& 33 ; Deux milles kilomètres

— Mags ?

Alec s'assoit dans le lit étonnamment froid. En passant une main sur son visage endormi, il regarde autour de lui. La pièce est plongée dans le noir, alors que quand ils se sont couchés, la lumière était encore allumée. Ce n'est pas ça qui l'a empêché de s'endormir, son amant dans ses bras, après qu'ils aient fait l'amour passionnément. Un léger sourire se glisse sur ses lèvres puis il fronce les sourcils, en se demandant où est Magnus. Il s'extirpe du lit et enfile son boxer ainsi que son pantalon avant de sortir de la chambre.

— Mags ? T'es là ? Demande-t-il en passant la tête par la porte qui donne sur la cuisine.

La pièce est vide. L'appartement entier semble l'être, il n'y a pas de bruit à part celui de ses pas. Son cœur se serre alors qu'il repense à leur conversation de la veille, au fait que Magnus lui a dit qu'il allait partir. Mais non, il ne peut pas faire ça. Il lui a avoué ses sentiments et Magnus aussi l'a fait. Pourquoi serait-il parti ? Quand il revient dans le salon, quelque chose attire son attention sur la table. Ses clés.

— Il est vraiment parti.

Sa voix résonne dans le salon vide, il se laisse tomber sur une chaise, assommé. Son cœur se serre un peu plus, ainsi que sa gorge. Son angoisse de la veille revient. Et, petit à petit, alors qu'il réalise lentement ce qui se passe, il sent les larmes lui monter aux yeux. Furieux, il se relève et part à la recherche de son portable qui n'est pas dans sa poche. Il finit par le trouver, après de longues minutes de recherche rendues compliquées par les larmes roulant sur son visage, sous son lit. Il l'appelle aussitôt mais tombe sur la messagerie. Il raccroche sans laisser de message et se laisse tomber sur son lit. Il essaie de se rassurer, de ne pas désespérer. Que Magnus soit parti, c'est une chose, mais peut-être est-il simplement dans le train, ou l'avion et c'est pour cela qu'il a éteint son téléphone. Il regarde l'heure. Il est près de 9h. Sa gorge se noue et il se laisse tomber en arrière, essuyant ses joues. Il ne sait même pas où il s'en va.

Perdu, il laisse les sanglots le secouer. Il n'arrive pas à croire que Magnus soit parti en sachant qu'il est amoureux de lui, qu'ils sont amoureux l'un de l'autre. Après tout ce temps, toutes leurs erreurs, ils avaient enfin réussi à être honnêtes l'un envers l'autre. Et ça n'avait servi à rien. Pire, Magnus a profité de ce sentiment de sécurité illusoire pour filer en douce.

Alec reste là pendant plusieurs heures, allongé, à respirer l'odeur de Magnus imprégnée dans la pièce. En début d'après-midi, son téléphone se met à sonner. Il saute dessus, plein d'espoir, avant de soupirer. Ce n'est qu'Izzy.

— Allô, grogne-t-il.

— S-salut, Alec. Tu vas bien ?

Il se redresse et renifle. Il y a quelque chose de bizarre dans la voix de sa sœur.

— Magnus... Magnus est parti, répond-il simplement et, avant qu'il ait besoin de préciser quoi que ce soit :

— Déjà ? Se désole-t-elle.

Alec se fige et fronce les sourcils. Il est peut-être simplement parano, mais il se demande comment elle peut avoir compris.

— Comment ça « déjà » ?

— A-Alec, c'est pour ça que je t'appelle. J'ai essayé de l'appeler et je suis tombée sur sa messagerie. J'ai espéré que ce soit...

— Pourquoi as-tu dit « déjà » ? Coupe-t-il brusquement.

Il entend le long soupir de sa sœur et elle reste silencieuse pendant de longues secondes. Trop longues pour lui.

— Tu étais au courant ? Tu étais au courant qu'il devait partir ?

— Oui, je... il m'en a parlé hier soir. Il avait besoin d'un service.

— Parce que tu l'as aidé à me quitter ?

— Quoi !? Alec, ce n'est pas ça !

Elle lui explique brièvement ce que l'indonésien lui a demandé et le peu qu'il lui a dit. Elle parle vite, tant que son frère la laisse faire. Elle s'attendait à ce qu'il soit en colère après elle, ça ne l'étonne pas. Mais elle ne regrette pas d'avoir aidé son ami.

— Pourquoi tu ne me l'as pas dit, hier soir, quand je suis venu le chercher ?

