92 || Ashika
« Tandis que le blanc hantait mes souvenirs,
c'est ton existence qui emplit mon monde de couleurs. »
Vampire Knight.
Je n'eus pas le temps d'ouvrir ma portière et de mettre un seul pied dehors que j'étais déjà entouré de Wolf et Joshua. Tous les deux me tendirent leur main et je me retins de lever les yeux au ciel. Mais je ne pouvais pas juste les envoyer sur les roses, déjà parce que je lisais l'inquiétude dans leurs regards, mais aussi parce que je n'en avais pas envie, tout simplement. Je me sentais bien, là, entourée, en sécurité même. Je les laissai donc me hisser et je fis un seul pas qu'Ansara déboula en courant, se retenant à la dernière minute de me sauter dessus et de me serrer tout contre elle sous le coup de la peur. Comme si elle me connaissait depuis des années et non pas quelques jours. Comme si elle avait craint que je ne m'en sorte pas. Était-ce le cas ?
Elle finit par m'attirer contre elle et je lui rendis son étreinte, un peu gauche, une légère douleur filtrant par intermittence, me faisant grimacer.
— Je suis soulagée que tu ailles bien, souffla-t-elle.
Ansara sentait bon. Un mélange d'herbes et d'épices dont j'aurais eu du mal a cité les noms, mais j'aimais bien. Ça me rappelait la cuisine avec Maze et papa, avec Raphael, Lili et Joshua. Des souvenirs par milliers. Nous nous écartâmes d'un même mouvement, un peu rougissante toutes les deux.
— Je sais que la nourriture de l'hôpital n'est pas la meilleure, alors nous avons cuisiné un peu avec Loki et...
Elle rougit violemment. Au fait d'avoir cuisiné pour moi ou à l'évocation du garçon ? Ce dernier se trouvait sur le porche, nous attendant.
Yuri fit le tour du pick-up d'Abel et Evy, sous sa forme de lycan, vint me donner un coup de museau à l'arrière du genou, me faisant ainsi comprendre de rentrer. Tout le monde allait être tendu après cette nouvelle attaque, je le savais bien. Les autres lycans étant partis avant nous de l'hôpital, ils devaient déjà s'assurer que rien n'entrait ni ne sortait du Fief, comme indiqué par papa qui devait lui-même revenir dans la journée. Ça me rassurait de savoir qu'il restait avec Maze. Que malgré tout, il l'aimait encore suffisamment pour veiller sur elle.
— Tu viens ?
Je hochai la tête et la suivie, encadrée des garçons et d'Evy, trottinant sans trop se presser, sa queue fouettant l'air. Elle n'entra pas avec nous à l'intérieur et fit le tour pour rejoindre la porte donnant de l'autre côté. Je m'arrêtai sur le seuil de la cuisine, avisant tous les plats, desserts et autres qui s'agglutinaient là.
— Un peu, hein ? se moqua gentiment Wolf.
Mon ventre manifesta son contentement devant un tel festin et je fus assise en un rien de temps, un thé chaud devant moi et un florilège de choix à portée de doigts. Les autres se servirent aussi avec appétit et les rires, un peu forcés au début, devinrent plus naturels au fur et à mesure. Personne ne parla de ce qui était arrivé et j'en fus soulagée. Ils évoquèrent la prochaine promenade dans les bois avec Evy, notre prochaine session d'escalade et lorsqu'Hasna déboula dans la maison, elle s'arrêta sur le seuil, essoufflée, les joues rouges. Je levai ma main dans sa direction pour la saluer et elle m'offrit un sourire chaleureux et soulagé avant de nous rejoindre, déposant un baiser sur la joue de Joshua et prenant place non loin de lui. Tout de suite il lui demanda si elle voulait quelque chose à boire ou à manger et elle accepta les deux avec plaisir. De l'eau chaude fut mise à chauffer et je repris une rasade de thé avec plaisir. J'observai les marques sur mes mains, celles laissées par le filet. D'après tout le monde, elles s'en iraient d'ici peu, ne laissant plus qu'un mauvais souvenir et quelques cauchemars au passage.
Égoïstement, je me demandais quand le docteur Pratt serait de nouveau apte à reprendre nos séances, alors même qu'il sortait de chirurgie et qu'il était encore à l'hôpital. Je ne me sentais pas capable d'arrêter alors que nous avancions tellement lui et moi ! Je voulais continuer à explorer mon subconscient, continuer à me rappeler pour tout doucement gravir la voie de la guérison.
Mais on ne voulait pas que je me souvienne. Toutes ces attaques... elles ne visaient qu'un but. Me faire taire. Définitivement. Parce que là, dans ma tête, quelque part, se trouvait l'entière vérité. Celle qui ferait des dégâts, celle qui pourrait me détruire ou m'aider à aller mieux.
