82 || Evy 🔥

« Si vous regardez longtemps au fond des abysses,

les abysses voient au fond de vous. »

Friedrich Nietzsche.

Une drôle d'odeur. Dérangeante, laissant un goût amer dans la gueule, comme une mauvaise proie dont la chair avait tournée.

Une odeur passée. De mort et de putréfaction. Ma queue battait furieusement l'air, mon arrière-train collé au sol, les oreilles en arrière. La bâtisse se découpait dans la pénombre avec ses pierres et son toit. Calme.

Le bruit des animaux aux alentours, mais aucune vie humaine. Cette odeur me dérangeait. Elle me collait au pelage, alors je roulai pour me frotter et me recouvrir de poussière. Rien à y faire.

La proie n'avait pas menti lorsqu'elle avait donné cette adresse. On ne mentait pas aux portes de la mort. Toutes les vérités jaillissaient, qu'elles soient mauvaises ou bonnes.

On ne mentait pas lorsque la Mort nous tendait ses bras, vorace et si avide.

Je m'ébrouai, j'observai, cherchant à imprimer un détail sur ma rétine. Cherchant à trouver une information. Nous tournions en rond depuis des mois. Faisant un surplace agaçant.

La punition ferait mal. Aucun retour en arrière possible. Quiconque se trouvait derrière le kidnapping du louveteau se verrait souffrir. La chasse serait donnée. Rapide, efficace, mortelle.

J'éternuai à cause de la poussière et me redressai pour trottiner vers la maison. Il était dur de dire si elle avait été habitée ces dernières années, mais le fait qu'elle ne tombe pas en morceaux demeurait un bon indicateur quoi qu'il en soit.

Je fixai les murs de longues minutes, me demandant ce qui nous échappait. Je ne pouvais pas me contenter de ça. De rien. Une chasse ne pouvait pas aboutir à une absence de preuves, de liens. Je suivais une piste et je trouvais ce que je cherchais. Pas de droit à l'erreur. La loi de la nature.

Trouver.

Pister.

Dévorer.

Ou se faire dévorer. Rester le prédateur et non pas la proie. Je ne savais être que ça. Rien d'autre. Je trouvais.

Je trouvais.

Pour Nokomis.

Pour Warren.

Pour le louveteau.

Pour Abel.

Pour la meute et la famille.

— Je n'aime pas l'odeur, grogna Amset, s'avançant à mes côtés, sous sa forme humaine.

Jusqu'à présent, Warren n'avait pas évoqué la présence d'Amset et des autres avec moi. Il ne semblait pas dérangé qu'ils soient tous là et qu'ils aillent et viennent dans le Fief, tout en respectant les règles. Nous étions la Garde de Nokomis et bien que sans elle nous n'ayons plus aucune raison d'être ensemble, nous avions besoin des uns et des autres. Notre histoire commune nous avait façonné de bien des manières, nous rendant dépendants. La présence d'Amset réveillait un vieil instinct en moi, un vieux serment.

Nous sommes la Garde. Nous ne formons qu'une seule et même ombre pour notre princesse.

Mais sans elle, que devions-nous faire ? Errer dans des bois ? Partir en ermite et éviter le monde ? Je ne savais plus.

Je devais retrouver les ennemis.

Je montrai les dents, d'accord avec lui concernant ce maudit effluve dans l'air. Pour autant, je n'arrivai pas à en définir la provenance, ni même l'origine. Autour de nous ? À l'intérieur ? Sous terre ?

Une impasse. Warren allait finir par s'impatienter, doutant de mes capacités à lui servir. Et je n'aimais pas cette idée. Après Nokomis, il ne me restait plus que lui pour m'affûter.

J'étais une arme et je ne devais pas m'émousser.

— Rentrons, souffla Amset.

Je devais me montrer plus efficace.

Il hésita et cela lui fut fatal. Enfin, pas littéralement. Dommage. Le Cadet vola dans les airs avant de retomber au sol dans un bruit sourd. Pas d'os brisé.

Encore dommage.

