Chapitre 17


Quand Hugo mit le pied hors du lit, il remarqua aussitôt que la maison semblait la proie d'une inhabituelle animation. Mal réveillé, il passa la tête hors de sa chambre et eut juste le temps d'apercevoir Franck qui descendait au rez-de-chaussée, une housse à vêtements sur l'épaule. Intrigué, le jeune homme fila sous la douche, s'habilla et descendit à son tour.

Franck brossait un costume, alors qu'Aaron inventoriait le contenu d'une petite valise de cabine.

– Eh bien, il se passe quoi, ici ? s'étonna Hugo.

Franck leva la tête vers lui.

– Ah, vous êtes déjà levé ?

Il reposa le costume sur le dossier du canapé et prit immédiatement la direction de la cuisine. Le jeune homme le suivit.

– Désolé pour le chambardement, s'excusa Franck, j'espère qu'on ne vous a pas réveillé.

– Qu'est-ce qui se passe ?

Franck sortait la vaisselle des placards, et mit en route la machine à café.

– On va à Brest, répondit-il comme pour lui rafraîchir la mémoire. Le shooting, vous avez oublié ? On vous en a parlé, hier soir.

Hugo se souvenait en effet vaguement de cette conversation. Il n'avait écouté de d'une oreille, préoccupé par sa maquette audio, et il se rendit compte qu'il aurait peut-être dû prêter davantage d'attention.

Il s'assit à table, surpris.

– J'avais oublié, se décida-t-il à mentir. De la photo, c'est ça ?

– Oui, comme modèle. Là, il a un petit contrat pour de la mode, une marque locale. Le shooting a lieu à Brest.

Le grille-pain éjecta les tartines, Franck les lui apporta sur une assiette.

– C'est marrant qu'il fasse de la photo, rêva tout haut Hugo en beurrant la tranche croustillante. Étant donné ses antécédents, j'aurais jamais cru le revoir faire un truc comme ça. Ça remonte à loin ?

– Pas vraiment, non, admit Franck. Peut-être trois, quatre ans grand max. Un pur hasard. On a croisé un shooting, un jour qu'on se promenait à Saint-Malo. Adam a tapé dans l'œil du photographe, il a pris ses coordonnées, et deux semaines plus tard, il l'a appelé. L'expérience lui a plu, alors voilà. Du coup, quand c'est comme ça, je sors le costard et je joue les agents.

Hugo comprit mieux le costume qu'il brossait en arrivant.

– Ça va, le rassura-t-il, vous savez à-peu-près le faire, non ?

Franck haussa les épaules, indiquant que rien n'était plus facile.

– Oh oui, c'est pas très difficile. Et puis, ce n'est pas plus mal, la photo. Ça l'occupe, et ça lui permet d'acquérir un peu plus de confiance en lui. Mine de rien, ça l'a beaucoup aidé. Mais bon, ça reste un hobby. C'est pas comme s'il devait à tout prix finir sur les podiums de la Fashion Week.

Franck se détourna alors, ouvrant le frigo, et en sortit un sac plastique qu'il posa sur la table.

– Votre ration de ce midi, annonça-t-il. Par contre, ce soir et demain midi, vous allez devoir vous débrouiller, on ne rentre que demain après-midi.

Le jeune homme le rassura d'un geste.

– S'il y a ce qu'il faut dans les placards, je saurai me débrouiller, assura-t-il.

Il avala son café.

– Je prends mes affaires et je suis prêt.

Il remonta précipitamment à l'étage et en revint, armé de sa veste et de sa mallette.

Franck le regarda revenir, puis se tourna vers Aaron.

– C'est bon, tu es prêt ?

Celui-ci finissait juste de refermer la valise.

– C'est bon, affirma-t-il.

– On y va, alors.

Aaron empoigna la valise, Franck ramassa la housse à vêtement, et Hugo les suivit à l'extérieur. Ils montèrent dans la voiture et quittèrent la propriété.

– Ah, tant que j'y pense..., se souvint alors Franck.

Il tira une grosse clef de son trousseau, quitta le véhicule et ferma le portail. Il remonta dans la voiture, puis tendit le trousseau à Hugo.

– Comme vous serez seul à la maison ce soir, expliqua-t-il, vous fermerez tout derrière vous. Non pas que vous risquez quoi que ce soit, mais on n'est jamais trop prudent.

Le jeune homme prit le trousseau et le glissa dans son attaché-case. Franck démarra, et ils s'engagèrent sur la départementale.

