plus frais et plus sauvage, ajouta Mr Josselin. J'avais de vieux souvenirs du Morbihan, mais mon métier m'a davantage habitué aux grandes villes. Du coup, quand on s'est repliés ici, il a fallu un temps d'adaptation. Mais j'avoue ne pas regretter.

– Le recentrage sur les choses essentielles ?

– Pas vraiment, non, c'était plus une histoire de feeling. C'est différent. Le sud, c'est très beau, mais ça reste assez surfait.

Hugo acheva son café et reposa sa tasse avec un geste ferme.

– Bien, décida-t-il. Du coup, j'imagine que je ne pourrai pas quitter la Bretagne sans goûter au moins à un produit régional...

– Oh, vous en avez plein ! C'est pas ce qui manque, ici. Entre le far breton, les galettes au sarrasin, le kouign-amann, le chouchen, et j'en passe... Vous avez tout ce qui faut pour catapulter votre glycémie sur la Lune.

Mr Josselin semblait tant pris par son sujet que Hugo n'eut pas à cœur de l'interrompre. Il se risqua néanmoins à une question :

– Du coup, pour commencer, vous me conseillez quoi ?

Mr Josselin leva les épaules puis les laissa retomber.

– Ça, ça dépend de vous. Si vous tenez à garder la ligne, fuyez les boulangeries et les pâtisseries, la quantité de beurre est hallucinante. Tenez, le kouign-amann, par exemple, ça veut littéralement dire « pain-doux au beurre ». Il y a autant de beurre que de farine, dans ce truc. Les galettes au sarrasin, ça ne fait pas de mal, mais ça dépend de ce que vous mettez dedans. Les fraises de Plougastel, c'est très bien. Éventuellement, une petite boîte de caramels au beurre salé, histoire de dire... Et puis, le cidre, évidemment.

– Oh, j'ai déjà goûté au cidre, affirma le jeune homme.

– Sans doute, se récria Mr Josselin, mais certainement pas au vrai cidre breton. Séverine ! Fait péter ton meilleur cidre !

– Un verre suffira, le calma Hugo, j'ai envie de rentrer sur mes deux jambes.

Mr Josselin le désigna alors par un très théâtral geste du bras.

– Et voilà, ricana-t-il, la preuve irréfutable de la piquette que vous buvez à Paris. Pour se torcher la gueule au cidre, il faut le vouloir. Si vous êtes bourré, alors ce n'est pas du vrai cidre.

La serveuse revint très vite, une bouteille à la main.

– Un verre ou deux ? demanda-t-elle.

– Allez, deux, s'anima Mr Josselin.

– Finis ta bière d'abord, alors, commanda Séverine. J'ai vu que tu étais en moto, j'aimerais éviter que tu finisses dans le fossé.

– Que je finisse mon verre ou pas, de toute façon, ça reste du mélange, non ?

Voyant la grimace de la serveuse, Hugo lui sourit.

– Il est toujours aussi têtu ?

– J'ai vraiment besoin de vous répondre ?

Le tintement du verre à bière vide sur la table mit fin à leurs commentaires.

– Et voilà, fini ! s'égaya Mr Josselin. Tu nous apportes deux verres, s'il te plait ?

Séverine fit la grimace, mais obtempéra. Hugo la regarda rentrer dans le bar.

– Ça fait longtemps, que vous venez ici ? demanda-t-il en référence à la familiarité de Mr Josselin avec la serveuse.

– C'est le premier bar que j'ai fait, raconta ce dernier. Quand on s'est définitivement installés ici et que j'ai un peu commencé à tourner en rond, j'ai cherché des endroits pour sortir. En fouillant un peu sur internet, je suis tombé sur cet endroit. Ça m'a plu, et voilà. Mais un de ces quatre, je vous emmènerai dans d'autres endroits. Guingamp, par exemple, ou Paimpol.

– Vous n'avez jamais essayé les villes plus grandes ? voulut savoir Hugo. Genre Brest, ou même Rennes ?

– J'y serais allé, si ce n'était pas aussi loin. Mais voilà, ce n'est pas la porte à côté. Il faut facilement une heure et demi pour y aller. Une heure et demi de route pour boire un coup, c'est un peu con.

La serveuse revint avec les verres.

– Du coup, je me suis rabattu ici, et c'est tout aussi sympa.

Séverine déboucha la bouteille et remplit leurs verres, avant de repartir vers une autre table.

Hugo prit son verre et le leva, mais Mr Josselin arrêta son geste.

– Attendez un peu, lui conseilla-t-il. Laissez-le prendre un peu de température.

