Chapitre 12
Franck hocha distraitement la tête face à sa résolution, tira un vieux tabouret empoussiéré, et s'assit sans façon.
– Quand on m'a présenté Adam pour faire sa pub en France, raconta-t-il alors, il venait juste de signer. Je ne le connaissais même pas, c'est pour dire. La rencontre a eu lieu à Paris, et ses parents étaient là. Je les ai tout de suite pris en grippe. Vous savez, il y a des gens... Vous le sentez. Vous les regardez, vous les écoutez, et c'est comme une espèce d'intuition primale. Vous savez que ça ne va pas coller. Et puis, moi, avec mon boulot, les faux-culs, je les repère direct. Eh bien, c'est ce qui s'est passé avec eux. Ils puaient l'hypocrisie à des kilomètres. Et vas-y que je monopolise la conversation, et vas-y que je prends les décisions, et que je parle bien de pognon à tout-va... Et lui, il était là, on était en train de discuter de son avenir, et il ne disait pas un mot. Il était tout jeune, à peine pubère. Je me rappelle, je l'ai regardé, je l'ai vu, tout sage et tout propre, et j'avais envie de lui dire « mon pauvre petit, mais qu'est-ce que tu fais là ? ».
Hugo déglutit âprement, formulant enfin ce qui apparaissait clairement comme une évidence :
– Ce n'était pas lui qui avait décidé de faire de la chanson, n'est-ce pas ?
Franck pinça les lèvres avec amertume.
– J'ai mis un moment avant de m'apercevoir qu'un truc n'allait pas, poursuivit Franck. Ce qui s'est passé, c'est qu'un jour, complètement par hasard, j'ai entendu une conversation entre lui et ses parents. Enfin, une conversation... Une engueulade, plutôt. C'était l'époque où il commençait à faire des premières parties de concerts. J'allais pour le voir dans sa loge, avant qu'il monte sur scène, et j'ai entendu la voix de ses parents. Ils lui gueulaient dessus, comme quoi il n'avait pas assez assuré, la veille à la télé. Le pauvre, il encaissait sans rien dire. Ce qui m'avait surtout choqué, c'est le mensonge qu'ils ont eu le culot de me sortir. Adam se faisait tellement crier dessus qu'il s'est littéralement enfui de sa loge et m'est presque rentré dedans. Il s'est complètement effondré dans mes bras. Ses vieux ont rappliqué, et ils ont osé, tenez-vous bien – alors qu'il était évident pour tout le monde que j'avais tout entendu – ils ont osé prétendre que c'était à cause du stress. Du stress ! Vous le croyez, ça ? Déjà que ces deux-là ne m'inspiraient pas confiance, laissez-moi vous dire qu'après ça, je n'ai plus jamais cru le moindre mot qu'ils me disaient.
Il se mordit de nouveau l'intérieur de la joue.
– Adam a mis un peu de temps à se confier, il avait peur. Mais, à force de travailler ensemble, et surtout en cassant la gueule de ce paparazzo, j'ai fini par le convaincre de me parler. Petit bout par petit bout, au gré des occasions, il me racontait sa vie. Les premiers cours de solfège à quatre ans, puis le chant et le piano, les cours d'anglais... Dix années de danse, aussi, c'est ça qui lui a valu son port de tête si particulier. Ils vivaient en banlieue, et ils voulaient faire de leur fils autre chose qu'un caissier ou un allocataire.
Hugo regarda Franck avec scepticisme.
– Je ne vois pas en quoi vivre en banlieue fait devenir caissier, objecta-t-il avec bon sens.
Mais Franck leva les mains, se défaussant.
– Ah ça, c'était leur point de vue, en tout cas. Ils avaient pris un crédit pour l'envoyer en école privée, pour être sûrs de l'éloigner de la « racaille ». Perso, je dis que c'est des conneries, j'ai vu des gosses de riches encore pires que ça. Mais bon, c'est comme ça qu'Adam a été éduqué. Sans compter les cours de maintien, les régimes alimentaires, les interdictions de sortie...
