Chapitre 18
Franck arriva avec un peu de retard, mais, fidèle à sa promesse, il se présenta au bureau, s'excusant du contretemps dû à un embouteillage provoqué par un accident sur la nationale.
– On a dû faire un détour par le parc régional, expliqua-t-il, le trajet a été plus long que prévu. Du coup, on n'a même pas eu le temps de passer à la maison. Venez, Adam nous attend dans la voiture.
Hugo jeta le gobelet du café qu'il sirotait en attendant, et suivit Franck dehors.
– Le shooting s'est bien passé ? s'enquit le jeune homme.
– Très bien. Il y avait du soleil, en plus, le photographe était content, alors l'ambiance était détendue.
– Aaron a bien fait le beau ?
Franck ne put retenir une moue appréciative.
– Pas trop mal, jugea-t-il. Bon, il a l'habitude, maintenant. Mais... J'avoue que, cette fois, il m'a un peu surpris.
Hugo marqua une seconde d'arrêt.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Vous allez voir.
Ils sortirent, marchant vers le parking. Le véhicule attendait sagement, et Hugo aperçut la silhouette d'Aaron à l'intérieur. Il s'approcha, puis se figea net.
– Ah, ben merde, alors !
La réflexion fusa toute seule, spontanée, et fit sourire Aaron. Hugo marcha vivement vers lui, agréablement étonné.
Aaron avait changé de tête. La coupe qu'il avait jusqu'alors était maintenant dégradée, avec un léger balayage.
– Ne me demandez pas ce qui lui a pris, commenta Franck qui s'installait derrière le volant, c'est lui qui a voulu. Quand on arrive quelque part pour une séance photo, on fait toujours un crochet chez un coiffeur, histoire qu'il se fasse un beau brushing. Eh bien là, arrivé devant la coiffeuse, il lui a dit de « secouer un peu tout ça ».
Hugo, qui continuait d'admirer la nouvelle chevelure d'Aaron, dut se retenir pour ne pas lui arranger sa mèche.
– Ça lui va bien, jugea-t-il néanmoins.
Aaron lui répondit par un petit sourire un peu intimidé, et le jeune homme ne put réprimer un regard complice dans sa direction.
« La coupe bien dégradée, avec le teint légèrement hâlé, ça le ferait ». Hugo s'abstint de le faire rappeler, et il savait déjà que c'était inutile. Il devinait le souvenir de leur conversation de l'avant-veille encore vivace.
– C'est bon, vous avez fini de l'admirer ou je dois m'éloigner pour vous laisser seuls ? intervint alors Franck.
Ils tournèrent tout deux le regard vers lui, qui les observait d'un air moqueur. Hugo préféra ne pas insister et monta sur le siège arrière. Franck mit alors le contact et la voiture démarra.
Pendant tout le court trajet, Hugo ne put s'empêcher d'observer Aaron dans le rétroviseur. Il n'aimait pas vraiment tirer la couverture à lui, mais il était évident que cette métamorphose s'était opérée à cause de lui. Avant, si ce n'était son passé de vedette, Aaron était devenu un jeune homme plutôt banal, sans réellement de style, et il ne donnait pas l'impression de vouloir en changer. Et aujourd'hui, une simple conversation avec un presque inconnu l'avait poussé à changer de visage.
Incongrûment, le jeune homme pensa que tant d'années d'ostracisme n'étaient peut-être pas ce qui avait été le mieux pour Aaron. Certes, cela avait sans doute été ce qui était le mieux au départ, mais Aaron n'allait pas ainsi passer le reste de sa vie dans ce coin perdu. Il comprenait la volonté de Franck de vouloir le protéger, il comprenait son scepticisme quant à une reprise de sa carrière, mais Aaron n'était plus un enfant. Il était temps pour lui de se prendre en main et d'évoluer. Sortir, faire des rencontres, vivre enfin. Franck avait certainement les meilleures raisons du monde, mais le confiner à cette maison, à Product'Ive et aux shootings photos n'était pas la meilleure solution. Sans compter qu'il avait désormais la preuve manifeste, irréversible et définitive qu'Aaron était mûr pour une éclatante renaissance.
Le véhicule s'enfonça sur le chemin de terre, droit vers la maison.
– Vous avez les clefs du portail ? demanda Franck.
– Euh, oui.
