& 31 ; La meilleure solution

Il y avait des moments où il ne savait pas ce qu'il faisait là. Il regardait autour de lui les murs trop neutres, le lit trop neutre, la vue trop neutre. Tout ça, ça manquait tellement de vie. Pourquoi ? Est-ce qu'il n'était pas là pour y retrouver le goût, justement ? Ah non, ce n'était pas totalement ça. Il était là pour comprendre les choses, comprendre pourquoi et comment il en était arrivé là. Et ça durait depuis une quinzaine de jours.

Assis sur le lit de sa cellule – comme il se plaisait à l'appeler –, son coude appuyé sur son genou, son menton appuyé sur sa main, il regardait dehors. Il faisait beau et chaud, c'était déjà le mois de mai. De là où il était, il voyait la promenade qui faisait le tour de l'établissement, le parc. Objectivement, c'était un bel endroit. Mais Magnus ne ressentait rien. Il ne voulait rien ressentir, alors il se forçait à ne rien ressentir, à laisser son esprit le plus vide possible pour ne pas avoir à nouveau envie de mourir. Il savait que c'était là. La douleur n'avait pas bougé. Et sa situation n'avait pas changé. Est-ce qu'il allait devoir se résoudre à continuer à coucher avec des inconnus pour de l'argent ? Ou des moins inconnus et sentir l'humiliation grandir de plus en plus à chaque fois qu'il les croise ? Est-ce qu'il devrait demander à son propriétaire de lui donner plus pour chaque fois qu'il acceptait de se faire prendre dans son propre lit ?

Voilà, sa tête n'était plus vide et, déjà, il se sentait l'envie d'arracher sa peau, millimètre par millimètre s'il le fallait. Il inspira profondément, levant les yeux vers le plafond pour retenir ses larmes. Son entretien avec le psychiatre était prévu une demi-heure plus tard, il ne pouvait décemment pas y arriver avec les yeux rougis. Encore que... Que risquait-il ? De rester plus longtemps ? Rester plus longtemps signifiait accumuler encore plus de dettes. Mais rester plus longtemps signifiait aussi être à l'abri du monde extérieur quelques jours de plus. Il ne voulait pas retourner dans le monde extérieur, il n'y arriverait pas. Pas seul.

Et il ne voulait pas aller voir son psychiatre non plus ! Cet homme qui ne comprenait pas que Magnus puisse être réellement isolé. Quel connard de penser que si Magnus était seul c'est parce qu'il l'avait peut-être un peu cherché ? Quoi ! N'avait-il pas le droit de se sentir en colère parfois ? Oui, il lui était arrivé de boire plus que de raison et de se battre sans aucune raison. Mais ce n'était plus le cas à présent, depuis longtemps. Il n'avait plus la force de se battre pour quoi que ce soit maintenant. Il était devenu une victime. Et il détestait ça. Ah, sans doute que s'il était resté à New Haven, ça aurait été différent. Mais comment aurait-il pu ? Ses endroits préférés étaient pollués par des souvenirs qui le déchiraient de part en part. Certes, il aurait pu continuer à voir ses autres amis mais sans Alexander et Camille, c'était impossible.

De légers coups furent frappés à la porte de la pièce trop neutre et il avisa la personne de l'autre côté d'une vague invitation à entrer, les yeux toujours rivés sur l'extérieur. Le silence s'étendit quelques secondes de plus.

— Pourquoi tu ne sors pas ? Tu as l'air d'en avoir envie.

— Pas vraiment.

Il tourna la tête pour voir l'infirmière qui venait d'entrer. Elle devait avoir le même âge que lui, mais elle, elle avait une vraie vie et un vrai métier. Elle lui fit un sourire amical qu'elle ne servait à personne d'autre. Il trouvait déjà qu'elle avait un air étrange quand elle le voyait et ce depuis la première fois qu'elle avait lu son nom sur son dossier. Elle avait répété son prénom plusieurs fois, comme pour se souvenir de quelque chose. Mais Magnus ne la connaissait pas, il en était certain. Et le sourire qu'elle avait ce jour-là était différent, toujours aussi amical, mais davantage... L'indonésien n'aurait pas su dire quoi. Ça l'intriguait.

— Et sortir du centre, ça ne te dirait pas ?

— Le docteur pense que c'est trop tôt.

— Mais, toi, tu en penses quoi ?

Il se contenta de hausser les épaules, incapable de dire à haute voix qu'il ne se sentait pas prêt pour ça. Il se sentait lâche, mais le désespoir qu'il avait ressenti cette nuit-là l'effrayait au plus haut point.