– Pourquoi ?

– Le cidre, il ne faut pas le boire froid, il faut le boire frais.

– Bon...

Et il reposa son verre.

– On attend combien de temps ? demanda-t-il.

– Oh, quelques minutes, pas plus. Si on le boit trop froid, il n'a pas de goût.

Puis Mr Josselin croisa les bras, considérant Hugo avec attention.

– Bon, allez, on y va.

Le jeune homme le regarda avec surprise.

– On y va ? Où ça ?

– Ça fait deux jours que je vous vois tourner en rond à vous poser un tas de questions sur Aaron ou sur moi, expliqua Mr Josselin. Ne venez pas mentir, je le sais. Alors, posez-les maintenant, qu'on en finisse.

Hugo comprit et observa un silence embarrassé.

– Je n'ai rien demandé parce que j'estimais que ça ne me regardait pas, se justifia-t-il.

– Je m'en doute, mais depuis que vous êtes arrivé, avouez que la curiosité vous travaille. J'ai même été surpris par votre discrétion. Comme vous connaissiez Adam, je m'attendais à ce que vous vouliez en savoir plus.

– Je ne voulais pas paraître indiscret.

– Croyez-moi, j'ai beaucoup apprécié ça. En général, les gens qui savent qui on est ne perdent jamais de temps à nous demander des tas de trucs. C'est pour ça que je propose, pour vous remercier. Je ne dis pas que je répondrai forcément à toutes vos questions, mais si je peux vous éclairer sur quelque chose...

Mr Josselin marqua un temps d'arrêt et poursuivit :

– Quand je vous ai amené à la maison, le premier jour, au moment où on a failli rentrer dans le papi, vous étiez sur le point de demander quelque chose. C'était quoi ?

Malgré sa gêne, Hugo sonda ses souvenirs, remontant jusqu'à cet instant. Il se rappela le récit de Mr Josselin sur les angoisses d'Aaron, son mépris des lieux à la mode. La question qui avait suivi était en rapport avec tout cela.

– Oui, se souvint-il alors. Je me demandais ce qui avait poussé Aaron à faire ce métier.

Devant le regard insondable de son interlocuteur, il se crut obligé de s'expliquer :

– Vous disiez qu'Aaron n'était pas un m'as-tu-vu. S'il n'aimait pas les avantages apportés par sa notoriété, pourquoi il a fait ce métier ?

Il crut déceler un infime sourire flotter sur les lèvres de Mr Josselin.

– Oh, question difficile, ça commence bien, s'amusa celui-ci. Qu'est-ce qui a poussé Adam à être chanteur ? Qu'est-ce qui m'a poussé à être attaché de presse ? Qu'est-ce qui vous a poussé à être comptable ?

Il pinça les lèvres, bien désolé pour Hugo.

– Je vais devoir avancer mon joker sur celle-là, malheureusement. C'est trop personnel.

Hugo comprit qu'il ne servirait à rien d'insister.

– Mais vous ? bifurqua-t-il alors. Vous aviez tout pour vous, pourquoi vous êtes parti aussi ?

Les épaules de Mr Josselin retombèrent.

– Je crois que j'aurais mieux fait de me taire, râla-t-il. Vous avez l'art de poser les questions les plus chiantes possibles.

Hugo ouvrit les mains en défense.

– Vous savez, je ne suis pas seul, se défaussa-t-il. Beaucoup d'autres fans se sont posés les mêmes questions que moi. Vous auriez dû les voir sur internet, avec toutes leurs théories...

– Je sais, je les ai vues, se contenta de répondre sobrement Mr Josselin, et le pli amer de sa bouche ne laissait aucun doute sur ce qu'il en pensait.

Il prit son verre et le porta à sa bouche.

– C'est bon pour le cidre, annonça-t-il, la température est bonne.

Hugo n'insista pas et prit son propre verre. De petites bulles sucrées pétillèrent sur sa langue, et un goût rond de pomme flatta son palais.

– Il est bon, jugea-t-il.

– Je vous l'avais dit.

Un silence s'installa, bercé par les conversations voisines. Le jour déclinait de plus en plus, le ciel se teintant de rouge. Un scooter passa, et son vrombissement brisa la plénitude ambiante.

Hugo tourna la tête vers Mr Josselin. Celui-ci était adossé à sa chaise, la jambe de son verre entre les doigts, songeur. Le jeune homme ne se risqua pas à interrompre le fil de ses pensées, se contentant de l'observer. De toute évidence, encore vivaces étaient les souvenirs de la gloire passée.

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