Chapitre 14
« I ♥ you Aaron », « Aaron + Mélanie = Amour », «♥ Aaron ♥»... Hugo trouva même des inscriptions en espagnol, en italien, en allemand, et en ce qui ressemblait fort à du slave.
Les mains dans les poches, le jeune homme marcha lentement le long du mur d'enceinte, regardant enfin de ses yeux l'autel dédié à l'amour d'un public maintenant lointain. Les pierres étaient gravées de cœurs, de dessins, de messages d'amour de toutes sortes, de numéros de téléphone... La plupart s'érodaient avec le temps, mais certains, les plus récents ou ceux ciselés avec le plus d'acharnement, continuaient de délivrer le message enflammé d'une passion aujourd'hui éteinte.
Hugo n'avait jamais eu la chance de venir là, à son grand regret. Son père s'y était toujours opposé. Combien de fans s'étaient rendus ici, déposant fleurs et cadeaux ? Combien étaient restés, campant presque, dans l'espoir d'apercevoir, ne fût-ce qu'un instant, la silhouette tant idolâtrée ?
Il continua d'avancer calmement, bercé par ses souvenirs. Mais ses souvenirs avaient pris une drôle de teinte depuis que Franck lui avait parlé. À chaque fois qu'il se remémorait quelque chose, il ressentait un profond malaise. Il n'arrivait plus à trouver la moindre magie dans tout cela. Les prestations télévisées, les concerts, les remises de prix... L'idée que tout ceci n'avait été que le résultat d'une monumentale stratégie lui donnait la nausée.
Et puis, il fallait ajouter au tableau le plus important : Aaron était gay.
Hugo avait eu un tel choc, quand il l'avait su. Il avait regardé Franck, les yeux ronds, bouche bée, éberlué, incapable de dire le moindre mot.
– Quoi ?
– J'ai besoin de vous le répéter ?
Le calme olympien de Franck l'avait achevé. Les jambes brusquement flageolantes, il s'était laissé tomber sur un plan de travail, indifférent à la poussière qui le maculait.
– Aaron ? Homosexuel ? Comment ça ?
Sa réaction maladroite avait fait sourire Franck qui avait haussé les épaules d'ignorance.
– Ça, « comment », me demandez pas, mais ça ne change rien à l'affaire.
Hugo avait bien été obligé d'admettre qu'il avait bien entendu. Aaron, gay ? Le sourire de Franck s'était élargi.
– Eh, oui. Le grand couac dans leur plan parfait, le grain de sable dans le rouage, le bon gros virus dans le système : leur fils était attiré par les personnes de son sexe.
Le jeune homme n'avait pu retenir une pensée pour l'ex Mme Davis. Le cœur battant, il avait gardé le silence, assimilant l'improbable nouvelle.
– Pourtant, avait poursuivi Franck, c'était pas gagné. Parce qu'ils étaient cons, ils étaient cupides, mais, en prime, ils étaient affreusement fachos. Vous savez pourquoi Adam n'a jamais pu participer à un Sidaction ? Pourtant, il aurait bien voulu faire dans le caritatif, histoire de rendre sa situation un peu utile. Eh bien, non, Mr et Mme Béart s'y sont toujours opposés, parce que pour eux, c'était plein de « sales pédés ». Tout ce qui n'était pas Blanc, beau, riche, hétéro, c'était une plèbe à leurs yeux. Heureusement qu'ils n'étaient pas au courant pour moi.
Hugo avait hoché la tête, indiquant qu'il suivait.
– Alors, quoi ? Ils tenaient Adam à l'écart de tout ce qu'ils considéraient comme... impur ?
– Impur ? Pour eux, c'était plutôt « sale ». Réacs jusqu'au bout des ongles. Leur plan, c'était d'en faire une petite star très propre sur elle, avec une sexualité très propre, un mariage très propre... Genre, les starlettes de Disney Channel, ou ces groupes pour ados, là, qu'on leur fait porter un anneau de pureté. C'est miraculeux qu'il ait accepté de me faire confiance, avec un environnement comme le sien, le refoulement lui pendait au nez.
Franck avait sorti un paquet de cigarettes de sa poche. Indifférent aux pots de colle et autres aérosols, il avait craqué une allumette. Ça avait été la première fois que le jeune homme le voyait fumer.
– Mais il y a une chose que je ne comprends pas, avait-il alors objecté. Qu'est-ce que sa sexualité a à voir avec auj... Oh !
Le regard de Franck, fixe derrière la fumée de sa cigarette, avait suffi. « C'estmiraculeux qu'il ait accepté de me faire confiance. » Hugo avait laissé ses bras retomber sur ses jambes. Bien sûr, qu'il était bête ! Pourquoi ne l'avait-il pas compris avant ?