– Je vous dépose à la boîte, et après on file, déclara Franck. On en aura environs pour deux heures de route, et je préfère arriver en avance.

– Du coup, ce soir et demain matin, je fais comment ? demanda Hugo. Si vous gardez la voiture...

– C'est déjà prévu, lui assura Franck. Je vous ai commandé un taxi, vous lui demanderez une facture pour la compta, qu'on vous le rembourse.

– Bon...

Le jeune homme se renfonça dans la banquette de la voiture. Aaron leva les yeux vers lui dans le rétroviseur.

– Ça va, vous vous en sortirez, tout seul ? s'enquit-il.

– Je sais au moins me cuire des pâtes, affirma Hugo, ce qui fit sourire Aaron.

Le reste du trajet se déroula dans un relatif silence. Franck conduisit le jeune homme au bureau. Hugo descendit de voiture, puis se pencha sur la portière avant.

– Bon courage pour le shooting, leur souhaita-t-il.

– Bof ! le rassura Aaron. C'est juste des fringues. Et puis, il y a Franck avec moi.

Le jeune homme n'insista pas et ôta sa main de la portière. Franck passa en première et le véhicule repartit, laissant le jeune homme seul sur le parking.

*

Quand Hugo rentra le soir, après une rude journée sur ses logiciels, la maison entièrement vide le surprit presque. Il s'était habitué à revenir avec la télévision ou une radio en sourdine indiquant la présence d'un occupant. Ce soir-là, elle était noire et silencieuse. Le jeune homme ressentit un confus vague à l'âme en fermant la porte d'entrée derrière lui, repensant à ce même silence qui l'accueillait quand il rentrait chez lui à Puteaux.

Il alluma le rez-de-chaussée et regarda autour de lui, avisant les pièces nues et froides. Marchant en direction du salon, il installa une présence en allumant la télévision. Il tomba en plein sur un journal d'information, relatant les dernières crises de par le monde.

Hugo ôta sa veste, et la posa sans façon sur le dossier d'un fauteuil, regardant distraitement l'information en cours, puis, déboutonnant ses manchettes et retroussant ses manches, prit la direction de la cuisine.

Ainsi qu'il l'avait précisé à Aaron, il savait se cuire des pâtes, mais il craignait que ses compétences ne pussent aller plus loin. Il avait trop pris l'habitude d'acheter des plats tout prêts ou de se faire livrer pour s'encombrer de connaissances culinaires. Il ouvrit donc les placards, avec l'espoir de trouver quelque chose de facile à cuisiner.

Il assembla maladroitement du riz tiède, du maïs, du thon et des petits pois, sans respecter le moindre dosage et sans assaisonnement, mais le jeune homme dévora le tout avec appétit. Installé devant le film du soir, il laissa juste assez de restes pour son déjeuner du lendemain, épluchant pour tout dessert une mandarine.

Incongrûment, Hugo déplora dans cette maison l'absence d'une bête de compagnie. Vivant seul dans son propre appartement, il avait souvent regretté l'absence d'un animal domestique, comme un bon gros chat qui viendrait se frotter à ses chevilles et ronronner sur ses genoux. Le parfait cliché du célibataire. Et avec la surface de terrain qu'il y avait ici, c'était l'endroit idéal pour posséder un bon chien, fidèle et vif, comme un labrador, ou un brave golden retriever.

Le jeune homme regarda la fin du film d'un œil atone. Ces anti-héros sortis de nulle part, qui prétendaient réussir avec un pistolet et un bon mot là où les meilleurs services en la matière s'étaient cassé les dents, avaient tendance à le faire hurler de rire. C'était sans doute la raison pour laquelle il n'avait jamais regardé Die Hard. Il changea de chaîne, tombant sur une brochette de décolletés sur fond de musique latino.

Ça aussi, c'était quelque chose qui lui échappait. Il avait du mal à comprendre où était le pouvoir et l'indépendance dans ces chanteuses qui ne savaient que tortiller des fesses ou se montrer les plus nues possible pour vendre leurs disques. Déprimé, il éteignit la télévision.

Il repensa à Aaron, au shooting qui avait lieu à Brest. Et il sourit en pensant que, comme l'avait dit Franck, c'était sans doute une très bonne chose pour lui. Après avoir été abandonné par autant de monde en même temps, l'estime personnelle d'Aaron avait certainement dû toucher des fonds abyssaux. Savoir qu'un photographe voulait de lui, que des gens allaient ensuite voir ces photos, se sentir désiré et désirable, devait l'avoir beaucoup aidé dans la reconquête de sa confiance en lui-même. Hugo était curieux de savoir à quoi ressemblaient ses photos.

