84 || Maze

« La victoire appartient à celui qui y croit le plus et surtout le plus longtemps. »

Pearl Harbor.

Je fixai mon téléphone portable depuis des lustres, attendant qu'il sonne enfin. Mais pour l'instant, le temps passait sans que rien ne se passe et je trouvai ça foutrement agaçant. Nous tenions enfin quelque chose, pas simplement un semblant de, non, bien au contraire et je voulais foutre les enfoirés concernés derrière les barreaux. Pour ça, il me fallait des nouvelles d'Achilles, envoyé au front pour suivre le gamin et attendre un seul faux pas. Qui de mieux qu'un Godi pour traquer et patienter ? Puisqu'Achilles semblait vouloir rester dans la Brigade avec nous, autant lui trouver une utilité. Et cette mission était faite pour lui. Surveiller et guetter.

En soi, rien de compliqué. Mais étant donné que ce groupe n'en était pas à son coup d'essai, il y avait de quoi s'inquiéter. Là, pour autant, on parlait d'un gosse et à moins qu'il soit plus intelligent que la moyenne, une erreur serait commise à un moment. Je croisai les doigts pour ça. Le faire parler lui serait moins compliqué que son père. Enfin.

Je me rencognai dans mon fauteuil et me pinçai l'arête, un soupir s'échappant d'entre mes lèvres.

Malgré tout, je savais très bien que même en stoppant les meurtres ici, nous ne ferions que secouer la fourmilière, agaçant un réseau bien plus vaste. Dans ce cas précis, je me faisais l'impression d'être dans une série télévisée policière traitant des tueurs en série et ne résolvant jamais entièrement le cas. Je ne possédai pas une baguette magique et je ne pouvais pas tout régler par un simple effort de volonté, mais j'espérai encore parfois que tout soit plus simple qu'il n'y paraissait, au moins pour ma santé mentale et pour que j'arrête de me dire que tout ça ne servait à rien.

— Livraison express pour madame.

Hadar pénétra dans mon bureau avec deux tasses de café. Il en déposa une devant moi et appuya sa fesse contre le rebord de mon espace de travail, affichant une mine sereine, malgré le fait que rien n'allait vraiment.

Je pouvais citer les raisons – certes peu nombreuses, mais suffisantes pour rendre tout ça quelque peu... gênant.

Warren et Hadar dans le même bâtiment en faisaient partie. Forcément. Je connaissais suffisamment Hadar pour savoir qu'il laisserait courir. De par le caractère de notre relation tout d'abord, mais aussi parce qu'intrinsèquement, il était comme ça.

Je me jetai sur ma tasse et manquai de peu de me brûler la langue dans mon empressement incontrôlé.

— Toujours rien ? s'enquit-il.

Je secouai la tête. Je commençai à manquer de patience, ce qui voulait tout dire pour moi. Cette histoire de viol et de meurtre me donnait la nausée à chaque fois que j'y pensais. Parce qu'alors, le visage d'Hachi s'imposait et me rappelait tous mes manquements.

— Et du côté de Joaquim et des autres ?

Le regard d'Hadar se perdit un instant dans la noirceur opaque de son café bien corsé.

— Ils creusent, trouvent et se heurtent à des portes. Chez nous, nous sommes un peu plus pieds et poings liés que vous ici, déplora-t-il.

La faute du gouvernement. La faute de la place des loups aux USA. Nous avions la chance d'avoir un lycan à la tête du pays, bien que parfois il arrivait que je voie ça comme une autre forme de dictature. Ces derniers temps, je m'emmêlai les pinceaux et j'avais du mal à discerner la frontière entre le Bien et le Mal. Rien de nouveau sous le soleil comme on disait.

— Si nous arrivons déjà à stopper le réseau ici, ce serait une victoire.

Ouais. J'aimais les choses ordonnées. Que tout soit résolu à la fin, qu'il ne reste aucune zone d'ombre. Autant vous dire que là, c'était mal parti. Mais je ne comptai rien lâcher. J'allais boucler Paul Baldwin et j'allais y mettre toute ma niaque. Juste par principe. Fallait pas venir m'emmerder dans mon secteur, sous ma juridiction. Je me transformai en un molosse pas content.

Je reposai la tasse et me levai, sur ressort.

— Faut j'aille prendre l'air, dis-je.

Hadar réussit à saisir ma main avant que je ne quitte mon propre bureau. Pendant un instant, je crus qu'il allait m'interroger sur Warren. Sur le fait qu'il devait être inquiet ou non concernant ma relation avec le Krig, mais il n'en fit rien. Et intérieurement, je le remerciai. Je ne pouvais pas me battre sur plusieurs fronts.

— N'oublie pas que parfois, malgré tous nos efforts...

Je savais. Pas la peine qu'il en dise plus. Il me laissa filer et je passai par les escaliers de service pour me retrouver sur le toit de notre immeuble, donnant sur une vue dégagée de la ville.

Je regrettai un instant l'époque où je fumai, où la nicotine me donnait la sensation que je recherchai, qu'importe que ce soit nocif. Je m'avançai jusqu'au bord et observai la ville au loin, respirant à coup de grandes inspirations.