Je me redressai et replaçai mon bras contre ma poitrine. Les autres se jetèrent un coup d'œil, comprenant enfin que je n'étais pas là pour rire. Avaient-ils tous déjà oublié nos escapades dans les bois ? Devais-je inclure Marcellus dans nos petites sessions ? Une idée comme une autre.

Je me sentais fébrile.

Warren demeurait loin du Fief plus longtemps qu'à son habitude.

Et Abel semblait distant, comme englué dans un souci trop compact pour qu'il puisse s'en sortir. Alors je tournais en rond. L'animal emprisonné par une liberté trop étendue, trop imprévisible.



Le suivant se plaça devant moi. La deuxième fois qu'il en redemandait. Wolfgang suivait Joshua comme son ombre ces derniers jours, passant plus de temps avec le Contingent qu'avec nous. Le garçon essuya le coin de sa bouche et sembla me jauger.

Tous, ils cherchaient mon point faible, le meilleur angle d'attaque. Marcellus m'avait brisé les os à chaque fois qu'il passait ma défense. Il avait réduit mon corps en un amas de douleur et de nerfs.

Une boule de souffrance.

« Tu es une anomalie, lycan. »

J'attaquai et me retins de justesse de ne pas marcher dans les pas de l'ancien Krig. Wolf se releva à l'aide d'une pirouette et m'assaillit de toute part, agacé de perdre face à moi, encore et encore. Il avait la niaque, lui.

Voulait-il se prouver quelque chose ?

Avait-il un but à atteindre ?

Sois plus fort.

Sois plus rude.

Sois plus fourbe.

Attaque. Attaque. ATTAQUE !

Ma main empoigna le t-shirt du lycan devant moi, au sol et ma voix claqua dans les airs, entendus de tous.

— Soyez prêt à faire mal, grondai-je. Soyez prêt à blesser même en étant blessé. Soyez prêt à tuer quand la situation l'exige. Un jour, vous vous retrouverez dans une situation qui exigera un choix : lui ou moi ? Aucun de vous ne doit considérer sa vie comme sienne tant qu'il n'a pas lutté pour survivre. Vivre demande de l'instinct et de la férocité. Vivre demande de la force, même lorsqu'il ne vous en reste aucune. Rampez, rampez comme des misérables s'il le faut, mais n'oubliez jamais de lutter. Qu'on le fasse à quatre pattes ou sur deux jambes le résultat reste le même. Aucun de vous n'est prêt.

— Prêt à quoi ? lança un jeune, sourcils froncés.

— À vivre.

Moi, je vivais depuis longtemps. Et aujourd'hui plus que jamais, j'étais prête à tout. Même à raser le pays s'il le fallait, entraînant le Kaizer et toute sa suite dans sa chute.

Il n'était pas question de bien ou de mal. Ni même d'équilibre. Mais bien d'un vieil instinct.

Le plus vieux de tous.

Quand on faisait du mal aux plus faibles, on n'en payait le prix.

On le payait de sa vie.

* * *

Je posai ma main sur le bras d'Abel. Ma chaleur rencontra la sienne et j'aurais voulu me lover contre lui à la manière d'un chat. Une boule de poils en quête d'attention et d'affection.

Warren ne revenait pas. Et je tournai en rond. Mais Abel restait, lui. Il restait. Là, avec moi. Il ne craignait aucune part de moi, acceptant tout.

Il grogna et ses paupières se soulevèrent, alanguies par un sommeil lourd.

Je n'arrivais pas à dormir.

Je tournai en rond.

Une cage sans barreau. Une cage sans porte.

Abel fronça les sourcils en voyant le sang sur ma joue. Il se redressa et sembla soudain très alerte.

— Evy ?

Je me redressai, quittant la chaleur du lit et la présence d'Abel. Je ne fis que lui tendre la main et il me regarda. Sans aucune hésitation, il me laissa l'entraîner à ma suite, ne posant aucune question.

L'humaine que j'avais été autrefois – ou qui avait été avec moi, je ne savais plus très bien, flottait encore en moi parfois, laissant des traces, comme des stigmates. Je ne savais plus où était le bien, où se situait le mal.

