95 || Evy

« Ces violents plaisirs ont

Une fin violente. »

W. Shakespeare.

— Il y a des rumeurs, souffla Raad, accroupi, les coudes reposant contre ses cuisses.

Il attendait Shady avant de partir. J'ignorai quand il reviendrait. Il allait et venait depuis toujours, sous les ordres de Nokomis ou parfois pour suivre son instinct. Comme maintenant. J'ignorai ce qui avait attiré son attention d'aussi loin, mais oui, des murmures circulaient.

Sur celui qui avait failli tuer l'Empereur. Le jumeau dont personne ne connaissait l'existence. Evekelis. Mais aux yeux de bien des gens, il était Cartaphilus.

— Tu reviendras ? grondai-je.

— Shady est ici. Et vous aussi.

Presque tous réuni au même endroit. Nous six. Après la disparition de Nokomis, nous avions tous choisi des directions différentes. Voilà un lien qu'Aslander n'avait pu me prendre.

Raad observa mon bras noir et une ombre passa dans ses yeux. Avec Shady, ils étaient nos Gward ; les deux Généraux de Nokomis. Ils veillaient sur nous, même de loin.

Lorsque j'avais été condamnée à mourir, je n'avais pas appelée les miens. Je ne voulais pas que tous meurent pour moi. Je n'en valais pas la peine.

— Abel est ton Anchor, souffla-t-il. Tu comprends ce que ça signifie, lycan ?

Un lien étrange. Une corde passée autour de son museau et du mien. S'il mourait, je suivrais. Et l'animal que j'étais n'aimait pas l'idée.

Abel restait un mâle puissant, fiable, mais nous ne pouvions être la faiblesse de l'autre. Trop de facteurs, trop de dangers.

Je n'aimais pas ça. Non, non.

— Veille sur lui. C'est aussi ton devoir maintenant. Parce que s'il meurt, tu le suivras dans la tombe, Evy.

Raad se redressa et s'avança vers moi d'une démarche féline. Il n'était pas comme moi, ni comme Shady. Aucun animal en lui. Mais autre chose. Une puissance qui courrait dans l'air et dans le temps. Vieille entité. Presque aussi vieille que Marcellus.

— Et il est hors de question que ça arrive, lycan.

Nos deux têtes se heurtèrent dans une étreinte animale, dans un réconfort amical. Son odeur coula sur celle d'Abel avant de s'évaporer, attirer ailleurs.

— Fais attention, dis-je d'une voix sourde. Et reviens.

Je passais mes bras autour de son corps et lui offris un drôle de câlin qui le surprit, le figeant contre moi.

J'apprenais. Petit à petit, leçon après leçon. J'écoutais Abel et je reproduisais. Sans erreur, sans doute.

Raad me tapota la tête, comme Abel le faisait parfois avec le louveteau.

— Eh bien, laissa échappa Shady en nous rejoignant. Tu pourrais presque paraître pour humaine, petite lycan.

Elle ne se moquait pas, elle m'étudiait. Je me reculai et le pouce de Raad vint caresser ma pommette.

— Wairua, dit-il d'abord.

Esprit.

Ensuite sa main effleura ma poitrine :

— Ngākau.

Cœur.

Shady vint poser son menton contre mon épaule, m'enveloppant de sa chaleur.

— Whanau.

Famille.



Les humains me jetaient des coups d'œil appuyés, ne cherchant pas à être discrets. J'avais attendu le retour de Warren pour quitter le Fief et venir directement ici ; à la Brigade Noire. Abel quant à lui se trouvait à l'hôpital pour enquêter sur le meurtre du troisième agresseur du louveteau. Je n'avais pas vu l'humaine de Ren ; en même temps elle avait été tabassée et ne devait pas être en mesure de venir.

Faible.

Je grognai et le policier à l'accueil sursauta. Achilles surgit à ce moment-là, les mains fourrées dans les poches et les cheveux de la même couleur que son pelage. Il me fit signe de le suivre et nous dévalâmes une flopée de marches pour arriver dans les sous-sols du bâtiment, là où semblaient se trouver les cellules et les salles d'interrogatoire.

— Comment va la gamine ? demanda-t-il.

— Le louveteau est fort. Ils vont en randonnée entre gamins dans la Réserve.

Je devais les rejoindre plus tard ; ils ne partiraient qu'en fin de journée. Ce qui me laisserait largement le temps de les rattraper sans trop presser l'allure.

— On se rapproche, souffla Achilles.

Ma quête ; la sienne aussi. Nous ne formions qu'une seule entité lorsque nous le voulions. J'étais son ombre et il était la mienne.

Mâle puissant. Un frère.