– Vous avez été ensemble, pas vrai ?
Évidemment, cela tombait sous le sens... Il avait mieux compris pas mal de choses, maintenant.
– Ça remonte à quand ?
Il avait posé la question pour la forme, par simple curiosité, sans vraiment attacher d'importance à la réponse. Franck avait croisé les bras sur ses genoux, suivant des yeux la fumée de sa cigarette qui montait au plafond.
– Difficile de vous dire, avait-il avoué. C'est venu petit à petit, avec le temps. Le regard, d'abord, puis l'attitude, la gestuelle... La première fois où j'ai vraiment été... mis en contact, on va dire, il était paniqué. Il est venu me voir, un jour, complètement gêné. C'était à peine s'il arrivait à formuler des phrases complètes. Bref, il a fini par réussir à m'expliquer qu'il s'était réveillé, ce matin-là, et qu'il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, que c'était « tout dur », et tout... Je vous jure, je l'ai regardé en mode « Mais tu es sérieux, là ? ». Bah oui, il était sérieux. Il ne savait pas ce que c'était, une érection matinale. Il avait été à l'école, il savait pour la reproduction, les gamètes mâles et les gamètes femelles. Mais la sexualité, des clous. Il était d'une naïveté confondante, ce garçon.
Le visage de Franck s'était rembruni.
– Je lui avais expliqué ce qu'il pouvait faire, mais il avait tellement la trouille de se toucher lui-même... C'est moi qui ai dû m'en occuper... Le pauvre, ça a été un grand moment. Mais je pense que ça a été libérateur, pour lui.
Il avait chassé la cendre qui se formait au bout de sa cigarette.
– Je pense qu'à l'époque, il commençait à être intéressé par moi, avait-il supposé. Mais qu'il avait tellement peu de notions qu'il ne savait pas... interpréter les signes que lui envoyait son propre corps.
Il avait chassé dans l'air une bouffée de fumée.
– Ça a commencé comme ça. Quand il avait des questions, des choses qu'il ne comprenait pas, il venait me voir. Il fallait y aller sur la pointe des pieds, avec lui, mais une chose en a amené une autre, et... voilà.
Puis il avait baissé les yeux, et Hugo n'avait su si c'était de honte ou de nostalgie.
– J'imagine même pas le scandale, si ça s'était su, avait-il mâché amèrement. Mais, au bout d'un moment, c'était devenu presque évident. On n'arrêtait pas de se tourner autour. C'était clair qu'il était intéressé par moi autant que je l'étais par lui.
– Et à sa majorité, il y a eu le mariage.
Franck avait nerveusement tiré sur sa cigarette.
– Ça m'a rendu malade. Ces deux-là étaient complètement fous. Mais Adam n'a rien pu faire, il n'avait pas encore le courage de leur dire non.
– Qu'est-ce que vous avez fait, alors ?
– Moi ? Rien. Enfin, disons que ce n'est pas moi qui ai commencé.
Il avait soupiré, le regard perdu dans ses souvenirs.
– Adam n'avait pas eu le courage de dire non, mais ce mariage le rendait tout aussi malade que moi, avait-il expliqué. La veille de la noce, je ne sais pas comment, il a trouvé le moyen de filer à l'anglaise et de frapper à ma porte. Il était complètement décomposé.
Il avait eu un geste vague.
– On n'avait pas encore... On n'en était pas encore arrivé là, avait-il avoué avec pudeur. C'est juste que... L'idée que ça puisse être avec elle lui donnait la nausée.
– Avec... ? Oh !
Le hochement de tête de Franck avait fait comprendre au jeune homme qu'il avait vu juste.
– Tout ce qu'il savait, c'était qu'il ne voulait pas que ce soit elle. Alors, il est venu me trouver.
– Ça s'est bien passé ?
La question avait fusé toute seule, étourdie.
– Laborieux, avait admis Franck. Il n'était pas prêt. Le pauvre, il était mort de trouille. Et moi, j'étais mal pour lui, mettez-vous à ma place.
Il avait silencieusement tiré une bouffée de sa cigarette.
– Le mariage a eu lieu, inutile de vous dire que la nuit de noces a été catastrophique, et on s'est perdus de vue le temps de la lune de miel. À son retour, on a repris le travail, et... on a commencé à se voir.
Hugo était resté ébahi.
– Ah, vous... ?
– J'ai été son amant, oui. Le seul, à ce jour. Pour autant que je sache, en tout cas.