Puis il leva la tête vers le plafond, se rappelant soudainement qu'il était seul dans la maison. Il avança les lèvres, un peu hésitant. C'était peut-être l'occasion...

Hugo monta les escaliers, presque embarrassé, comme s'il craignait la brusque survenue de quelqu'un. Et arrivé devant la porte de la chambre, il frappa, par reflexe. Il se sentit ridicule.

La porte n'était pas verrouillée, ce qui le surprit. Tel qu'Aaron lui apparaissait, il l'aurait fermée, justement pour éviter les intrusions. Il ouvrit, intimidé, peu sûr de ce qu'il allait y trouver.

Comme tout fan qui se respectait, Hugo avait été amené à imaginer l'intérieur de son idole. Il se rappelait s'être figuré de grands voilages blancs, une architecture et un mobilier sobres et dépouillés. Longtemps, il avait associé Aaron à un magnifique piano à queue noir laqué. Puis il avait acquis cette maison, l'obligeant à revoir ses fantasmes. Le délire contemporain n'avait plus vraiment sa place dans cette petite propriété de campagne.

Hugo entra et regarda autour de lui.

La chambre ne ressemblait pas à l'image qu'il aurait pu s'en faire. Il la trouva même affreusement impersonnelle. Dans les tons jaune orangé. Un lit simple trahissant désespérément son célibat, une armoire, un bureau. Aucun poster, juste un cadre fixé au mur, représentant une jolie rue pavée, une aquarelle sans doute achetée à quelque artiste sur un port. Seul le bureau semblait avoir une âme dans cette pièce. Un ordinateur portable, un sous-main, un bloc-notes couvert de pense-bêtes et des stylos épars. Sur l'ordinateur, était scotché un selfie montrant Aaron et Franck assis sur une plage, souriants. Un haut range-CDs présentait les boîtiers par ordre alphabétique, et un meuble à étagère renfermait des livres divers.

Il avait du mal à imaginer la vie d'Aaron ici. D'ordinaire, l'on faisait une chambre à son image, on y affichait ses centres d'intérêts, on y entreposait son désordre. Ici, presque rien. Si ce n'était le coin dédié au bureau, il aurait pu se croire dans une banale chambre d'hôte. Pourtant, après huit ans seul aux-côtés d'un homme aussi brut de décoffrage que Franck, Aaron aurait largement dû avoir le temps de se constituer son petit univers.

Le jeune homme s'approcha du range-CDs et détailla les noms des albums. Franck ne lui avait pas menti, Aaron écoutait un peu de tout. Il crut néanmoins percevoir une tendance pour le jazz et le blues. Miles Davis, Louis Armstrong, Ray Charles, Nina Simone... Il trouva également quelques albums de pop, de variété française, beaucoup de compilations d'été... Il tira du range-CDs une anthologie de la musique classique qu'Aaron avait de toute évidence écoutée et réécoutée, à en juger par l'état de la jaquette. Et alors qu'il lisait les titres, Hugo eut l'œil soudain attiré par un reflet dans le boîtier cristal. Il remarqua alors, cachés sous le lit, de grands coffres de rangement en plastique. Abandonnant l'anthologie, il ne put résister à l'envie de se pencher et de les tirer vers lui.

Aaron ignorait ce qu'ils contenaient, mais il fut surpris par leur poids. Ils étaient lourds. Il ouvrit un premier coffre, un peu poussiéreux et couvert de traces de doigts.

Le jeune homme ressentit alors une intense émotion en découvrant son contenu. Des larmes lui montèrent presque immédiatement aux yeux. Son bras retomba, alors qu'il considérait ce qu'il avait devant lui. Fébrilement, il ouvrit les deux autres coffres.

C'était la carrière d'Aaron. Toute sa carrière. Ses disques, ses singles, ses lives, les livres qui lui avaient été consacrés, les récompenses qu'il avait obtenues. Des gros classeurs renfermaient des coupures de presse, des interviews. Il y avait même de vieux flyers publicitaires et des exemplaires des places de ses différents concerts. Hugo regarda avec émoi le vieux contrat de la maison de disque, signé par Aaron plus de dix ans auparavant. D'autres classeurs contenaient les versions papier de ses différentes séances photos. Les programmes de ses trois tournées, les brouillons de plusieurs de ses discours de remerciements. Quatre années de sa vie était ainsi rassemblées dans ces boîtes cachées sous son lit.