Hugo ouvrit son attaché-case et en sortit le trousseau. Franck s'arrêta, prit les clefs et ouvrit le portail avant de revenir derrière le volant. Il fit avancer la voiture jusqu'à la cour et coupa le moteur. Aaron déboucla aussitôt sa ceinture de sécurité et quitta l'habitacle avec une évidente satisfaction. Il ouvrit le coffre et récupéra sa valise avant de prendre la direction de la maison.
– On a ramené les photos avec nous, prévint-il en se retournant vers Hugo, vous voudrez les voir ?
– Et comment !
Franck leur passa devant et ouvrit la porte de la maison.
– Range d'abord tes affaires, commanda-t-il, et après tu pourras t'extasier sur ta splendeur.
– Ah, parce que je suis splendide ?
Franck leva les yeux au ciel alors qu'Aaron éclatait de rire en entrant dans la maison. Hugo regarda Franck, amusé.
– C'est moi, ou il est plus enjoué que d'habitude ? voulut-il savoir.
– Je ne sais pas ce qu'il a aujourd'hui, c'est un vrai ressort.
– C'est le fait d'avoir changé de tête, vous croyez ? supposa le jeune homme alors qu'ils entraient eux-mêmes dans la maison et que Franck refermait la porte derrière eux.
– Aucune idée, mais sur ce coup-là, j'avoue l'avoir trouvé assez audacieux. Mais bon, vous verrez par vous-même.
Hugo monta dans sa chambre et y posa ses affaires. Il pensa que ces photos tombaient à pic. À en croire les dires de Franck, Aaron avait manifesté lors de ce shooting une hardiesse inhabituelle. Il était curieux de voir le résultat, il avait la certitude que cela pourrait l'aider dans ses recherches. Le jeune homme se doutait déjà de ce résultat, la nouvelle coupe de cheveux était à ses yeux une indication déjà bien suffisante, mais il ne devait pas non plus s'attendre à quelque chose de trop audacieux. Une petite marque locale ne devait certainement pas avoir les moyens de ses ambitions, il était donc sûr qu'aussi audacieuses fussent-elles, elles ne devaient sûrement pas dépasser un certain seuil de décence.
Il rangea rapidement sa veste dans l'armoire et redescendit tout aussi vite au rez-de-chaussée, frétillant d'impatience.
– Du coup, s'enquit-il, incapable d'attendre, c'était pour quelle marque ?
Franck, qui inventoriait le contenu du frigo, leva la tête vers lui.
– Une boutique locale, on n'en avait jamais entendu parler. Ils ouvrent bientôt, ils avaient besoin de visuels. Des trucs pour les jeunes, quoi.
– Pourtant, vous sembliez dire que ce shooting était particulier.
– C'était différent par rapport à d'habitude, c'est tout. Avant, il posait de façon très simple, avec des styles très classiques. Ça faisait un peu catalogue la Redoute. Là, c'est juste... Il s'est fait plaisir, voilà. Et c'est plutôt une bonne chose. Disons qu'il faut bien, à un moment, qu'il commence à réapprendre à se voir comme... un être sexué, on va dire. Qu'il reprenne un peu conscience de son charme, de sa sensualité.
– Ah bon ? s'étonna Hugo. Pourquoi ? Je veux dire, j'ai bien vu qu'il était complètement indifférent, mais...
Franck ferma le frigo, songeur.
– Comment vous dire... ?
Il s'adossa au plan de travail.
– On a... On a eu une relation, mais Adam n'a pas vraiment développé sa sexualité. La faute à son éducation, principalement. J'ai pris le temps de lui montrer, j'ai pris le temps de lui apprendre, mais je crois qu'il n'a pas vraiment eu le temps d'assimiler, vous comprenez ? Surtout qu'un jour, cette garce a débarqué, et il a dû passer à la vitesse supérieure sans y être complètement préparé. Pour la nuit de noces, il s'est obligé à coucher avec elle, vous vous rendez compte de ça ?
– Oh..., comprit le jeune homme.
– J'ai fait ce que j'ai pu, j'ai pris tout le temps qu'il a fallu. Mais je crois que... ça l'a un peu... « faussé » ? À un moment, je me demandais même s'il avait vraiment envie d'être avec moi. Puis les ennuis sont arrivés, il y a eu le divorce, et nous, c'était fini. Il n'a plus jamais laissé entrer quelqu'un dans sa vie, depuis. J'en était venu à me dire que... que ça l'avait dégoûté. Vous comprenez ?