– Pourquoi, il s'est passé quelque chose ?
– Eh bien, ses parents ont fini par s'en apercevoir, voilà ce qui s'est passé. Ça a été horrible. Vous savez que c'est à cause de ça, qu'ils sont morts ?
Le jeune homme l'avait regardé avec étonnement.
– Ah bon ? Comment ça ? Ils n'ont pas été renversés par un camion ?
– Si. Mais comment ils ont fini sous les roues de ce camion, à votre avis ?
Hugo avait gardé le silence, ne sachant pas la réponse. Franck avait écrasé sa cigarette sur un pot de peinture.
– Je crois que je n'oublierai jamais ce jour-là. J'étais chez moi, en train de bosser, puis je reçois un appel du bureau. J'entendais à peine la collègue, la mère d'Adam était en train de hurler, elle avait l'air complètement hystérique. J'arrive quand même à comprendre ce qui se passe, et je viens au taf ventre à terre. J'avais qu'une pensée en tête, c'était Adam. Adam. Il était où, il faisait quoi ?
Ses épaules étaient retombées.
– J'arrive à moto devant le bureau, je me gare sur le trottoir d'en face. Et alors que j'enlève mon casque, je les entends. Ils sortaient de la boîte en me hurlant des insultes, et ils ont traversé la rue pour me tomber dessus. Un camion arrivait à ce moment-là... C'est tout ce qu'il a fallu.
Il avait crispé le poing sur son mégot de cigarette.
– Adam était sorti derrière eux. Il a vu l'accident... Je me suis précipité comme un fou pour le faire rentrer à l'intérieur, mais je suis arrivé trop tard pour l'empêcher de voir le résultat. Il était tout blanc, sous le choc. Il a fallu appeler le Samu, il nous a fait une crise de nerfs.
Franck avait ensuite négligemment jeté son mégot dans un coin.
– Voilà. La suite, vous la connaissez à-peu-près : Carole a demandé le divorce...
– Elle l'avait appris aussi ? s'était risqué à lui demander Hugo.
– Bien sûr, qu'elle l'avait appris. Pourquoi croyez-vous que le divorce ait été si coûteux ?
– Il fallait la faire taire ?
– Oui, même si l'étrangler m'a traversé l'esprit plus d'une fois. Ce mariage a été une calamité. Oh, d'un point de vue sexuel, c'était le néant, mais ça allait. Du moment qu'elle avait la carte bancaire, elle s'en accommodait. Je vous parie ce que vous voulez qu'elle a eu un amant. Mais bon, la mort de ses parents, l'échec de son label, plus le divorce... Ça l'a achevé. Deux semaines après, il y a eu cette fameuse chambre d'hôtel...
Il avait baissé des yeux coupables.
– J'aurais dû le voir venir, pourtant. Avec ce qui lui arrivait... Est-ce que c'était vraiment surprenant ? J'aurais dû le voir venir, c'était gros comme une maison que ça allait lui tomber dessus.
Franck avait relevé les yeux vers le jeune homme.
– Voilà. La suite, vous la connaissez. Il est entré en cure, puis il a pris sa retraite.
Hugo avait laissé passer un silence de circonstance.
– Et vous, alors ? s'était-il enquis ensuite. Je veux dire, vous et Aaron ?
– Ah, ça...
Il n'avait pu retenir un sourire fataliste.
– La question ne s'est pas posée. Avec ce qui lui arrivait, il avait besoin d'être encadré. J'ai même failli faire une demande de mise sous curatelle. Mais je me suis dit qu'il avait passé toute sa vie avec le nez de ses parents dans ses affaires, ça n'allait pas lui rendre service de remettre ça.
Hugo le croyait bien volontiers, mais il avait du mal à assembler les nouvelles pièces de ce puzzle. Non pas que la sexualité d'Aaron le dérangeait, mais elle faisait tâche dans le tableau. Aaron, il avait été le fiancé de millions de jeunes filles, il les faisait s'évanouir, son public était à 90% féminin. Bon, nombreux étaient les artistes homosexuels qui faisaient se faire se pâmer les demoiselles... Mais le jeune homme ne parvenait pas à concevoir la carrière d'Aaron avec cet élément. Aaron signant des autographes à des jeunes filles en pleurs, Aaron posant pour des photos avec des jeunes filles au bord du malaise, Aaron dessinant un cœur avec ses mains dans les pages des magazines, Aaron et son gentil visage d'ange tombé du ciel... Hugo avait beau faire tous les efforts possibles et imaginables, il n'arrivait pas à intégrer son homosexualité dans l'équation.
