99 || Evy
« Ceux dont l'esprit une fois a enfanté le crime,
ils sont formés au mal pour toujours. »
Sophocle.
Ils parlaient. Encore. Cherchant à comprendre, à dénouer ces nœuds inextricables, à s'observer, à se défier. Abel comprenait, mais campait sur ses positions. L'humaine de Ren avait soulevé des points intéressants et j'étais forcée de me ranger de son côté ; nous regardions dans la même direction et comme tout ça concernait le louveteau, nous nous trouvions dans une même pièce. Mais parler ne m'intéressait pas.
Le Freiherr était en partie coupable, mais il n'était pas la tête qu'il nous fallait trancher. J'étais un animal et une demi-proie ne m'intéressait pas.
La promesse du premier sang versée me taraudait, m'enivrant et me donnant envie de partie en chasse. Mais de qui ?
Quelqu'un qui contrôlait plusieurs meutes. Qui terrorisait des alphas pour avoir main mise sur eux.
Un Herre ? Ou quelqu'un de plus haut placé encore ? Comme j'aurais aimé que mon esprit me souffle le prénom de l'ennemi ; Aslander. Mais je connaissais son amour pour le louveteau, je connaissais son dévouement pour mon frère alors je devais oublier. Et passer à autre chose.
Je tournai en rond. Nous tournions tous en rond. La réponse était quelque part, encore insaisissable, et je n'aimais pas ça.
Je cherchais, je réfléchissais, je retournai les informations dans mon esprit et tentai, en vain, de tout comprendre.
Qui détestait Ren au point de violer le louveteau ?
Quelqu'un qui voulait prendre sa place ?
La liste d'Abel était fournie en ce sens. Et dans un coin corné, quelques noms plus improbables. Vraiment ?
Je ne pouvais pas me fier à mon instinct, devais avoir confiance en Abel. Mais avec tout ça, nous savions que nous n'allions pas dans la même direction. Il fixait le dos d'un Freiherr quand moi, j'attendais.
Je pouvais le faire longtemps, mais je voulais avoir la certitude d'une réponse à la fin.
Pour Ren.
Pour la meute.
Pour le louveteau.
Je décollai mon dos du mur et m'avançai vers la porte, en ayant assez entendu pour le reste d'une vie. Je n'excellai pas dans cette phase, préférant l'action à l'inertie d'une discussion stérile. Je me glissai en dehors du bureau de Ren et sortie dehors, là où le soleil, chaud, réchauffa ma peau et m'aveugla un instant. Je pouvais percevoir le fourmillement de la vie dans le Fief, que ce soit au niveau des baraquements ou du Contingent. Un lien invisible me tirait vers Mera, mais aussi vers Shady. Amset avait disparu depuis quelques jours, avant le départ de Raad. Il reviendrait quand il le jugerait nécessaire et qu'il aurait trouvé ce qu'il cherchait. Que ce soit quelqu'un ou quelque chose. Amset était autant un animal que moi, il agissait selon son instinct de survie, selon l'instant présent, ne voyant pas plus loin qu'un plaisir détourné.
Il revenait toujours.
Nous étions un tout étrange, qui ne plairait pas beaucoup à Abel le moment venu.
— Ils n'iront pas jusqu'à la cabane, euh...
— Hurlante, finis-je à la place de Ren qui m'avait suivi à l'extérieur, reprenant les noms de code des jeunes. Je sais.
— Ils feront un feu de camp quelque part sur le chemin. S'ils traînent trop le lendemain pour rejoindre le check point, donne quelques coups de crocs.
— Tu y as réfléchi ? grondai-je en me tournant vers lui.
Il ne me demanda pas de préciser ma question. Nous n'avions pas besoin de mots pour nous comprendre.
— C'est difficile d'imaginer qui serait capable de faire... ça.
— Tu es trop gentil.
— Je ne vois pas le mal partout, gronda-t-il.
— Tu devrais, parce qui lui, il est partout.
Nous avions tout perdu une fois. Nos parents. Notre famille. Et mon autre moi. Alors je savais que le mal rôdait autour de nous depuis toujours. Il observait nos chevilles, attaquant quand il le jugeait opportun.
S'en prenant au louveteau.
Il nous observait de loin. Jaugeant, calculateur. Sans aucune peur. Et nous nous contentions d'attendre, de voir, sans nous protéger.
Il ne me restait que cette meute.
Que Ren.
Le louveteau.
Marcellus.
Les membres de la Garde.
Abel.
Tout le reste n'existait plus. Tout le reste s'en était allé.
Je n'avais pas quitté la forêt pour rien. J'étais ici pour un but précis. Pour le louveteau.
— Si tu ne trouves pas, je tuerais tous ceux de la liste d'Abel, murmurai-je d'une voix blanche, presque plate. Chacun. Les uns après les autres et j'entrainerai des meutes entières avec eux.
