98 || Maze
« Le choix ultime pour un Homme,
pour autant qu'il soit donné de se transcender
est : créer ou détruire, aimer ou haïr. »
Erich Fromm
Je n'écoutai pas Warren.
Une fois parti, j'attendis un peu, par acquit de conscience, avant de me dire que de toute manière, il avait bien d'autres chats à fouettés que de s'occuper de savoir si oui, ou non, j'étais retourné à la Brigade. Gueule contusionnée ou pas, esprit enfariné ou pas, hors de question que je garde mon cul dans mon canapé à attendre je ne sais quoi, pas avec tout ce qui m'attendait, tout ce qui requérait ma présence et mon attention. Et je ne parlais pas de Paul Baldwin ; je laissai son cas à mes collègues qui se feraient, dès lors, un malin plaisir de lui faire comprendre qu'on ne s'en prenait pas à un flic. Et surtout pas au Capitaine. J'aimais me dire que je pouvais compter sur chacun d'entre eux, à leur façon. Non, je faisais bel et bien référence à la nouvelle attaque d'Hachi. L'un des suspects était mort à l'hôpital et je me doutais qu'Abel devait être sur le coup, tout comme les deux autres présents dans les locaux de la Brigade devaient être interrogés en ce moment même. Il fallait mettre un terme à tout ça, mais pour ça, il nous fallait enfin comprendre tous les enjeux et chaque mouvement orchestré.
Mak se gara devant mon immeuble et se pencha par-dessus le siège passager pour m'ouvrir la portière.
— T'es vraiment un cas, Maze, grinça-t-il, mécontent, mais en même temps soulagé de voir que je tenais la distance malgré la dérouillée.
Bon, j'en menais pas large non plus, et ce même si je tenais debout et que j'avais la niaque. Comme si j'étais du genre à attendre que le temps passe et à écouter ce maudit Krig de mes deux !
Je claquai la portière et bouclai ma ceinture :
— On en est où ?
Il me fit le topo sur à peu près tout, sans rien omettre, bon flic dans l'âme ce petit Makya. Il me parla de l'interrogatoire mené par Achilles, mais aussi par Evy et même si je tiquai, je ne dis rien. Au point où nous en étions, toute l'aide possible devenait précieuse, mais merde, elle ? Je secouai la tête et jetai un coup d'œil par la fenêtre.
Je connaissais l'issue de tout ça. Quand Warren aurait mis la main sur le coupable, aucune justice légale ne serait rendue et le fait d'en avoir conscience m'aidait à me dire que je pourrais le supporter. Que pour Ashika, nous nous tenions tous sur une corde raide, prêts à laisser nos idéaux et nos valeurs à l'amende. Le Kaizer lui-même cautionnerait et arriverait même à gérer cette affaire avec brio, étouffant toute contestation dans l'œuf. Je ne pouvais pas me cramponner à mon âme de flic. Pas dans ce cas-là. Mais lâcher prise demandait une volonté qui me faisait encore cruellement défaut. Je me tenais avec mes deux mains et je n'arrivai pas encore à lâcher. J'observai l'horizon devant moi et je le voyais déjà se teinter de rouge et se remplir d'horreur.
Me ramenant à ma jeunesse.
Bien, bien longtemps en arrière.
Je prenais un chemin dangereux, mais pour Ashika, nous en étions tous au même point, aux mêmes décisions. Et si Warren en venait à tuer le commanditaire, la part la plus sombre de ma personne s'en gargariserait.
Mak me donna un coup dans la cuisse et je tournai mon visage vers lui :
— Ton téléphone, dit-il.
Et en effet, ce dernier ne cessait de sonner dans ma poche. Je réussis à l'en extraire et décrochai avant que mon interlocuteur ne soit basculé sur messagerie.
— Fairfax.
— Salut Maze, lâcha Harvey, un collègue d'une autre brigade en ville. J'ai appris que t'avais reçu de vilains coups pendant un interrogatoire.
— Les nouvelles vont foutrement vite dans le coin ! marmonnai-je.
Il ricana.
— Tu sais bien que tout le monde guette la Brigade Noire de près ou de loin ; avec vous on sait jamais à quoi s'attendre.
Je roulai des yeux, mais lui donnais raison.
Au départ, la création de la Brigade et d'une cohésion entre lycan et humain avait fait se hausser les sourcils et délier les langues les plus revêches. Autant vous dire que tout ça n'avait pas été accueilli de la meilleure des façons. Maintenant ? Trop de candidature pour des postes qu'on n'avait pas. D'où l'émergence toujours plus importante d'autre Brigade Noire au sein du territoire. Comme on disait, on avait le vent en poupe donc autant en profiter un maximum.