Enfin. Irrémédiablement.
Cette fois, je ne m'étais pas battue pour moi, mais pour le docteur Pratt. Je n'avais pas laissé la peur me conditionner et me clouer au sol. J'avais réussi à prévenir papa et la meute.
Un appel à l'aide.
Et tous, ils y avaient répondu.
— ... Ka ?
Je clignai des yeux et vis la main de Wolf devant mes yeux, cherchant à attirer mon attention après un moment d'égarement. Il se pencha, l'expression chiffonnée.
— Ça va ? s'enquit-il.
— Je suis un peu fatiguée, je crois, avouai-je.
— Et si tu montais te coucher ?
Je hochai la tête, bien d'accord avec cette proposition pleine de bon sens. Je repoussai ma chaise et Ansara m'accompagna jusqu'à ma chambre, refermant la porte derrière elle. La pièce, avec les rideaux tirés, donnait l'impression qu'il ferait bientôt nuit. Je me hissai sur mon lit et m'enroulai dans un plaid, la tête contre mon oreiller. Ansara se retrouva face à moi, là où d'habitude se trouvait Joshua.
Ça me faisait bizarre d'avoir une amie. Je n'aurais su expliquer pourquoi et le psy aurait surement souri, attendant que j'en dise plus, mais sur ce coup-là, je n'aurais pas réussi à être claire, même avec moi-même.
Je savais bien qu'elle finirait par retourner au Deity et que hormis si j'y allais, nous ne serions pas amenées à vraiment nous revoir. Et ça me chiffonnait un peu pour être tout à fait honnête.
— Tu as eu peur ? souffla Ansara.
Ce n'était pas une curiosité malsaine. Pas avec elle. Alors ça ne me dérangeait pas. J'avais besoin d'en parler. Pas à papa, pas à Joshua ou à Wolf. Une personne extérieure ?
— C'était différent de la dernière fois, murmurai-je. Je me suis rappelé ce qu'on nous enseigne au Fief ; quand un humain est en danger et qu'on peut faire quelque chose, alors on le fait.
— Le Docteur Pratt.
Je hochai la tête. Ansara chercha ma main et la trouva, serrant mes doigts glacés entre les siens, bien plus chauds, plus agréable aussi.
— J'ai compris que je devais faire un truc. Même si la douleur... même si elle...
La sensation de brûlure restait, elle étendait son ombre sur moi et même si je tenais le coup pour le moment, je craignais de m'effondrer à tout instant. Seulement, je ne voulais pas le faire devant tout le monde.
Je voulais être forte. Pour une fois. Juste pour une fois. J'en demandais trop ?
— L'argent nous fait beaucoup de mal. Plus qu'aux autres lycans, dit Ansara d'une voix douce. Je ne sais pas pourquoi ; il n'y a aucune réponse scientifique à ça. Tu as tenu bon. Plus longtemps que n'importe qui dans cette situation. C'était admirable. Malgré la peur, la douleur et la terreur, tu t'es relevée. C'est admirable, Ashika.
Les larmes coulèrent. Ansara se rapprocha et je me laissai aller contre son giron. Mes doigts agrippèrent son haut et tirèrent dessus. Je craquai. Avec cette fille que j'aurais pu ne jamais rencontrer, mais qui marquerait durablement ma vie et mon existence.
* * *
Je glissai mes pieds dans mes vieilles baskets, attrapai ma veste, même s'il ne faisait absolument pas froid et l'enfilai, parce que je continuai de frissonner. Evy me regarda passer depuis le porche, toujours sous forme de lycan. Elle ne broncha pas et je m'éloignai de la maison, m'enfonçant dans le Fief en direction du grand lac, un peu plus loin. Il fallait marcher un peu pour l'atteindre, nous éloignant des baraquements et nous rapprochant du Contingent. Je ne vis personne, mais sentis des lycans me talonner dans les bois, passant derrière les arbres ; ombres mouvantes et silencieuses.
Papa n'était pas revenu. Pas encore en tout cas. Peut-être plus tard. Bizarrement, s'il décidait de rester avec Maze, je n'y voyais aucun inconvénient. Je serais soulagée une fois qu'il serait là, ça allait sans dire, mais pour le moment, je pouvais gérer. Et ne pas m'effondrer. J'avais craqué avec Ansara et ça m'avait fait du bien.
M'allégeant. Me faisant comprendre que je n'avais pas besoin de rester apathique, prostrée dans un coin à attendre que ça passe. Plus maintenant en tout cas.
Je voulais aller de l'avant.
Ne plus figer sur un moment. Juste continuer d'avancer et même si je tombais, trouver le moyen de me redresser et d'y puiser de la force.