Les yeux de Ren étincelèrent d'un vif éclat. Une lumière dangereuse, pleine de promesses tue.
— Alors commence à voir le mal partout.
Je bazardai mes fringues et ne tardai pas à me Changer, ébrouant mon poil et collant ma truffe au sol pour m'imprégner des odeurs et de la vie naturelle autour de moi.
Les sons, déformés, se mêlèrent aux couleurs et aux impressions.
Toutes mes perceptions changèrent, se mettant au diapason avec ma forme. Les odeurs furent aspirées par mes narines et je ne mis que quelques secondes à les trier, pour trouver celles des gamins. Du louveteau surtout. Je m'élançai droit entre les arbres et gagnai en vitesse, slalomant sur un terrain que je connaissais par cœur. Le vent s'engouffra dans mes poils et je devins un véritable boulet de canon, les formes autour de moi se floutant pour ne plus être que des ombres, des formes indistinctes. Les proies qui croisaient mon chemin se terraient ou se figeaient, ne sachant pas encore quel comportement avoir en ma présence. Je détestai chasser le lapin.
Le jeu finissait trop vite. Je fus vite talonnée par quelques loups qui gardèrent une certaine distance avec moi, suivant ma piste, se demandant s'il était temps de jouer ou de partir chasser en meute. Ici, le loup naturel restait le prédateur le plus répandu. Parfois, par défi ou challenge, nous cherchions la tanière des ours. On croisait de tout au plus profond de la Réserve. Il fallait alors savoir si on était de taille ou pas.
Un mouvement sur ma gauche me fit prendre la tangente et éviter de peu le lycan de Marcellus, prêt à me tamponner. Mes griffes se plantèrent dans la terre pour me permettre de freiner et de me stabiliser et l'animal me fixa d'un peu plus loin, observateur, se demandant s'il allait m'attaquer ou me laisser passer mon chemin. D'habitude il ne traînait pas dans ce coin-là de la Réserve. Il avait son territoire, sa zone à lui où personne n'allait s'y perdre. Hormis Ren lorsqu'il lui fallait entendre son Krig. Marcellus faisait du mal à Ren. Mais c'est lui qui l'avait formé. Tout comme moi.
Une figure.
L'écouter et plier. Toujours.
Je lui montrais les dents et il me sembla bien qu'il ricanât. Il s'avança et je le laissai venir, ne lui offrant ni mon ventre ni ma gorge. Il se frotta à moi sur toute la longueur, déposant son odeur, me saluant. M'imprégnant. Lorsque j'avais fini dans la Réserve pour échapper aux Godar et aux hommes d'Aslander, Marcellus m'avait laissé venir dans sa grotte, dans sa tanière remplie de breloques, de souvenirs et de mort. Une présence étrange, une cohabitation pour le moins inhabituelle.
Marcellus était le Krig de tout le monde.
Aslander. Arzhel. Ren. Moi. Et bien d'autres.
La magie picota l'air, me faisant éternuer et il devint homme. Ses doigts calleux caressèrent mon pelage, saisirent l'une de mes oreilles et il se pencha sur moi.
— Quelqu'un court dans nos bois, petite lycan. Une recrue s'approprie nos terres.
Il me donna un coup de front avant de s'écarter. Il me tourna le dos, m'offrant ses fesses et disparu derrière un épais tronc d'arbre.
Je levai ma gueule en l'air et hurlai. Des loups naturels me répondirent par dizaine et ils s'élancèrent au loin, bien au-delà de ma vision. Des nuées entières d'oiseaux s'envolèrent de leur perchoir et je fermai mes paupières, inspirant avec ma truffe.
Ici, tout était plus sauvage, moins précis. La nature se mêlait étroitement à la vie et apportait un maelström d'odeurs.
La meute de Ren. Les animaux sauvages. Les proies. L'odeur de l'été. Les arbres. Les baies. Le sang. L'eau. L'herbe.
Je rejoignis les jeunes quelque temps après, gardant une certaine distance, entendant leur badinage, les rires, les soupirs. Hachi en tête avec Ansara, Loki tenant un bâton de fortune et le frappant contre celui de Wolf.
Ils n'avançaient pas vraiment. Ils flânaient. Pas pressés. Pas inquiets. Ils profitaient. Une insouciance un peu feinte. Ansara puait le Deity. Où qu'elle aille, Hachi traînait l'odeur de son père avec elle, laissant un effluve permanent à travers toute la Réserve. Les garçons et Hasna sentaient les baraquements et Abel.
Je trainai un peu, la truffe au sol à la manière d'un clébard, cherchant, humant.
Quelqu'un dans nos bois.
Après les derniers aveux, l'homme derrière tout ça venait-il terminer ce qu'il avait commencé ?
Le rire du louveteau éclata.
Je finirais par trouver.
Je finirais par me nourrir de sa carcasse.
Qui qu'il soit.
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