— Il m'avait fait promettre de ne rien dire. Il voulait te le dire lui-même. Ce n'est pas ce qu'il a fait ?

— Oh si ! Si, il l'a fait ! Il m'a gentiment expliqué que j'étais incapable de l'aider à se sortir de sa dépression et qu'il préférait me quitter pour se débrouiller seul !

— C'est... c'est vraiment ce qu'il t'a dit ?

Il souffle. Longuement. Non. Bien sûr que non, ce n'est pas ce que Magnus a dit, c'est la colère qui parle pour le moment. Comme il reste silencieux à son tour, Isabelle reprend.

— Écoutes, je... j'arrive, d'accord ? Bouge pas, j'arrive.

Elle raccroche avant qu'il proteste et il laisse son portable tomber sur le lit. Il se rallonge et ferme les yeux. Il a eu mal quand il est parti de New Haven pour rentrer à New York. Il avait mal mais la colère l'a aidé à se remettre. En vouloir à Magnus de ne pas l'avoir choisi l'a aidé à l'oublier, penser qu'il ne l'aimait pas. Cette fois, il ne comprend pas. Ils sont à nouveau séparés alors qu'ils s'aiment. Est-ce que, ça non plus, ça ne suffit pas à Magnus ? Tout l'amour qu'il a pour lui, toute la dévotion, l'adoration. Ça ne représente rien pour lui ?

Il se tourne sur le ventre pour enfouir son visage contre la couverture et étouffer son cri de douleur. Magnus est parti. Sans se retourner. Et en laissant Alec désespérer de pouvoir le revoir un jour. Il peut dire que ce n'est pas pour le punir, une partie d'Alec ne peut s'empêcher de se dire que c'est le karma. Bien sûr que c'est une punition, Magnus a tellement souffert ces six dernières années et Alec sait qu'il est en partie responsable. Il n'aurait pas dû le laisser. Il aurait dû être plus mâture et c'est une erreur qu'il ne peut même pas rattraper. Ni maintenant, ni jamais.


Magnus n'a pas souvent pris l'avion dans sa vie. En fait, les seules fois où il l'a fait, c'est lors de ses deux visites à Chicago. Autant le premier voyage avec Alec avait adouci la rencontre avec son père, autant le deuxième, seul, était éprouvant, mais il s'était convaincu que ça ne pourrait jamais être pire. Ô combien avait-il eu tort... Et il regrette de n'avoir pas pris de somnifère pour ne pas avoir à passer chaque seconde à lutter contre la crise d'angoisse. Contre ses larmes. Aux regards que lui lance son voisin, il doit certainement le prendre pour un psychotique.

Alors qu'enfin il débarque, il essaie de ne pas penser à la distance qui le sépare de New York et de la vie qu'il vient d'abandonner. Il sait pourquoi il l'a fait et il n'a pas de doute sur le fait que ce soit la meilleure solution, mais ça ne veut pas dire que c'est facile. C'est d'ailleurs tout le contraire de facile. Il prend sur lui, respirant profondément alors qu'il répond aux messages de Cat tout en attendant de pouvoir récupérer ses valises. Il n'en a que deux, puisque le reste de ses affaires doit arriver le lendemain par camion. Il a l'impression que la réalité le rattrape et que la séparation va être plus dure de jour en jour. Déjà, Alec lui manque. Déjà, il a envie de retourner se lover dans ses bras et de le supplier de pardonner son départ.

À pas lents, il part vers le hall de l'aéroport. Il doit se rendre à la gare routière, son voyage n'est pas terminé. De Bâton-Rouge où il vient d'atterrir, il doit aller à Woodworth, à une centaine de kilomètres et le trajet se fait en bus. Il achète rapidement un billet et va s'asseoir dans la salle d'attente. Le prochain bus n'est qu'une heure plus tard.

L'attente est longue, ses pensées beaucoup trop nombreuses dans sa tête. Il essaie d'écouter de la musique, malheureusement la fonction aléatoire s'entête à lui proposer des chansons qui le font penser à Alec. En râlant, il range le téléphone et laisse son regard se perdre sur les allées et venues des passagers, se demandant si le problème vient de l'aléatoire ou de son esprit lui-même.