Je voulais me détendre et me vider la tête. Mais en même temps, je voulais continuer à réfléchir sur l'affaire en cours et déterminer si tout ce que nous avions pour le moment suffisait ou non. Des preuves, il y en avait. Des doutes aussi. Je voulais foncer tête baissée. Je voulais prendre le temps de la réflexion.

Mes épaules se tendirent avant de s'affaisser lorsque Warren s'arrêta à côté de moi. Il me tendit un chewing-gum.

— Tu as l'air d'avoir besoin d'une clope, mais je n'ai que ça sous la main.

— Tu me déçois, Krig.

Je pris sa foutue offrande et après avoir glissé le papier dans ma poche, fourrait le chewing-gum dans ma bouche. Un goût de menthe enveloppa mon palais et rafraîchit mon haleine dans la seconde. Mains dans les poches, je mâchai avec colère et frustration.

— Cette situation va me rendre folle. Si ce n'est pas déjà le cas. Comment tu fais pour être aussi... tu vois ?

— Il y en faut bien un de nous deux, tu ne crois pas ?

— Mouais.

Que j'étais de mauvaise foi ! Mais il avait raison. Forcément.

Il avait déraillé sur l'affaire de viol et moi sur celle-ci. Il fallait bien qu'on soit la balance de l'autre pour fonctionner, sinon...

Je voyais ça comme un juste milieu. Une équipe efficace qui connaissait la limite de l'autre. On avait commis des erreurs, pour sûr, mais on réapprenait à s'aligner l'un sur l'autre, au moins dans notre relation professionnelle. Je préférai garder mes œillères encore un moment concernant notre autre relation.

— Tu es de mauvaise foi. Achilles reviendra avec quelque chose. Ce n'est pas un Godi pour rien.

— C'est un foutu branleur, plutôt ! Je sais bien pourquoi il reste ici.

— Pour le côté posé et pépère du coin ? Sûrement ça, oui.

Le sourire de Warren me donna envie de lui montrer les dents, mais je restai civilisée. Au moins pour l'instant.

— Je n'aime pas savoir qu'une pseudo secte se trouve sur notre territoire et s'amuse à tuer des innocents.

— Moi non plus, répondit Warren.

Et se dire qu'ils avaient réussit à entrer sur notre territoire, qu'ils venaient même du pays me rendait encore plus aigri. Mais nous n'avions pas les moyens de contrôler ça. De réguler le tourisme ou les visas en tout genre, bien que le service mis en place par l'Empereur fît des miracles. Pas sur ce coup-là.

— Si Abel est venu, j'en conclus que tu as autorisé le psy à prendre quelques libertés avec Hachi.

Il grimaça et se gratta l'arrière du crâne.

— Il sait se montrer convaincant sur pas mal de points, avoua Warren. C'en est agaçant d'ailleurs.

Plutôt, oui. Mais le doc avait ce don, ce talent pour soigner et faire parler. Hachi n'aurait pas pu mieux tomber.

Elle avait fait plus de progrès en un moins qu'en plusieurs semaines avec d'autres thérapeutes. Chaque pas s'avérait important, essentiel pour elle. Un jour, elle irait mieux. Mais est-ce que ce « un jour » suffisait à Warren ? Et à tous les autres ayant vu Hachi grandir et s'épanouir au sein du Fief ?

— C'est vrai, dis-je. Il est plutôt doué dans son domaine.

Warren se contenta de hocher la tête et le silence s'étira un moment, sans qu'aucun de nous deux ne juge bon de le détendre, de le saisir et de l'effacer.

Je ne me formaliserai jamais de ça, ne me sentirai jamais gênée de me tenir là avec lui sans avoir besoin de parler. Parfois, il y avait plus de vérités dans un silence que dans des mots. Et même s'il m'arrivait de ne plus savoir comment me comporter avec Warren, l'habitude reprenait les devants. Et alors, tout paraissait être comme avant, aussi familier et idéal. Idyllique, hein ? Plus tant que ça. Je me cramponnai à mes idées arrêtées, à mon sentiment de trahison et je n'arrivais pas à voir plus loin.

— Tu te camoufles derrière nos échecs.

Il n'avait pas tort. C'est ce que je faisais ; avec détermination, ayant trop peur de revivre ça, de m'y confronter. Je fuyais pour mieux me protéger ? Conneries. On se renvoyait la balle, attaquant avant de vouloir panser. Comment bien tourner en rond. Mais quelque part, n'était-ce pas bien plus facile pour moi après tout ? Je ne ressentais pas le lien d'Anchor, alors je pouvais m'en affranchir. Alors que Warren... Mais si ça avait été si dur pour lui, si ce lien détruisait autant qu'il consolidait, comment avait-il fait avec Tori ?

Je me mordis l'intérieur de la bouche. Comme si c'était le moment de m'appesantir là-dessus, de me pencher sur ce nœud inextricable.