— Tu ne seras pas seul, dehors, continua l'infirmière. On ne va pas te lâcher dans la nature, Magnus. Ce que tu vis... Tu auras besoin d'aide pour t'en sortir et on le sait mieux que personne. Le psychiatre qui s'occupera de toi ne te laissera pas tomber et il sera là jusqu'à ce que tu sois capable de continuer sans lui.

Magnus soupira. C'était le même discours depuis son arrivée. Devoir s'en remettre à quelqu'un d'autre n'était pas vraiment dans sa nature et on peut difficilement reprocher à un enfant placé en famille d'accueil de se méfier des gens. Encore qu'il avait conscience que sa famille n'était sans doute pas la pire. Mais ce n'était pas la sienne. Un bruit de vibreur empêcha l'indonésien de répondre et l'infirmière se tendit légèrement.

— Je croyais que vous n'étiez pas censé avoir votre portable pendant vos heures de travail, fit-il remarquer en arquant un sourcil interrogateur.

— C'est vrai. Mais cette fois, j'en ai le droit.

Oh ? Sans doute une urgence familiale. Magnus détourna la tête alors que l'infirmière attrapait son téléphone. Comme il ne l'entendit pas parler, il comprit que ce n'était pas un appel et, du coin de l'œil, il la vit tapoter sur son écran.

— Bien. Tu peux me suivre, s'il te plaît ?

L'asiatique la regarda à nouveau, son sourire s'était agrandi et elle rangea son portable. De bonnes nouvelles, probablement. Il hocha la tête, même s'il se demandait pourquoi il devait la suivre. N'était-il plus capable d'aller dans le bureau du psychiatre tout seul ? Il se leva et lui emboîta le pas. Après quelques instants, il se rendit compte qu'ils ne se dirigeaient pas vers le bureau, mais vers la salle où les patients recevaient des visites. Il s'arrêta dans le couloir, il n'y était jamais allé, évidemment.

— Magnus ? Demanda la jeune femme en se retournant vers lui.

— Où est-ce qu'on va ? J'ai bientôt rendez-vous.

— Tu ne le manqueras pas, le docteur est au courant. Tu as de la visite, allez dépêches-toi !

Elle revint sur ses pas pour pousser Magnus dans le dos afin qu'il avance plus vite. Quand il s'accorda au pas qu'elle souhaitait, elle repassa devant pour aller ouvrir la porte et le faire passer devant. Il entra en la dévisageant, puis tourna la tête vers l'intérieur de la pièce et se figea. La surprise lui fit ouvrir la bouche pendant plusieurs secondes sans parvenir à produire le moindre son. Seigneur...

◊◊◊◊◊

Les jours suivant le triste anniversaire de la mort de Camille, l'humeur de Magnus reste très inégale. Pour lui, c'est habituel, mais pas pour Alec. Et pour ne pas faire vivre à son amant les mêmes nuits que la dernière qu'ils ont passée dans son appartement, il prend sur lui et il s'isole quand il sent qu'il va craquer. Depuis qu'il a été diagnostiqué, il n'a jamais été aussi conscient de son état. Du fait que tout ce qu'il ressent, de la tristesse à la culpabilité, la colère contre lui-même qu'il a parfois du mal à gérer ou le désespoir qui l'étreint souvent, rien de tout ça n'est normal, ni sain et qu'il ne peut pas continuer comme ça, au risque de ne pas continuer du tout. Cela pourrait être une bonne chose, si ça ne voulait pas dire qu'il a réellement besoin d'aide. Une aide qu'il n'a jamais su demander.

Depuis neuf jours, il n'est pas sorti de l'appartement d'Alec, parce qu'il ne se sent pas capable d'affronter l'extérieur et encore moins de retourner travailler. De toute façon, ses blessures ne sont pas encore complètement guérie. Cela aurait peut-être aidé s'il n'en avait pas rajouté deux autres, il y a trois jours, à la suite d'une crise d'angoisse d'intensité peu commune. Il n'est pas certain de ce qui l'a provoqué, ou peut-être qu'il essaie encore de se voiler la face. Alec a changé depuis qu'il sait et Magnus voit dans son regard la même culpabilité qu'il ressent, bien qu'il essaie de le lui cacher. Mais c'est insupportable et il se déteste pour l'avoir amené à ressentir une chose pareille. Il ne voulait pas rendre Alec malheureux, il ne voulait pas le blesser. Pourtant, il a l'impression de ne pas savoir faire autre chose. Et ça risque de ne pas s'arranger.