Regardant négligemment où il posait les pieds, les pensées bourdonnant en tous sens, il eut soudain le regard attiré par un bout de film plastique qui dépassait du sol. Il s'approcha et s'accroupit, retirant son gant, puis déterra l'objet insolite.
C'était une pochette perforée pour classeur, sans doute un jour collée au mur par une fan. Le vent l'avait peut-être détachée, et le temps et la pluie s'étaient chargés de l'ensevelir dans la terre. La feuille délavée par l'humidité qu'elle contenait portait encore les traces d'une écriture au feutre rose, signée par un reconnaissable dessin en forme de cœur. Une lettre d'amour, probablement.
Le jeune homme regarda le papier avec émotion et nostalgie. En cet instant, il ne savait pas ce qu'il aurait donné pour savoir ce que cette demoiselle avait écrit. Ça n'aurait certainement été que de banales déclarations d'amoureuse transie, mais il avait toujours eu un faible pour les ingénus émois de l'adolescence.
Il se releva, la pochette toujours à la main, n'ayant pas le cœur à la laisser par terre. Son regard circula alentours, imaginant les hordes de groupies attroupées le long de cette enceinte, presque dix ans auparavant. Il avisa alors, un peu plus loin, une silhouette.
Hugo sentit son cœur se serrer en reconnaissant Aaron. Le récit de Franck lui tourna brusquement en boucle dans la tête, et son premier réflexe fut de vouloir faire demi-tour et partir. Mais Aaron ne bougeait pas, regardant pensivement la partie du mur devant lui, les mains silencieusement enfoncées dans les poches de sa veste. Puis il tourna la tête, et aperçut Hugo qui l'observait. Celui-ci fut frappé par son regard éteint. Il y avait, sur son visage, comme une douce tristesse. Sans doute, lui aussi se remémorait-il le passé...
Ils restèrent ainsi à se dévisager sans bouger. Puis Hugo, qui allait pour repartir, renonça finalement et tenta une manœuvre d'approche. Il marcha vers Aaron, le rejoignant.
Celui-ci le laissa venir à lui, sans émotion aucune.
– Vous vous êtes enfin décidé à faire le tour, remarqua-t-il néanmoins en guise de préambule.
Hugo marqua un instant d'arrêt, mais ne répondit pas. Il se contenta de hocher la tête, attendant la suite.
Aaron donna un coup de menton vers le reliquat de lettre dans ses mains.
– Vous ramassez des souvenirs ?
Le jeune homme baissa les yeux dessus par réflexe. Aaron jeta un regard circulaire.
– Moi aussi, ça m'arrive encore de trouver des trucs. Oh, pas grand-chose, mais des fois, on a des surprises. Tenez, il y a deux semaines, j'ai mis la main sur un bracelet en argent. Une fan avait dû le perdre, à l'époque.
Hugo avait bien envie de réagir, mais son estomac qui faisait des nœuds ne lui autorisa qu'une crispation des lèvres. Aaron désigna la lettre.
– Je peux ?
Il ne chercha pas à discuter. Levant le bras, il lui tendit la missive.
Aaron la secoua légèrement, faisant tomber des grains de terre coincés dans les perforations, puis regarda le mot délavé par les années. Il eut un infime sourire, à la fois nostalgique et amusé, en avisant le cœur au bas du document.
– Des cœurs..., soupira-t-il. À une époque, j'en venais à détester ce motif. Elles ne savaient faire que ça, j'ai dû voir des cœurs sous toutes les formes possibles et imaginables. Non pas que c'était déplaisant, c'est toujours agréable de recevoir des marques d'affection, mais bon... C'est loin de remporter la palme de l'originalité, pas vrai ?
Hugo ne sut alors pas trop ce qui lui arriva. Mais il écouta et regarda Aaron, et ce fut trop pour lui. En une seconde, lui revint le récit de Franck, cette ignominie que personne n'avait jamais sue, lui revint Aaron, ses mots impassibles et son attitude presque indifférente, lui revint sa propre suffisance, sa méprisable curiosité.
Et il pleura. Il pensa à Aaron, avec sa vie épouvantable, et à lui, demandant arrogamment des comptes, convaincu de son bon droit. Et ce n'était pas juste. Et maintenant, il savait la vérité, et elle était effroyable, et il n'avait qu'une envie, c'était que le sol s'ouvrît sous ses pieds pour l'engloutir tout entier. Son corps le trahit, et il se laissa tomber, les épaules secouées de sanglots. Il n'entendit même pas la voix inquiète d'Aaron qui se précipitait vers lui.
Il pleura, pleura, et pleura, honteux, anéanti par l'humiliation.
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