— Tu m'appelais pour entendre le doux son de ma voix ? me moquai-je et à côté de moi, Mak rigola ouvertement.
— Faudrait tu passes nous voir, j'ai un truc pour toi.
J'avais beau chercher, j'étais sûre de n'avoir aucune affaire en cours, de près ou de loin, avec Harvey. Mais bon, ça voulait trop rien dire.
— J'arrive.
— À tout de suite.
Mak mit son clignotant et dévia du chemin pour la Brigade pour se rendre plus au nord, là où se trouvaient Harvey et le reste de son équipe.
— T'as un truc sur le feu avec lui ? s'enquit Mak.
— Nope. Avec Doug, ouais, mais comme il est mis à pied depuis des semaines...
Une sale histoire, du peu que j'en avais entendu parler. J'avais même pas pris le temps de passer le voir depuis mon retour, ce qui faisait de moi une connasse finit, mais j'assumais et vu Doug, il comprendrait. Et au pire, tant pis.
— Si Harvey te demande de venir, ça doit être pour un truc important, j'imagine.
Mouais, ça demandait d'où se situait sa jauge pour ça. Si j'y allais et que ça s'avérait être une perte de temps, ça n'allait pas me plaire des masses. Mais Harvey était plutôt consciencieux et lui non plus détestait avoir les mains pleines de merde pour rien.
Mak nous mena à bon port sans trop de soucis et main sur la poignée, je me tournai vers lui :
— Retourne au bureau. Si j'ai du nouveau, je t'appelle.
— Tu rentres comment ?
Je lui fis mon plus beau sourire agrémenté d'un clin d'œil et il me laissa partir. Je gravis les marches menant au bâtiment et fut salué par les flics du coin. Certaines vinrent prendre des nouvelles, mais je me défilai rapidement pour rejoindre le bureau d'Harvey. Il siffla devant mon visage, les pieds sur son bureau, tenant un dossier d'une main, les sourcils froncés.
— Eh ben, il t'a pas loupé !
Je balayai sa remarque d'un geste de la main et ça le fit sourire.
— Doug est toujours mis à pied ?
Tout de suite, son visage se ferma et il lâcha un profond soupir.
Harvey avait tout du cow-boy de ces vieux films de Western qui passaient encore à la télé. Il avait du charme, mais on pouvait difficilement le qualifier de beau. Après tout dépendait de la notion que vous en aviez.
— Cet abruti est un sombre crétin ! grommela Harvey.
Ce qui voulait à la fois tout dire et ne rien dire. Je haussai les épaules, préférant ne pas prendre parti, ne connaissant pas toute l'histoire derrière la décision du supérieur. Harvey balança le dossier sur le bureau et se releva. Il me fit signe de le suivre et je me retins de lui demander ce que je foutais là. Je perdais en patience.
— Le Boss m'a demandé de reprendre tous les dossiers de Doug et de gérer les enquêtes sur lesquelles il bossait depuis des semaines, voire des mois. Pas une mince affaire quand tu connais la propension de Doug à rien ranger et à n'en faire qu'à sa gueule.
— Et comme t'as une patience en or... taquinai-je le flic devant moi.
— M'en parle pas ! M'enfin, j'ai fait du tri et j'ai dû gérer avec mes propres affaires en cours.
Nous arrivâmes devant le bureau de Doug qui me semblait nettement mieux rangé que la dernière fois que j'y avais foutu les pieds.
Soudain, je compris où voulait en venir Harvey et pourquoi j'étais là.
— T'as du nouveau pour moi.
Son sourire répondit pour lui.
— Je t'avoue que j'n'ai pas compris tout de suite le lien et qu'on a dû me l'expliquer genre mille fois avant que ça monte à mon cerveau.
Nous n'entrâmes pas dans le bureau et continuâmes à remonter le couloir jusqu'à une grande salle où se trouvait des dizaines d'écrans, tous reliés à des caméras, chacun d'entre eux surveillés par trois personnes qui se vannaient depuis leur fauteuil.
— Une fois tes portraits robot des suspects dressés, Doug a lancé une recherche dans la base de données, comme tu l'avais de ton côté, sauf que comme pour toi, ça n'avait rien donné et après une enquête de fond sur l'identité des hommes et leur vie, comme il a fait chou blanc, il a un peu laissé tout ça de côté.
Avoir mis la main sur le violeur d'Ashika avait été un problème réglé par Warren. Mais les deux hommes que j'avais arrêtés cette nuit-là dans cette maudite camionnette n'avaient jamais été retrouvés. Aucune piste, rien d'exploitable et j'avais donc donné cette affaire à Doug, qui gérait les enquêtes sur le terrain comme un as. Ou presque.