Assis sur le canapé, dans le silence de cet appartement rempli de l'odeur d'Alec, l'indonésien se sent en sécurité. Mais il sait que c'est une illusion et que ça ne dure jamais, dès lors que ses pensées deviennent trop violentes, il n'y a plus rien pour le protéger. Dire qu'il se plaignait que ses antidépresseurs lui donnaient encore plus de crises d'angoisse... Au moins, il ne se sentait pas au trente-sixième dessous en permanence. En fixant le bandage qu'il vient de refaire et qui cache un nouveau secret pour son amant, il sent la bile remonter dans sa gorge. Il se dégoûte. Et ça ne peut pas durer comme ça.

Il est aux environs de 16h30 quand il arrive à son appartement, pour la première fois depuis neuf jours. Depuis le lendemain du jour où Alec l'a découvert. Aucun des deux ne voulait rester là-bas de toute façon. L'odeur du désinfectant emplissait la pièce principale, ainsi que la chambre et la cuisine. C'est ce qui arrive quand on vit dans un studio. Et pourtant il y retourne, il sent qu'il en a besoin. Et puis, Alec ne va pas rentrer avant plusieurs heures, il ne se rendra pas compte qu'il est sorti. Alors qu'il regarde son appartement, assis sur le canapé, il soupire en se disant que ça ne devrait pas prendre trop de temps. Il attrape son portable et compose un numéro qu'il n'avait pas composé depuis longtemps. Sans grande surprise, il tombe sur la messagerie. Gêné, il se racle la gorge.

— Salut, c'est moi, c'est Magnus. Je suis désolé de t'appeler comme ça, après tout ce temps sans te donner de nouvelle. Je sais que j'ai pas le droit de faire ça, de te demander quelque chose encore. Tu veux bien me rappeler, s'il te plait ? J'ai besoin de te parler. C'est... un peu urgent. Hm. Au revoir.

Non, ne pas avoir eu de réponse n'est pas étonnant et il s'efforce de se concentrer sur sa tâche pour ne pas attendre. Pourtant, il ne passe que dix minutes avant que son téléphone ne sonne. Il soupire de soulagement et décroche.

Le samedi suivant, il se rend au Bookworm tard dans la journée, à une heure où il est sûr de ne trouver qu'Izzy. Avant d'arriver, il envoie un message à Alec pour le prévenir et son amant lui répond aussitôt qu'il passera le chercher pour qu'ils rentrent ensemble et qu'il n'ait pas à reprendre le métro.

Son sourire se crispe légèrement quand il entend le bruit que la clochette fait quand il entre dans le café.

— Magnus ! S'exclame Izzy alors qu'elle est en train de servir un habitué.

Le vieil homme se tourne pour le regarder et, après avoir pincé les lèvres d'un air dégoûté, paye son café, puis il sort en évitant soigneusement l'asiatique. Izzy souffle en voyant ça mais elle décide de ne pas faire de remarque, puisque Magnus fait mine de ne pas y avoir fait attention. Elle contourne le comptoir alors qu'il s'avance et elle le prend dans ses bras.

— Qu'est-ce que tu fais là ? Demande-t-elle en relevant les yeux vers lui.

— J'avais besoin de... hm de sortir. Je te dérange pas trop ?

— Oh, non, évidemment ! Le rush est passé, ça devrait être calme jusqu'à la fermeture.

— Bien, alors je vais te tenir compagnie jusqu'à ce que ton frère passe me chercher.

Le sourire qui illumine le visage de la jeune femme est si éloquent qu'elle n'a même pas besoin de formuler sa phrase et Magnus lève les yeux au ciel. Ils vont s'asseoir à une table et commencent à discuter. Magnus sait qu'il a un peu plus d'une heure devant lui et il se laisse du temps pour trouver comment lui dire ce qu'il a à lui dire. Après Alec, Izzy est certainement la personne la plus proche de lui, ici, et il lui fait pleinement confiance même s'il sait qu'il va la mettre dans une position tout à fait inconfortable par rapport à son frère.

— Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, finit par dire Izzy.

Ses yeux sont rivés sur le bandage. Ça, elle est au courant. Enfin, elle sait ce que son frère lui a dit quand ils se sont appelés plus tard dans la nuit. Magnus a entendu Alec mais il a fait semblant de continuer à dormir. Il passe sa main sur son poignet avant de se mettre à jouer avec le bracelet de perles.

— Oui, mais... ce n'est pas de ça que je veux te parler. Pas tout à fait.

Inquiète, la belle brune tend la main pour prendre celle de son ami. Elle sent qu'il se passe quelque chose de grave et le regard soudain fuyant de Magnus la rend nerveuse. Après quelques secondes, il se force à la regarder dans les yeux.