Franck eut un vague geste du bras.
– Et puis soudain, sans que je comprenne pourquoi, môssieur débarque à Brest, change de tête et taille littéralement une pipe à l'appareil photo. Sérieusement, de quoi vous avez discuté, la veille du départ ? C'est à peine si je l'ai reconnu.
– C'est un reproche ?
– Oh non, bien au contraire ! se défendit Franck énergiquement. C'est une excellente nouvelle. Il ne va pas rester ce jeune homme coincé toute sa vie, non plus.
Hugo se gratta la nuque.
– Honnêtement, je n'ai pas vraiment de mérite. On a parlé de bouffe, de mode... À un moment, je lui ai suggéré une idée de look qui pourrait lui aller, il m'a répondu qu'il y réfléchirait, mais c'est tout. J'étais loin de me douter qu'il le ferait pour de vrai, et encore moins aussi vite.
Franck le regardait, amusé.
– Écoutez, je ne sais pas comment vous avez fait, sourit-il, peut-être que vous avez l'art et la manière, j'en sais rien... Mais dans tous les cas, chapeau. Si vous pouviez continuer comme ça, ce serait parfait.
Le jeune homme le considéra avec surprise. L'attitude de Franck ne ressemblait en rien à celle qu'elle lui apparaissait jusqu'à présent.
– Alors... Qu'il s'émancipe est une bonne chose ?
Franck désigna l'espace autour de lui.
– J'ai peut-être mis beaucoup de mon énergie à le préserver, reconnut-il, mais il ne va pas rester dans ce trou toute sa vie. Je dis ça pour lui comme pour moi. J'apprécie beaucoup Adam, je serai toujours là pour lui, mais au bout d'un moment, il faut bien... casser le rythme. Changer d'air. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.
Oui, Hugo comprenait. Franck avait passé huit ans confiné ici, Aaron avait passé huit ans sans jamais voir au-delà de ce qu'il avait l'habitude de faire. Cette soudaine évolution était peut-être la promesse d'un changement salvateur pour eux deux.
– Vous ne l'avez sans doute pas remarqué du fait que vous n'êtes là que depuis quelques jours, avança Franck, mais vous l'avez énormément changé. Tenez, je vais vous montrer...
Il marcha vers son sac, en tira un ordinateur portable.
– Je vais vous montrer un peu les photos qu'il faisait avant, et vous ferez la comparaison avec celles qu'il a faites aujourd'hui.
Il mit l'ordinateur en route, ouvrit des fichiers.
– Tenez. Là, c'était les premières.
Hugo s'assit sur le canapé, à côté de Franck qui avait posé l'ordinateur sur ses genoux. Il vit alors une photographie représentant Aaron, sagement vêtu d'un jean, d'une chemise et d'une veste de ville, le cou ceint d'une écharpe et les pieds chaussés de Converses.
– Et elles sont quasiment toutes comme ça, expliqua Franck en faisant défiler les clichés sur l'écran. Celles-là ont été faites à Rennes, pas loin de la fac.
– Effectivement, reconnut le jeune homme, ça fait très catalogue de vente.
Franck ouvrit un autre fichier photo.
– Ah, celles-ci c'est le magazine « Men Way ». Une collection de costards. On a dû se déplacer à Massy, pour le shooting. Ça nous a fait bizarre de revenir en Île-de-France.
Hugo fut mis face à un cliché incroyablement lisse et léché d'Aaron dans un costume anthracite sur fond de mur industriel.
– Il a même failli défiler pour le créateur, raconta Franck, mais il a chopé la grippe juste avant.
– Ah, pas de chance.
– Oui, d'autant que c'était bien payé.
Franck poursuivit en faisant défiler des images issues de séances diverses et variées.
– Voilà, conclut-il, le genre de photos qu'Adam a fait. Tenez, là, une collection de lunettes de soleil. Toujours simple. Il n'a jamais posé torse nu, par exemple, ni même la chemise entrouverte. Son credo, c'était sobre et habillé. Une fois, on l'a contacté pour de la lingerie, il a refusé.
Des bruits de pas descendirent alors l'escalier, l'interrompant, et Aaron parut, tout sourire.
– Alors, on les regarde, ces photos ?
Franck leva les yeux au ciel.