Encore, encore et encore.
Une fois le lac en vue, j'accélérai le pas et me retrouvai bientôt sur le vieux ponton que j'empruntai pour me rapprocher au maximum de l'eau. Les derniers rayons du soleil miroitaient sur la surface, apportant du mouvement et de la vie sur l'étendue mouvante.
Je ramenai mes bras contre ma poitrine et écoutai le silence. Ici, j'étais chez moi. Malgré l'attaque qui avait eu lieu ici, je ne m'y sentais pas en danger. Je connaissais chaque recoin du Fief, j'y gambadai depuis mon enfance. Et même si je me sentais changée, complètement différente, ce lieu ne changeait pas, m'ancrant dans le passé et dans la réalité. À chaque fois que j'y revenais, tout était à sa place et rien ne changeait vraiment. Un bien ou un mal ?
Je frottai mes bras, cherchant un peu de chaleur.
Les planches derrière moi émirent un léger craquement et je me tournai pour voir s'avancer Joshua. Plus loin, sur la berge, Wolf. Ces deux-là passaient de plus en plus de temps ensemble, trouvant l'un chez l'autre un ami indispensable.
— Tu as encore froid ? me demanda-t-il, m'offrant ses mains, sa chaleur et sa présence.
— Un peu. Mais ça va passer.
Comme tout. Parce que le monde avançait. Il ne s'arrêtait pas, lui. Il n'attendait personne. Et quelque part, c'était effrayant. De se dire que si on ne prenait pas le contrôle du temps, ce dernier vous délaissait. Il vous abandonnait.
Sans se retourner. Je me demandais ; où serais-je dans un an ? Dans dix ans ? Et Joshua alors ?
De quoi serait fait le futur ?
De quoi serait faite ma vie ?
Je tirai Joshua à s'asseoir avec moi, nos pieds chaussés effleurant l'eau sans jamais la toucher. Je passai mon bras sous le sien et vint appuyer ma tête contre son épaule, mon bras dans le bas de son dos et le sien entourant mes épaules.
Je savais que malgré l'éloignement des derniers temps, rien ne nous séparerait jamais vraiment. Parce qu'irrémédiablement, on revenait l'un vers l'autre. Plus fort que nous, plus fort que les autres. Et même si je venais à me souvenir de tout, je savais que ça ne changerait rien.
Quand on se liait à une personne d'une façon si... intrinsèque, il n'existait rien de plus fort. Je voulais croire que Joshua et moi, on resterait ensemble longtemps. On se soutiendrait dans les bons comme dans les mauvais moments. Mais peut-être que je me trompai.
Ma vie m'échappait de tant et tant de façons, comment être sûre de l'avenir et de ce qui nous arriverait par la suite ?
— Ces hommes, ils étaient venus pour me tuer, soufflai-je. Comme ceux de la dernière fois.
Joshua ne dit rien, mais je ressentis sa tension jusqu'aux tréfonds de mon âme.
— Quelqu'un, quelque part, ne veut pas que je me souvienne. Parce que j'ai vu son visage. J'ai vu son visage et c'est là, quelque part dans ma tête.
Cette révélation me tétanisait. Elle me faisait vibrer tout autant qu'elle me terrifiait. Savoir ça, sans parvenir à me rappeler tout le reste... ça me hantait.
— Il faut que je me souvienne. Il faut que je sache pourquoi.
— Peut-être que ce sera pire une fois que tout te reviendra, Hachi. Peut-être que... peut-être que ça te brisera pour de bon, cette fois.
Lui aussi avait peur.
Il avait été là. Il avait tué pour moi. Alors sa peur, je ne pouvais que la comprendre, que la saisir et en faire un combustible.
Joshua était le seul à tout savoir. À tout connaître de moi. De Yona.
— Et moi, si tu ne te relèves pas, je...
Il inspira avec plein de trémolos dans la gorge. Il cacha son visage dans mon cou, pour camoufler sa douleur. Pour tout cacher au monde entier, sauf à moi.
— Je dois me souvenir. J'y suis presque, Joshua. Si tu ne me lâches pas...
— Je ne te lâcherais pas. Tu ne vois pas, Hachi ?
Il se recula, plongea dans mes yeux comme un assoiffé en manque de breuvage.
— Je ne suis rien sans toi.
— Et je ne suis rien sans toi non plus, soufflai-je.
La détermination.
La sienne et la mienne.
— On ne se lâche pas.
Comment aurait-on pu ?
— On ne se lâche pas.
Jamais.
Jamais. Parce que je n'étais pas prête à avancer toute seule. Pas sans Joshua. Pas encore. Pas... encore.
Et peut-être même jamais.
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