Le jeune homme feuilleta les classeurs, la gorge serrée, avisant les vieux articles de journaux, laissant remonter les souvenirs qu'ils lui évoquaient. Il eut ainsi un sourire nostalgique devant ce petit entrefilet reprenant la rumeur selon laquelle un biopic serait en préparation, rumeur qui s'était avérée exacte. Il regarda les anciennes photos, ému de revoir Aaron si jeune, troublé par son regard que l'on disait poétique, mais en réalité déjà si désenchanté...

Hugo rangea les classeurs, puis remarqua une autre boite en plastique. Quand il l'ouvrit, la vue d'une gourmette argentée lui fit comprendre ce que c'était.

La chasse aux trésors d'Aaron. « Tenez, il y a deux semaines, j'ai mis la main sur un bracelet en argent », se souvint le jeune homme. Il en eut la preuve formelle quand il retrouva également la lettre au feutre rose qu'il avait trouvée enfouie dans la terre. Son butin était maigre : la gourmette d'argent, la lettre, trois boucles d'oreilles, une bague, et des vieux badges qui avaient dû se décrocher d'un quelconque sac. Plus une poignée de papiers décolorés par le temps.

Hugo ne fanfaronna pas, il en était incapable. Mais il avait sous les yeux l'évidence même : Aaron n'avait pas tourné la page de sa carrière, et il ne la tournerait jamais. Franck pouvait dire ce qu'il voulait, Aaron était plus attaché à son passé qu'il ne voulait bien l'admettre. Certes, cela pouvait être le résultat d'une simple accoutumance, mais quid de cette nostalgie toujours aussi vivace, huit ans plus tard ?

Le jeune homme reposa la boîte en plastique et soupesa un trophée, par curiosité. Trois kilos, ça pesait quand même dans la main. Il les compta, pas une ne manquait, une quinzaine en tout. Pour une carrière de quatre ans, c'était un bon palmarès.

En revanche, il ne put s'empêcher de remarquer l'état extraordinairement bon des objets contenus dans la boîte. Les CDs et les Blu-ray étaient certes décellophanés, mais les boîtiers étaient impeccables, comme s'ils n'avaient jamais été ouverts. Les livres, de même, comme s'ils n'avaient jamais été lus. Il les parcourut rapidement, se souvenant de sa jeunesse chez les disquaires où il regardait scrupuleusement chaque jaquette dans l'espoir de mettre la main sur un import ou un inédit. Il tomba en arrêt devant le biopic. Il sortit le boîtier, sceptique de le trouver là. Aaron lui avait paru avoir une telle aversion pour la mascarade qu'avait été le récit officiel de sa vie, que la présence de ce film le surprenait. Il ouvrit le boîtier, et il ne fut presque pas étonné de constater que la galette qu'il renfermait était brisée. Hugo ne sut pourquoi, mais il ne pouvait s'empêcher de voir dans cette détérioration quelque chose d'assez symbolique.

Il referma le boîtier et le replaça dans la boîte, considérant celle-ci dans son ensemble. Malgré tout, il avait du mal à concevoir la raison d'être de ces étranges coffres à souvenirs. Des CDs de toute évidence jamais écoutés, des films jamais vus, des livres jamais lus. Certes, les traces de doigts trahissaient des manipulations récentes, mais à quoi donc tout cela pouvait servir si ça ne servait justement pas ? Et surtout, pourquoi le cacher ainsi sous son lit ? Il y existait de meilleures méthodes pour faire de beaux rêves...

Une théorie s'imposa alors à lui : Aaron avait dissimulé toutes ces choses, ne pouvant les exhiber, mais ne pouvant non plus se résoudre à s'en débarrasser. Laissées à l'abandon, l'idée de reprendre les choses où il les avait arrêtées avait poussé Aaron à les ressortir, d'où les récentes traces de doigts dessus. Pour le jeune homme, ce serait en tout cas la preuve flagrante que l'option le travaillait sérieusement.

Il referma les coffres, songeur, et les repoussa sous le lit, veillant à leur rendre leur position d'origine, et rangea l'anthologie de musique classique qu'il avait ouvert. Hugo préférait éviter qu'Aaron ne se rendît compte qu'il avait fouillé dans ses affaires. Il avait réussi à installer le dialogue, c'eût été bête de tout gâcher par la faute d'une malheureuse curiosité.

Il remit tout en place, puis quitta la chambre, fermant la porte derrière lui.

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