Chapitre 11


– Franck, vous avez le temps ? J'aimerais parler un peu avec vous.

Franck, penché sur le moteur de sa moto, leva les yeux vers Hugo. Celui-ci, emmitouflé dans son manteau et son écharpe, était opiniâtrement planté devant lui, refusant de bouger.

Le jeune homme avait ressassé toute la nuit sur l'attitude qu'il devait adopter, suite aux derniers événements, et il était maintenant décidé à savoir de quoi il retournait. Il était conscient que ses hôtes ne lui devaient rien de plus que leur hospitalité, mais s'il voulait être en mesure de les aider du mieux qu'il pouvait, il devait connaître tous les tenants et les aboutissants de ce qui se passait ici. Il ne pourrait rien faire pour eux s'ils persistaient à lui cacher ainsi les choses.

D'un autre côté, il était convaincu qu'il n'aurait pu se mentir de façon plus éhontée s'il avait essayé. Il savait pertinemment que, derrière cette bienveillance cousue de fil blanc, ne se dissimulait qu'une monstrueuse curiosité.

Franck dut le comprendre, car un éclair de désenchantement lui traversa le regard. Il soupira, laissant ses épaules retomber. Il reposa sa clef à molette puis s'essuya les mains sur un torchon couvert d'huile et de graisse.

– Je me doutais bien que j'y passerais, avoua-t-il en guise de préambule. Ce n'était qu'une question de temps.

– Osez me le reprocher, se défendit Hugo sans agressivité. Vous ne me devez rien, je le sais très bien, mais vous ne pouvez pas me balancer tout votre cirque à la figure et espérer que je rentre chez moi sans me poser de questions.

Un vent léger se leva, agitant les branches d'arbres matinales. Le soleil dominical pointait timidement derrière un gros cumulus blanc. Un oiseau passa, puis vint se percher sur la parabole du toit.

Franck ne chercha pas à se dérober ou à marchander. Il se redressa, puis marcha vers la petite cabane de jardin dressée contre le mur d'enceinte. Hugo le suivit à l'intérieur et reconnut, posée sur une étagère, la boîte à outils d'Aaron.

– Il s'en est resservi, depuis ? s'enquit-il à tout hasard, en référence à la douille du plafonnier.

– Non.

La réponse, laconique, fit comprendre au jeune homme que la suite allait être toute aussi sommaire. Cependant, il faisait suffisamment confiance à Franck pour savoir qu'il ne chercherait pas à lui cacher l'essentiel.

Celui-ci se tourna vers lui et le regarda dans les yeux.

– Qu'est-ce que vous voulez savoir, exactement ? demanda-t-il avec défiance.

Mais Hugo soutint son regard.

– Qu'est-ce qui s'est passé avec Aaron ? Et n'essayez pas de me ressortir votre vieille excuse du genre « c'était de ma faute », ajouta-t-il en voyant Franck ouvrir la bouche. J'en suis arrivé à un point où je sais très bien que ce n'est pas vrai.

Un lourd silence tomba, pendant lequel Franck ne put s'empêcher de pincer ses lèvres de contrariété.

– J'aurais dû vous laisser prendre un hôtel, regretta-t-il. Ça m'aurait obligé à faire le trajet, mais au moins, vous n'auriez pas vu tout ce foutoir. Moi qui pensais bien faire...

Puis il sembla se faire une raison, et hocha la tête avec défi.

– Très bien. Vous voulez tout savoir ? mâcha-t-il amèrement. Vous allez tout savoir. Vous n'êtes pas le premier, et vous ne serez probablement pas le dernier à me demander ça. Mais je vous prie de savoir également que je décline toute responsabilité si jamais vous regrettez d'être venu me voir. Vous m'avez compris ?

Hugo hocha la tête mais, au fond de lui, commençait furtivement à se former l'idée qu'il avait peut-être fait une monumentale erreur. Sans comprendre pourquoi, la mise en garde de Franck lui donnait l'impression que s'il voulait satisfaire sa curiosité, il allait en avoir pour son argent, et que ce qu'il allait entendre était à des années-lumière de ce à quoi il s'attendait.

– Vous estimez avoir le droit de savoir ce qui se passe, admettons que oui. Vous voulez connaître le pourquoi du comment, allons-y gaiement. La seule chose que je vous demande, c'est de ne pas juger Adam. Contrairement à ce que toutes ses biographies ont pu vous faire croire, son histoire n'a rien d'un conte de fée.

Hugo ne bougea pas, le laissant parler.

– Adam a ses défauts, c'est vrai, poursuivit Franck, mais ce n'est pas vraiment de sa faute. C'est un enchaînement de circonstances qui a fait de lui ce qu'il est devenu.