Dans quelle mesure pouvions-nous nous détourner de ce qui nous reliait, lien d'Anchor ou pas ? Je pouvais me voiler la face avec Hadar autant que je le voulais, ça ne durerait pas longtemps.

— Je peux t'entendre penser, lâcha Warren, sûrement en avisant ma tronche.

— Vaut mieux pas pour toi, Krig, répliquai-je.

— Tu évoques de jolis noms de fleurs quand tu penses à moi, Cap ?

— T'es vraiment une tête de fleur quand tu t'y mets...

Il éclata de rire, m'entraînant sans difficulté dans son sillage. Parfois je me disais que tout n'était pas perdu et que peut-être, il était simplement question de tout refaire.

* * *

Dans les locaux de la Brigade, il y avait toujours quelqu'un pour courir quelque part : que ce soit dans un couloir, dans un autre bureau ou sur une intervention. Pas de repos pour les braves comme on disait. Ça grouillait de policier et de lycans, les téléphones sonnaient, les rires fusaient et à la machine à café, il y avait forcément un café froid délaissé sur une des tables rondes. Les dossiers s'entassaient sur certains bureaux et dans la salle de réunion, les vitres et les tableaux servaient d'affichage géant. Des temps morts il y en avait et alors tout le monde se retrouvait dans la salle de repos pour une partie de cartes ou pour quelques blagues salaces qui faisaient rire tout le monde. Parfois, une dispute éclatait entre deux collègues, mais ça ne durait jamais bien longtemps. On bossait tous ensemble depuis des lustres maintenant et on connaissait la vie perso des uns et des autres.

— J'me couche, lâcha Natasa, mécontente.

Peyam eut un grand sourire avant de renifler en retroussant le nez.

— Je peux te donner des cours particuliers si tu veux, souffla-t-il d'une voix mielleuse et pleine de sous-entendus.

Je passai derrière lui à ce moment-là et il écopa d'une claque à l'arrière du crâne. Il rentra les épaules et gloussa.

Je ne cessai de faire tourner mon téléphone entre mes doigts, envoyant toutes mes ondes en direction d'Achilles.

La porte de la salle de repos s'ouvrit sur Percy, un des membres de l'équipe médico-légale.

— Tu viens voir un peu les vivants, Perc' ? se moqua Freya.

Je faisais les cent pas sans déranger personne, tous bien trop habitués à me voir tourner en rond, en attente d'une info capitale. Je n'entendis la réponse de Percy que d'une oreille et finalement, ce fut Freya qui rafla la mise de leur petite partie de poker improvisée.

Entre mes doigts, mon téléphone sonna et je décrochai, manquant de peu de laisser l'objet m'échapper.

— Fairfax.

— On les tient, Maze, lâcha la voix entrecoupée d'Achilles.

Il semblait à bout de souffle, comme s'il avait couru. Je fronçai les sourcils, le cœur cognant furieusement contre mes os et ma chair.

— Qui ?

— Le gamin a commis une erreur comme tu t'y attendais et le père n'a pas tardé à pointer le bout de son nez.

Trop beau pour être vrai. L'adrénaline se précipita dans mes veines, me donnant l'impression d'être shooté à la caféine.

— Je serais là dans pas longtemps. Préparez-vous.

Et il raccrocha. Lorsque je me tournai vers mon équipe, ils semblaient déjà suspendus à mes lèvres.

Je trouvai Warren dans la salle de réunion, en train d'observer notre schéma sur les meurtres et les infos sur la secte venue des États-Unis. Concentré, il semblait pensif et rien n'aurait pu venir le déranger, pas quand il avait cette posture et cette expression presque chiffonner, à la manière d'une boulette de papier.

— Achilles arrive, dis-je. Et cette fois, crois-moi, on tient Paul Baldwin.

Son sourire mauvais fit écho au mien et nous rejoignîmes une poignée des miens en bas, pour attendre l'arrivée d'Achilles. J'ignorai s'il mettrait du temps à rentrer ou pas, mais je préférai être sur le pied de guerre en bas plutôt que d'attendre dans mon bureau avec le cerveau chauffé à blanc. Je jetai un coup d'œil à ma montre et n'eut pas le temps de trépigner que plusieurs voitures surgirent devant nos locaux. Achilles jaillit de celle en tête et alla ouvrir la portière à l'arrière pour en extraire Paul Baldwin, menotté. Cette vision me fit un bien fou. Un bien incontrôlable.

J'allais me tourner vers Warren pour lui faire part d'un commentaire, mais il fila à côté de moi et se mit à courir comme un dératé.

Qu'est-ce que...

Je croisai le regard d'Achilles, seul capable en cet instant de rattraper le Krig. Il sembla comprendre. Un hochement de tête et sans attendre, il talonna Warren, laissant Paul Baldwin au soin de Raife qui l'empoigna.

Mon cœur se logea dans ma gorge.

Pour que Warren détale de la sorte, il ne pouvait y avoir qu'une seule raison, cette même raison qui me poussait à le suivre, qui me hurlait d'aller au cabinet du doc.

Ashika.  

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