Honnêtement, j'avais perdu espoir, me disant que cette piste ne donnerait jamais rien. J'étais passée à autre chose, me disant que nous trouverions indépendamment de ces types.
Avais-je eu tort ?
— Mais tu m'connais, moi, quand je reprends un truc en main, je me plonge dans le dossier comme s'il datait d'aujourd'hui et j'ai tout refait. Je suis allé fouiner, parce qu'on parle de la gamine du Krig et que ça mérite qu'on y passe un peu plus de temps que ça.
Warren était respecté dans le coin, malgré les merdes des derniers mois qui nous talonnaient encore.
— Abrège, Harvey, soufflai-je, le cœur dans la gorge.
— On les tient. Tous les deux. Killian Monty et Jocelyn Jackson.
Le monde aurait pu s'ouvrir sous moi. Harvey continua de parler. L'algorithme avait plus ou moins fait le boulot à sa place, parce qu'une fois les deux visages entrés dans la base de données, les caméras avaient fouillé sans relâche. Et un beau jour... un putain de beau jour.
— Ils sont ici ?
Le sourire d'Harvey me promit monts et merveilles.
— On t'attendait pour l'arrestation. Ils sont surveillés 24H/24H depuis quelques jours. Tu veux t'occuper duquel ?
Le conducteur.
Je voulais arrêter ce psychopathe qui m'avait regardé droit dans les yeux, impassible, pendant qu'Hachi se trouvait à l'arrière.
— Monty.
J'eus le temps de prévenir Mak qui demanda si j'avais besoin de lui, mais je lui demandais de rester à la Brigade en attendant notre arrivée. Harvey nous conduisit, une autre patrouille allant cueillir Jackson. Gyrophares et sirènes hurlantes, nous traversâmes la ville pour débouler dans une petite bourgade sans soucis.
Une autre patrouille nous attendait et je sautai en dehors de la voiture sans attendre que le moteur ne soit coupé. Harvey déploya ses hommes au cas où Monty veuille déguerpir de là et je frappai au battant de la porte de mon point.
— Police, ouvrez !
Il y eut du bruit à l'arrière, mais aucun coup de feu. Quand nous débarquâmes dans le jardin dévoré par les mauvaises herbes, Monty avait la gueule par terre.
— Comme on se retrouve, lâchai-je, mauvaise.
Il me reconnut.
Envolée sa liberté. Cette fois, je n'allais pas le laisser filer.
* * *
Je raccrochai et balançai mon oreillette sur le siège passager, les sourcils froncés, pieds pas loin du plancher, en direction du Fief.
Mak venait de m'informer d'un déploiement inhabituel d'une escouade du Contingent chez un Freiherr local, initiative d'Abel. Ledit Freiherr, ainsi que quelques-uns des lycans, avait été embarqué par le Ritter pour être interrogé directement au Fief. Sous quel motif ? Mak n'en avait aucune idée, ce qui rendait tout ça d'autant plus suspect.
Un quelconque lien avec Ashika ? Bien sûr. Tout revenait à elle. Toujours.
Et les révélations des deux hommes ne faisaient que nous apporter du grain à moudre. Mak m'avait parlé de l'interrogatoire plutôt rapide d'Achilles, mais aussi d'Evy.
Plusieurs lycans de meutes différentes impliqués et des humains pour brouiller les pistes. La surveillance du psy et le bon moment pour agir.
La toile commençait à se former, à se dévoiler, nous offrant des réponses, mais encore quelques zones d'ombres !
Rodrick Mongston.
Un Freiherr d'une petite meute sans prétention. Connaissant certes Warren, mais pas intimement. Alors quoi ? Abel le soupçonnait-il d'être derrière tout ça ? Quand j'allais arriver, Warren aurait-il pris pour argent comptant les paroles de son Ritter ?
Et merde.
J'appuyai sur l'accélérateur et l'aiguille grimpa toujours plus. Tant pis pour les limitations de vitesse.
« — Et si l'enlèvement n'avait pas pu avoir lieu cette nuit-là, qu'est-ce que vous deviez faire ?
Killian Monty pinça les lèvres et ses mâchoires se contractèrent. Mak, à mes côtés, ne bougeait pas.
— Nous avions d'autres solutions. Nous savions par exemple que des navettes quittaient souvent le Fief et que les jeunes n'étaient pas accompagnés.
— Comment ?
— On nous a offert plusieurs scénarios. Les occasions ne manquaient pas. Il nous fallait simplement garder un œil attentif sur Abel Kickett et Yuri Colbung. »
Chacune des paroles du conducteur passait et repassait en boucle dans ma tête. Tout avait été préparé. Minutieusement, depuis longtemps. Aucune place à l'improvisation.