— Je m'en vais, Izzy.

— ... Pardon ? Comment ça, tu t'en vas ?

— Je quitte New York, il faut que je parte d'ici.

— M-mais... Je croyais que ça se passait bien avec Alec, je...

— C'est le cas, coupe-t-il.

Il attrape sa main quand elle veut l'enlever pour se relever. Elle n'a plus envie de l'entendre, mais Magnus parvient à la convaincre.

— S'il te plaît, Izzy. Fais-moi confiance, il faut que je parte...

— Pourquoi ? Explique-moi...

— Je ne peux pas.

Elle ravale ses larmes, sachant que son frère risque de ne plus tarder maintenant et que s'il la trouve en train de pleurer, il ne la laissera pas tant qu'elle n'aura pas tout dit. Pas qu'elle sache beaucoup, mais lui dire qu'il part est déjà sans doute trop et si elle en sait davantage, Alec lui en voudra pour n'avoir rien dit. Magnus ne veut pas qu'Alec se fâche avec sa famille à cause de lui. Cependant, il a besoin de l'aide de son amie.

— Est-ce que tu l'as dit à Alec ?

— Pas encore. Izzy, je vais le faire, promis. Ne lui dis rien. Je t'en prie.

Elle hoche la tête en inspirant profondément. Elle se contente des quelques bribes d'informations qu'il veut bien lui donner et s'efforce de ne pas insister. Elle a peine à croire que ça arrive. Et pourtant, si c'est ce dont il a besoin.

— J'aurais un... un service à te demander, continue-t-il, hésitant. Tu peux refuser.

— Non, Mags. Dis-moi, je ferais tout ce que tu veux pour t'aider.

— Je ne pourrai pas rendre mon appartement moi-même. Tu pourras t'en charger, s'il te plaît ?

Elle hoche la tête une nouvelle fois et il lui donne une petite clé, ainsi qu'un papier où sont notées une date et une heure. Elle lit et sent son ventre se nouer.

— Mardi. Tu seras déjà parti, mardi.

— Oui. Je laisserai ma clé dans la boîte à lettres.

La future maman se mord la lèvre pour retenir de nouvelles questions. Elle espère juste avoir des réponses après. Sans doute donnera-t-il plus d'explications à Alec. Elle l'espère, oui.

Une cliente les interrompt et Izzy fait de son mieux pour se recomposer une expression joyeuse et la servir. Magnus reste assis et observe le café. Sans lui, les clients reviennent. Au moins, il n'a pas tout gâché.

Alec arrive une demi-heure plus tard et trouve sa sœur et son amant en train de discuter sagement au comptoir. Il s'approche aussitôt pour enlacer Magnus et dépose un baiser sur sa joue avant de saluer sa sœur. Alors que Magnus tourne doucement la tête vers Alec pour l'embrasser, Izzy détourne le regard, gênée. Le brun est un peu surpris mais il répond au baiser, ce n'est pas comme si sa sœur ignorait ce qu'il y a entre eux, de toute façon.

— Tu veux un café, grand frère ?

— Non, merci, Izzy. On y va ? demande-t-il à l'indonésien.

Magnus hoche la tête en souriant et se relève. Isabelle fait le tour du comptoir pour venir le prendre dans ses bras. Elle sait qu'elle ne le reverra plus avant longtemps. Peut-être même plus du tout puisqu'il ne lui a pas dit si son absence serait temporaire ou définitive. Elle le relâche avant qu'Alec ne trouve ça bizarre et les regarde partir main dans la main. Une partie d'elle en veut à Magnus, mais pas une assez grande partie pour lui refuser son aide.

Les deux hommes retournent à l'appartement d'Alec. Sur le chemin, le brun questionne son amant qui lui explique qu'il avait besoin de prendre l'air. Après une semaine et demi, cela rassure un peu Alec. Il reprend la main de Magnus et la porte à ses lèvres. Le cœur de l'indonésien se serre, mais il doit le faire, il n'a pas le choix.

La soirée se déroule calmement. Mais Alec voit que Magnus cache quelque chose et quand, au milieu de la soirée, ce dernier part dans la chambre, il le rejoint. Il décide de ne pas le laisser seul.

— Eh, Mags. Tout va bien ?

Alec s'approche et Magnus s'écarte, il a du mal à respirer. Ce n'est pas le moment de faire une crise d'angoisse. Il doit lui dire, maintenant. C'est maintenant, ou pas du tout, et il ne peut pas partir sans lui dire au revoir.

— Non, Alexander. Je dois te dire quelque chose.

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