– Même pas le droit de sortir ? s'étonna Hugo.
– Et les angines, vous y avez pensé, aux angines ? Le moindre rhume suffisait déjà à les catastropher. Je peux vous dire que la première fois qu'il est vraiment tombé malade, il était content. C'était une bronchite. Purée, il ne l'a pas faite à moitié, d'ailleurs.
Hugo se tut, incapable de savoir quoi dire. Il repensa à sa jeunesse, Aaron sur scène, Aaron recevant ses prix, Aaron donnant ses concerts... Il savait l'enjeu financier que pouvait représenter un artiste, mais à ce point... Il songea alors à ces mères faisant courir à leurs filles les concours de beauté.
– C'était exactement le même principe, approuva Franck quand le jeune homme lui eut exposé son analogie. Vous avez des mères qui veulent voir leurs filles devenir mannequin, eux voulaient voir leur fils devenir superstar. Ils lui ont fait faire des télé-crochets, des castings, ils mettaient des vidéos de ses prestations en ligne, ils lui faisaient enregistrer des maquettes qu'ils envoyaient à toutes les maisons de disques... Adam, en fait, c'était un gentil singe savant qui suivait sans rien dire et qui faisait le beau quand on le lui disait.
– Mais... Il n'y avait rien à faire ? Je veux dire, personne n'a rien dit ?
– Qu'est-ce que vous croyez ? Quand j'ai su tout ça, vous pensez bien, j'ai tout de suite averti la prod'. Mais, voilà... Il a nié.
Hugo ouvrit les yeux de stupéfaction.
– Il a nié ? Comment ça ?
Franck secoua la tête.
– Il a nié, c'est tout. Il a été convoqué par la production, forcément, parce que si c'était vrai, c'était un gros problème. Mais... Voilà. Il a pris la défense de ses parents et il a tout nié en bloc. Il avait sa porte de sortie droit devant lui, et il a nié.
Ses épaules retombèrent avec désespoir.
– J'ai failli perdre ma place, mâcha-t-il avec amertume, mais il est intervenu pour pas que je sois viré. Puis l'affaire a été enterrée, et je n'ai plus rien pu faire. Alors, j'ai essayé de faire avec, de soulager un peu sa situation comme je le pouvais. Il était trop fragile pour tenir le rythme. Il y avait des trucs, il ne pouvait pas y couper, mais dès qu'il y avait moyen de le ménager, je le faisais. C'était tout ce que je pouvais faire.
– Vous n'avez jamais demandé pourquoi il a fait ça ?
Mais Franck eut un pauvre sourire.
– Je n'en ai pas eu besoin, avoua-t-il. Il m'a évité un moment, puis il a fini par s'effondrer devant moi en m'expliquant qu'il voulait juste que ses parents l'aiment un peu plus. Inutile de vous dire que ça a un peu foiré.
Hugo ne répondit pas, les lèvres pincées en un silence de circonstance.
– Mais... Il y a une chose que je ne comprends pas, souleva-t-il néanmoins. L'argent d'Aaron gagnait, c'était le sien, non ? C'est bloqué à la Caisse des Dépôts. Quel intérêt pour ses parents ?
Il eut rapidement une pensée émue pour le petit Jordy, justement tondu par son propre père. Dans sa tête, défilait la règlementation qu'il connaissait par cœur. Mais Franck eut une grimace affligée qui glaça Hugo.
– Oui... et non, avoua-t-il. En fait, quand l'artiste est mineur, l'argent qu'il gagne est divisé en deux parts : une part est bloquée à la Caisse des Dépôts, comme vous dites, et l'autre part est versée aux représentants légaux. Le pourcentage est décidé par une commission indépendante mais, déjà, 10% sur un million, c'est tout de suite plus intéressant que 10% sur dix mille. Vous comprenez donc l'intérêt qu'il avait à faire le plus de fric possible. C'est comme ça qu'ils ont pu tranquillement s'offrir la villa en bord de mer, la bagnole de luxe et tout le reste.
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