Des risques calculés.
Des solutions pour n'importe quel scénario.
Et des informations d'une précision chirurgicale.
Qu'est-ce qui m'échappait ? Pourquoi le suspect idéal n'apparaissait-il pas dans ma tête ? Pourquoi n'arrivais-je pas à faire tous les liens ?
La poussière vola lorsque je freinai abruptement devant le Junior à l'entrée.
— Je dois voir Warren. Maintenant.
Il passa le message et me fit signe d'y aller. Je pénétrai dans le Fief, plus empressée que jamais, une boule opaque dans la poitrine, réfléchissant à mille à l'heure sans parvenir à trouver, à entrevoir une quelconque réponse.
Le Krig m'attendait au bas des escaliers menant à sa maison. J'arrêtai la voiture et le rejoignis à grandes enjambées.
— Faut qu'on parle, balançai-je. Abel et Achilles ?
— Dans mon bureau.
Je l'y suivis et à la tronche d'Abel et d'Evy, la conversation que je venais de stopper entre tout le monde semblait plutôt tendue.
Je refermai la porte derrière moi et frottai mes paumes moites contre mon jean.
— Si t'es venu pour nous empêcher de faire ce qui doit être fait, commença Abel, ça va p–
Je le fusillai du regard pour lui faire fermer sa gueule et me tournai vers Warren, qui paraissait bien las.
— On a retrouvé les deux hommes de la camionnette, lâchai-je et l'information sembla mettre un temps fou à monter au cerveau de tout le monde.
Enfin pour ce qui en était d'Evy j'en savais rien, elle arborait la même tronche qu'à l'accoutumée...
— Je sors d'un interrogatoire assez rapide, mais plutôt instructif.
— Où étaient-ils ? gronda le lycan de Warren, mauvais, vindicatif, en attente.
— Sous nos nez, depuis le début, mais assez malins pour rester dans un coin et attendre. Malheureusement pour eux, je suis coriace et j'ai demandé à des flics d'être mes yeux et mes oreilles, même si ça devait prendre des années.
J'ignorai si ça faisait de moi un bon flic ou juste une forcenée. Quelle différence ?
— Dis-nous.
Je levai un doigt :
— Ils avaient pour ordre de garder un œil sur Abel et Yuri tout au long de la soirée, bien renseignés sur le fait que tes deux Ritters doivent surveiller Ashika la plupart du temps.
Et déjà cette information prouvait à quel point le commanditaire connaissait les mécaniques de pensées de Warren.
Un deuxième doigt :
— Si l'enlèvement n'avait pas eu lieu ce fameux soir, ils avaient une ribambelle d'autres possibilités sous le coude. Ils connaissaient les allées et venues d'Ashika en dehors du Fief, là où tes Ritters ne la suivaient pas.
Warren ne bougeait plus, comme figé, statufié sur place.
— J'en viens aux informations récoltées par ta sœur et Achilles. Des lycans qui viennent de différentes meutes, laissant tout loisir au commanditaire de piocher où il veut.
Troisième doigt de levé :
— Il contrôle beaucoup de meutes. Et ôtez-moi d'un doute, mais aux dernières nouvelles, votre Freiherr-là, Rodrick Mongston n'a pas l'étoffe d'un meneur.
— Faible, gronda Evy et je me surpris à hocher la tête.
Abel secoua la tête, les bras croisés, pas content du tout. Il était donc celui qui pensait que le Freiherr était coupable.
— Dois-je vous rappeler ce que nous savons ? Il l'a appelé « petite Hachi » et cet enlèvement, ce... viol, c'était pour t'atteindre toi, Warren ! Pour te faire du mal et te déchoir de ta position.
J'étais à bout de souffle. J'avais le cœur dans la gorge et mal à la tête. Tout se liait pour mieux s'effriter, parce que nous n'avions aucune vraie réponse encore.
— Il ne connait pas le louveteau, souffla Evy. Pas comme ça. Ton humaine a raison, Ren.
Je clignai des yeux. Plusieurs fois. Me tournai vers la lycan. Je ne fus pas la seule d'ailleurs.
Que... quoi ? Elle... était d'accord avec moi ?!
— Il est peut-être coupable d'avoir pris part à tout ça, mais pas de l'avoir commandité. Il n'est rien de plus qu'un caillou dans une chaussure, ajouta Evy.
Malgré tout ce que nous avions sous la main, j'avais l'impression que nous n'avancions pas.
Que nous manquait-il, bordel ?!
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