Après avoir somnolé, la tête appuyée contre la vitre du bus à moitié vide, Magnus observe le paysage. C'est loin de ressembler à tout ce qu'il a connu jusque-là. C'est magnifique, mais il n'a pas la tête à s'extasier. Il essaie pourtant. Comme il essaie de faire ressortir cette part de lui qui a hâte de revoir Catarina. Cela fait plus d'un an qu'ils ne se sont pas vus, quand elle est repartie de Boston après avoir passé quelques semaines avec lui, pour s'assurer qu'il reprenait ses marques et, surtout, qu'il change d'appartement. Elle lui avait proposé, à l'époque, de venir vivre en Louisiane avec Ragnor et elle. Mais il avait refusé et avait trouvé un petit appartement loin de son ancien quartier. Où il avait espéré pouvoir oublier.

Quand le bus s'arrête à la petite gare routière de Woodworth, Magnus récupère ses bagages et s'éloigne vers le parking où Catarina lui a dit qu'elle l'attendait. Il refoule son anxiété alors que, peu à peu, il finit par distinguer des voix. Celle de Cat et, s'il ne se trompe pas, celle de Ragnor. Le quadragénaire est le premier à voir l'indonésien et il fait signe à sa femme qui se retourne d'un coup. Elle rejoint Magnus d'un pas vif, sourire aux lèvres, et le prend aussitôt dans ses bras. Il faut une seconde au plus jeune pour réagir, ne s'attendant pas à un accueil aussi tactile, mais il lui rend son étreinte.

— Je suis contente de te voir, souffle-t-elle. Tu as fait un bon voyage ?

— Oui, ça s'est bien passé.

Elle s'écarte. Elle décèle le mensonge mais laisse passer, pour cette fois. Prenant l'une des valises, elle part en direction de la voiture où Ragnor les attend, ainsi qu'une petite fille que Magnus n'avait pas vue.

— Viens, je dois te présenter quelqu'un ! Lance Catarina.

Il la suit alors que l'enfant se rapproche sensiblement de Ragnor, comme pour se cacher un peu derrière lui. Elle est jeune, Magnus ne lui donne pas plus de cinq ans, mais pourtant il est certain qu'elle ne lui a jamais dit qu'elle avait une fille.

— Magnus, voici Madzie. On l'a adoptée, il y a presque un an. Madzie, je te présente Magnus, mon petit frère.

Le regard de l'indonésien se relève rapidement vers Catarina, étonné qu'elle dise ça. Et, avant qu'il se dise que c'est juste une façon de parler pour que la petite comprenne, la femme lui sourit et continue :

— C'est ce que tu es, non ?

— Hm... oui. Oui, tu as raison.

Il sourit à son tour et se baisse pour être à la hauteur de l'enfant. Il lui tend la main.

— Enchanté, Madzie. Tu veux bien qu'on soit amis ?

Timide, elle lui serre doucement les doigts. Son regard s'attarde une seconde sur le vernis noir et les bagues, puis elle hoche la tête avec un petit sourire. Quand il se relève, c'est Ragnor qui vient passer un bras sur ses épaules pour le saluer. Ils grimpent ensuite dans la voiture pour se rendre chez eux.

Sitôt arrivés, Ragnor emmène Madzie pour aller jouer et Catarina fait visiter la maison à Magnus. Une grande maison de style colonial, assez typique de la Louisiane. L'indonésien monte ses affaires à l'étage où Catarina lui montre dans quelle chambre il va dormir. Il se laisse tomber sur le lit en soupirant, Cat ferme derrière eux et va s'asseoir à côté de lui. Magnus a été assez évasif sur les raisons qui l'ont amené à la recontacter. Pas qu'elle ait besoin de plus qu'un appel en larmes pour comprendre qu'il a réellement besoin d'aide. Même s'ils ne se sont pas vus pendant de nombreuses années, elle le connaît, elle sait comment il est.

Il n'avait que 7 ans quand il est arrivé dans la famille d'accueil où elle vivait depuis trois mois. Elle avait craint qu'ils l'adoptent, lui, le petit garçon mignon et apeuré, en plein deuil de sa mère, et qu'ils la renvoient en foyer. Mais leurs « parents » n'ont pas été différents avec lui qu'avec elle, pas plus affectueux... Pas vraiment affectueux. Oh ils n'étaient pas des mauvaises personnes, juste... Ils n'étaient pas des parents. Elle avait toujours regretté de ne pas s'être liée davantage à lui dans leur adolescence et, finalement, elle est partie faire ses études dans un autre état. Un jour, elle est rentrée pour les vacances de printemps et Magnus était parti. Il avait fêté ses 18 ans quelques mois auparavant et s'était fait émanciper. Le couple n'avait plus de nouvelles et ça ne les dérangeait même pas. Ils habitaient pourtant toujours dans la même ville.