Un animal devait-il se soucier de ça ?

J'emmenai Abel dans ce lieu bien particulier du Fief où le Mal se trouvait, où le sang coulait et où les hurlements résonnaient.

Un gouffre de torture sans fond, sans limites. Juste celles que s'imposait le bourreau.

J'étais l'animal.

La bête humaine.

L'instrument de l'accomplissement de Ren. Aucune limite.

Pas de barreaux ni de porte.

Juste ma folie et moi.

L'animal.

Et Abel.

Il regarda l'homme recroquevillé sur lui-même. Il observa cette chétive créature gémir.

J'avais trouvé.

Ce que je voulais.

Ce que je cherchais.

L'homme de Gabin. Celui qui avait permis à des hommes de s'introduire et de faire du mal au louveteau. Encore.

— Il sait, soufflai-je d'une voix rauque. Il sait.

Abel ne bougeait plus. Il respirait à peine. À quel moment comprendrait-il que je n'étais qu'un animal ? À quel moment choisirait-il de partir et de me laisser derrière lui ?

Je le redoutais.

Je craignais que son regard ne change.

Une peur.

Humaine ou animale ?

Un animal solitaire ne survivait pas.

Je ne survivrai pas.

Les doigts d'Abel s'attardèrent sur ma joue avant qu'il ne s'écarte et qu'il ne commence à faire hurler notre proie à son tour.

La nôtre.

La nôtre.

Il respirait vite. Et fort. Torse nu, sa peau luisait et ses yeux étincelaient de la même manière qu'une nuit étoilée.

Son poing, fermé autour du manche d'une lame, ne semblait vouloir se décrisper. Il haletait presque. Alors seulement, au bout de longues, trop longues minutes, il se tourna vers moi et leva son bras. La lame ensanglantée vint reposer contre mes lèvres, étalant du sang, l'insinuant jusque dans ma bouche.

L'air puait la peur et l'accomplissement.

La proie ne bougeait plus. Elle ne respirait plus.

— Evy.

Le son s'étrangla dans la gorge d'Abel et la lame tomba au sol. Sa langue remplit ma bouche et mes jambes s'enroulèrent autour de ses hanches. Bientôt, il fut en moi, entier, me pilonnant d'une force animale, habitée d'un désir indomptable.

Je le griffai, je le fis saigner, je m'imprégnai.

De lui.

De sa chair.

De son sang.

De son animal, tapi au creux de ses yeux.

Chaque coup nous liait.

Chaque regard nous condamnait.

Lui et moi.

Il ne pouvait rien y avoir d'autre. Plus maintenant. Plus jamais.

Plus jamais.

Même adresse.

Un contact à l'extérieur. Les lycans amenés pour remplacer notre effectif curieux de certains détails. Ils avaient posé des questions. Pas des lycans d'Arkan. Mais des lycans trop zélés quand même. Curieux.

Sur les heures des tournées. Sur les effectifs présents à tout moment. Des détails propres à chaque Fief.

Des informations vendues. De l'argent.

Aucun nom. Juste « Lui » ou « Il ».

Et encore une fois, nous nous retrouvions devant cette bâtisse. Mais cette fois, j'avais laissé le côté animal pour réfléchir plus humainement. Je sortis le papier de ma poche et le tendis à Abel. Il le prit et en parcourut les quelques lignes.

— Cette propriété appartient à un lycan, dis-je.

Je m'avançai et repoussai la porte. Amset était venu pour moi plus tôt dans la soirée, pendant que nous tuions un humain avec Abel. Je sentis la présence de mon lycan dans mon dos, me suivant dans les étroits escaliers.

L'odeur. Là. Elle venait de là. De cette pièce.

Des chaînes au mur, au sol. Un grand tonneau et des bidons remplis d'acide sulfurique.

La mort rôdait dans l'air.

Des lycans comme le louveteau ?

Aucun corps, et pourtant, ça puait.

Ça puait et cette odeur me comblait de joie ; j'étais à la limite de l'euphorie.

J'allais bientôt permettre à Ren de se venger.

Bientôt. 

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