Il observa un court silence, son regard flottant dans le vide. Sa colère initiale semblait être retombée, laissant place à une indéniable tristesse.

– Je ne pouvais rien faire d'autre. Ça n'a pas été facile. J'ai essayé tout ce que j'ai pu... J'ai failli abandonner, plus d'une fois, même. Mais l'abandonner, c'était le tuer. Il n'aurait rien pu faire tout seul, je ne pouvais pas le laisser tomber. Il a fait des progrès, il en a fait, croyez-moi. Quand on a atterri ici, il y avait tout à refaire...

Il leva alors les yeux sur Hugo.

– Adam et moi, on a partagé beaucoup de choses. Peut-être trop, même. Je suis certainement celui qui le connaît le mieux... Encore plus que ses propres parents.

Ce qui fit tiquer Hugo. Franck avait déjà avoué qu'il connaissait beaucoup Aaron, mais Hugo ne se souvenait pas l'avoir entendu préciser à quel point.

– Encore plus que ses parents ? Pourquoi, qu'est-ce qui s'est passé ?

Franck ne put réprimer une petite exclamation amusée. Et pourtant, son regard naguère attristé était brusquement devenu très lourd, chargé de dédain à l'évocation des parents d'Aaron.

– C'est marrant, que vous posiez cette question, avoua-t-il, parce que c'est justement avec eux que tout a commencé.

Il secoua la tête, comme encore accablé par les évènements qu'il se préparait à révéler.

– Ces deux-là, je vous jure..., grinça-t-il. Vous saviez que le nom de famille d'Adam, Béart-Lacroix, était l'association de leurs deux noms de famille ? Son père s'appelait Béart, et le nom de jeune fille de sa mère était Lacroix. Ils ont dû se dire qu'un trait d'union, ça ferait plus smart. Un peu moins « plèbe ». Et encore, ça va, ils lui ont épargné la particule, il paraît que ça s'achète sur internet, maintenant.

Il se mordit l'intérieur de la joue, contenant un évident ressentiment.

– La seule chose qu'ils savaient de leur fils, ces deux trouducs, c'était le montant de ses royalties. Vous vous souvenez, à Saint-Brieuc, je vous avais parlé d'Adam, de son innocence, de ce métier dégueulasse... Eh bien, voilà, on était en plein dedans.

Le jeune homme ne comprit pas. Ou plutôt, il avait la désagréable impression de ne pas vouloir comprendre l'inquiétant tableau qui commençait à se dessiner devant lui.

– Les royalties, c'est-à-dire ? voulut-il savoir d'une voix sèche.

En tant que banquier, il ne comprenait que trop bien la signification d'un tel discours. Mais, pris d'un dérisoire espoir de se tromper, il posa la question, pour se rassurer. Mais le ricanement de Franck fit voler en éclat sa fragile illusion.

– Ça ne peut pas être plus clair : la seule chose qui intéressait Mr et Mme Béart, c'était l'argent qu'il gagnait.

– Quoi... C'est tout ?

Franck écarta les bras et les laissa retomber. C'était on ne peut plus clair. Hugo resta quelques secondes bouche bée, stupéfait.

– Mais alors...

– Vous vous souvenez m'avoir questionné sur ses motivations, n'est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, la vérité, c'est qu'il n'y en avait aucune. Lui, en tout cas, n'avait pas celle-là.

Un atroce silence tomba alors, pendant lequel plus personne n'ajouta rien. Les épaules de Hugo retombèrent sous le poids de ce qu'il venait d'apprendre. En une seconde, une volée de suppositions lui embruma l'esprit avec, en point de mire, l'effarante cupidité qui lui était décrite des parents d'Aaron.

Non, en effet, ce qu'il entendait était bien à des années-lumière de ce à quoi il s'attendait.

– Vous êtes sérieux, là ? souffla-t-il péniblement. C'est vraiment vrai, tout ça ?

Mais le visage impavide de Franck, son regard désenchanté, anéantit sauvagement la supposition que Hugo avait vainement dressé comme ultime rempart.

– Vous voulez toujours tout savoir, où on s'arrête là ? demanda Franck en croisant tranquillement les bras.

Hugo le regarda avec effarement. Sa tête bourdonnait d'idées confuses, le conjurant de sortir de là. Pourtant, il ne prononça pas un mot et n'amorça pas un geste. Jamais, de toute sa vie, il n'avait ressenti ce trouble nébuleux, cette folle répulsion qui le clouait sur place. Il n'avait qu'une envie, c'était de tout arrêter et de faire comme s'il n'avait jamais rien entendu. Et pourtant, il devait connaître la suite. Le peu qu'il avait appris était tellement insensé qu'il avait besoin de connaître la suite.

Il resta sans bouger, en silence.

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