– C'est bon, soupira-t-il, ramène tes fesses.
Aaron s'approcha et prit place dans le canapé, les yeux goulûment tourné vers l'écran de l'ordinateur.
– Ah, tu lui montrais les autres photos ? constata-t-il.
– Oui, pour qu'il voie la différence avec les nouvelles. Attends, que je retrouve le dossier...
Franck cliqua alors sur un fichier, et Hugo sentit sa tension monter d'un cran. Il se fichait un peu du contenu, il avait déjà une certaine idée de ce à quoi ces photos pouvaient ressembler. Ce qui l'intéressait plutôt, c'était ce qu'elles dégageaient. Et pourtant, contrairement à ce qu'il prévoyait, il fut quand même pris par surprise quand il vit enfin les images.
Il s'était attendu au cliché du beau gosse sous le soleil, col de chemise ouvert sur une gorge impeccable. Ce qui fut le cas, et le jeune homme était forcé d'admettre que les poses ne brillaient pas par leur originalité. En revanche, ce qui le marqua, c'était la sensualité qui s'en dégageait. Aaron était incroyablement sensuel. C'était encore timide, maladroit, mais c'était bel et bien là. Il regardait l'observateur droit dans les yeux, avec une espèce d'aguichante nonchalance et un terrifiant naturel. Là où d'autres en rajoutaient dans les regards par-dessous, durcis et provocateurs, dans la bouche entrouverte et racoleuse, dans les joues sérieuses et bien serrées, Aaron lui, était simplement là, charismatique, et sa sensualité encore balbutiante transparaissait déjà avec une aisance remarquable.
– On retrouve un peu la présence scénique, non ? souleva Franck. Déjà, à l'époque, quand il voulait bien s'en donner la peine, on ne voyait plus que lui.
Le jeune homme ne put lui donner tort. Beaucoup de mannequins, de modèles, croyaient à tort que c'était l'image qui les amenait à l'œil de l'observateur. Au contraire, c'était à eux, sur l'image, de dire « je suis là ». Aaron avait d'ores et déjà surpassé cet exercice.
Hugo comprit en cet instant qu'il allait finir sa maquette. Car il savait maintenant ce qu'il devait faire. À la poubelle, les gentilles ballades sucrées. Il lui fallait quelque chose qui lui ressemblait, quelque chose de lascif, de provoquant. Pas du R&B/latino clinquant ou de la pop pour ados, il lui fallait du velours, quelque chose de séduisant, de voluptueux, une mélodie et une voix enivrantes, comme les chansons de Sade. Il avait toujours été transcendé par « Is It A Crime », ces trompettes suaves et vibrantes. Voilà ce qu'il fallait à Aaron. De la sensualité.
– D'ailleurs, je vais vous faire rire, raconta soudain celui-ci, mais vous me croiriez si je vous disais que le photographe a voulu me donner son numéro perso ?
– J'en conclus que vous l'avez refusé ?
– Il lui a répondu qu'il avait déjà quelqu'un, acheva Franck en éteignant l'ordinateur.
– Classique, sourit Hugo qui se releva du canapé.
Franck reposa l'ordinateur sur la table basse.
– Bien, je vais voir ce que je peux cuisiner pour ce soir, et je vous tiens au courant, d'accord ?
– Entendu.
Et, sans perdre de temps, Hugo remonta vite dans sa chambre et sortit son cahier de brouillon. Il biffa immédiatement ses premiers gribouillages et redessina une nouvelle portée. Une volée de notes tourbillonnait dans sa tête, au point qu'il eut du mal à placer ses premières gammes. Il imagina un saxophone, des trompettes, une basse électrique aux airs de contrebasse, peut-être un piano. Son stylo vola sur la page, dessinant des notes, et encore des notes. Il allait changer Aaron, il allait le métamorphoser, il s'en fit la promesse.
Son portable qui sonna soudain interrompit brusquement le fil de ses rêveries. Jetant un œil sur l'écran, Hugo comprit que c'était son père.
– Allô, papa ?
– Ah, Hugo ! Enfin, je t'ai. J'ai essayé d'appeler à ton bureau, mais tu étais apparemment déjà parti.
– C'est pas grave, t'inquiète. Comment ça va, à Paris ?
Le jeune homme écouta la réponse, puis sentit un froid lui dégringoler dans l'estomac.
– Quoi ?!
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