Et alors qu'il est assis là, tête baissée, à fixer ses doigts qu'il tortille nerveusement, elle ne résiste pas à l'envie de le reprendre dans ses bras.

— Ça va aller, Magnus, souffle-t-elle. J'aurais dû rester la dernière fois, j'aurais dû faire plus...

— Non, Cat... Je t'assure, quand tu es partie, ça allait mieux. J'allais bien.

C'est la vérité. Elle l'avait poussé à aller voir son psychiatre après sa sortie du centre, jusqu'à ce qu'il n'ait plus envie de se défiler. Il a trouvé un nouvel appartement peu après et ensuite un travail. Ce n'était pas parfait mais avec le traitement, c'était mieux.

Elle s'écarte pour le regarder et s'assurer qu'il ne dit pas ça seulement pour lui faire plaisir. Quand elle voit qu'il ne ment pas, elle s'inquiète. Comment en est-il revenu à ce point ?

— Qu'est-ce qui s'est passé, alors ?

— Je... Cat, s'il te plaît. Je n'ai pas envie d'en parler.

Mal à l'aise, il se relève et s'approche de sa valise. Il se mord la lèvre pour se retenir d'enserrer son poignet sur lequel il a enlevé le bandage pour remettre son bracelet. Elle, elle sait. Si elle le voit faire, elle va prendre peur. Il ouvre sa première valise pour faire mine de vouloir ranger ses affaires, espérant qu'elle le laisse en paix. Mais elle n'en fait rien et reste assise.

— D'accord, j'insiste pas. Pour l'instant. Mais tu sais que je peux tout entendre, rien ne me choque.

— Oui, je sais.

Le problème n'est pas ce qu'elle peut entendre. C'est ce qu'il ne peut pas dire. Mais il sait qu'il devra en parler, à un moment, pour qu'elle comprenne.

— Écoute, Magnus... Tu as le temps, prends ton temps. Pour parler, pour te remettre. On est tous là pour toi et Madzie avait vraiment hâte de te rencontrer.

Un sourire se glisse sur les lèvres de Magnus qui se tourne à nouveau vers Catarina.

— Elle est adorable, dit-il en s'appuyant contre la commode. Mais j'ai l'impression que je l'intrigue.

— Elle n'est pas habituée à voir un homme porter du maquillage, répond Cat en riant. Et c'est une petite ville, ici. Tu risques d'intriguer beaucoup de gens.

— Ce n'est rien, j'ai l'habitude des remarques sur mon apparence.

Il hausse les épaules, nonchalant. Cat se relève pour le laisser s'installer. En passant à côté de lui, elle pose une main sur son épaule.

— Ah ! Là, je retrouve l'adolescent qui levait les yeux au ciel quand Carol faisait une remarque sur l'eye-liner qu'il m'empruntait !

Elle sort sur un nouveau rire et laisse l'indonésien seul. Donovan et Carol, leurs « parents », ont mis du temps à accepter qu'il se maquille, mais il n'a pas attendu d'avoir leur bénédiction non plus. Gérer les réflexions sur le fait qu'il se maquille, ce n'est pas un problème, parce que sans ça, il n'est plus lui-même.

Il range ses affaires dans la commode et l'armoire, puis il retourne sur le lit et s'y allonge. Bien qu'il ait somnolé dans le bus, il est fatigué. Après tout, il vient de faire une nuit blanche. Il sort son portable, par réflexe, et se mord la lèvre en sentant l'envie d'envoyer un message à Alec. Il sait que cela lui prendra du temps, mais il espère que cette envie lui passera, un peu.

Il ferme les yeux et laisse les larmes rouler sur ses joues. La fatigue ne l'aide pas à rester calme et s'il ne veut pas faire une crise d'angoisse devant Madzie, il faut qu'il relâche un peu de pression. Il lui faut faire face à ce qu'il ressent, la douleur, le manque déjà insupportable. Il s'efforce de ne pas penser à lui, au fait qu'il doit déjà savoir qu'il est parti. Il essaie de ne pas se dire qu'il est triste et en colère, à cause de lui. Il essaie de ne pas penser qu'ils ne se reverront peut-être jamais, s'il ne parvient pas à guérir. Mais... Même si cela arrive... Il espère qu'Alec n'attendra pas, qu'il réussira à passer à autre chose. Même si, lui, il ne le pourra jamais.

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