Il s'arrêta alors et se tourna vers moi, une expression étrange sur le visage. Je penchai la tête sur le côté, humant l'air pour me faire une idée.

— Nous ne sommes pas comme les autres, Evy, dit-il. Toi encore moins que moi. Tu n'es plus qu'un animal dans deux corps ; une créature qui agit à l'instinct et parfois, parfois, aux sentiments. N'oublie pas que ton frère est différent et qu'il n'a pas choisi son Anchor.

Comme Abel, Achilles appréciait l'humaine de Ren.

— Que tu le veuilles ou non, elle fait partie de lui et de sa meute. Elle est sa famille au même titre que la gamine et toi.

Je le savais.

J'avais beau être un animal, il m'arrivait de retrouver des pensées humaines.

— Protège les intérêts de Warren, Evy. Si Maze part une deuxième fois par ta faute, ce sera peut-être irréversible.

Et si elle restait ? Ren me laisserait-il retourner dans la forêt sans plus venir me voir ? Me laisserait-il... toute seule ?

Aux yeux de son humaine, j'incarnai le mal, la part diabolique de Warren. J'étais celle qui dispensait pour lui et qui tuait sans distinction.

Il ordonnait.

J'agissais.

— Bref...

Achilles se passa une main sur la nuque.

— Ils nous attendent. Chacun dans une salle. Aucune caméra pour le moment. Juste... ne tue pas le suspect, d'accord ?

Je devais le faire parler. Un mort ne racontait rien.

Achilles me laissa devant une porte et s'avança vers une autre. Nous entrâmes en même temps et le silence, opaque, se referma sur moi.

L'homme, la gueule tuméfiée, releva son visage vers moi et un éclair de peur le traversa de part en part. Je m'avançai doucement, passant derrière lui, faisant le tour de la table.

— Sais-tu qui je suis ?

Ma voix gronda.

La peur suinta de lui. Elle remplit la pièce et caressa mon épiderme. Elle murmura à mes oreilles, chanta dans mon sang.

Délicieux. J'en voulais encore. J'en voulais tellement plus !

Il secoua la tête et je crus qu'il allait se pisser dessus. Je m'installai sur la chaise en face de lui et croisai mes jambes. Il ne chercha pas à détourner le regard ; il n'en était pas capable, tout simplement.

Il était ma proie et je le captivai tout autant qu'il me répugnait.

— Vous deviez tuer le louveteau ou l'attraper ?

— L-le tuer.

— Pourquoi le filet ?

— Au cas où. Pour l'entr-raver.

— Comment saviez-vous où il serait ?

— On nous a dit de surveiller le psy. Il allait et venait au sein du Fief alors nous avons commencé à retracer sa routine. Jusqu'à ce que ce soit elle qui sorte pour le rejoindre. Nous devions attendre qu'elle soit seule avec lui.

Je me relevai et lui tournai le dos, me retrouvant devant la vitre sans tain.

— Qui est ton Freiherr ? grondai-je.

Il me donna son nom et je le replaçai très vite.

— Les autres viennent de ta meute ?

— N-non. A-aucun de nous ne vient du m-même e-en-endroit.

Je fronçai les sourcils et cessai presque de respirer. Tous, ils venaient de différentes meutes, avec différents Freiherr ?

Non. Non, ce n'était pas possible. Parce que ça voulait dire que...

— Et les humains impliqués ?

— Brouiller les pistes. L'idée d'infiltrer le Fief ne pouvait pas se faire avec des lycans ; trop d'odeurs, une trop grande probabilité d'être découvert rapidement.

La menace devait venir de partout. En choisissant des lycans de différentes meutes, ça élargissait le champ des suspects. Ça transformait tout ça en une immondice.

— Vos Freiherr sont au courant ?

Il hocha la tête et ferma les yeux, des larmes dévalant ses joues.

— N-nous protégeons les nôtres. Qu'est-ce qu'une vie pour le bien commun ?

Mes poings se serrèrent et je me répétai les paroles d'Achilles.

Ne pas tuer cet homme. Ne pas tuer ce monstre.

La vie du louveteau contre celles de meutes entières ?

Je quittai la salle et me retrouvai dans le couloir, le cœur tambourinant contre ma poitrine.

Une vie. Celle du louveteau.

Le bien commun. Celles de nombreux lycans.

Achilles sortit à son tour de sa salle et m'avisa. Il s'avança vers moi et ses paroles se superposèrent aux miennes.

— Qu'est-ce qu'une vie pour le bien commun ?

Il répéta ce qu'il avait appris.

Tout collait. Tout correspondait.

Nous avions affaire à quelque chose qui aurait pu nous dépasser si je n'avais pas eu à cœur de protéger le louveteau. Et d'effacer la peur de sa vie.

En annihilant toute forme de danger. 

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