73 || Maze

« Le courage ne crie pas toujours. Parfois, il est la petite voix qui te chuchote à la fin de la journée : j'essayerai encore demain. »

Emily Dickinson

On avait beau s'y préparer toute sa vie, toute sa carrière, parfois l'horreur arrivait encore à s'immiscer en vous de la manière la plus insidieuse possible. Elle plongeait dans vos veines pour les gorger jusqu'à en déborder. Et irrémédiablement, ça me ramenait à mes années les plus noires ; cette période de ma vie enfermée à double tour. Personne ne saurait jamais. Pas même Warren.

Nous portions tous un monstre en nous, parfois il était plus effrayant que les autres, parfois, il se mêlait plus facilement au reste du monde. Ceux qui avaient fait ça n'entraient dans aucune catégorie. Parce que c'était de la barbarie, une façon terrible de mettre fin à la vie de quelqu'un.

Prendre la vie d'une personne vous vidait de votre essence, cet acte vous privait de toute trace d'humanité, si tant est que vous en ayez un minimum.

Le premier corps se trouvait à plusieurs mètres de la cabane et comme indiqué, il avait été trainé sur plusieurs kilomètres, arrachant des lambeaux de peaux et ravageant le visage de la femme. La balle y avait contribué aussi et comme les autres victimes dénombrées, une partie de son faciès avait éclaté sous l'impact. Nue, elle devait avoir un peu plus de trente ans. Son corps présentait de nombreux hématomes, mais à ce stade, comment savoir d'où ils provenaient ? Seul le doc pourrait nous éclairer là-dessus en nous disant si c'était post mortem ou non. Je préférais ne rien parier à ce sujet. Pas encore.

Warren se trouvait déjà vers la fillette humaine, elle aussi victime du jeu sadique des meurtriers. Il ne restait rien de son visage, ne permettant pas une authentification rapide. J'espérai que ses dents nous en apprendraient plus ou que peut-être elle se trouvait dans le fichier des personnes disparues. Son corps témoignait clairement de sa croissance, prouvait qu'il s'agissait non pas d'une femme, mais d'une enfant. Là aussi de nombreuses contusions et des hématomes disséminés de ses pieds jusqu'à son cou. Des marques équivoques assombrissaient l'intérieur de ses cuisses et je m'accroupis à côté de Warren.

— Vous avez un profil ? souffla-t-il.

— Un début, répondit Hadar se tenant de l'autre côté du corps, toujours debout. On pense qu'il y a une personnalité dominante à la tête d'un groupe réduit. Il est celui qui prend les décisions et incite les autres à agir comme il le veut.

— Un nouveau Charles Manson ? grommela Warren.

Je n'aimais pas franchement l'idée, mais c'est ce qui semblait être pourtant. Nous n'avions pas les moyens de gérer ça. Je n'avais pas la force mentale pour m'occuper de malades en puissance dévastant des vies sur leur passage et y prenant un plaisir plus que malsain.

— Avec les années, le degré de violence s'accroit un peu plus à chaque fois, dis-je. Il y a une période de latence qui peut durer presque une moitié de décennie et alors la façon de tuer semble changer tout en gardant certaines similitudes nous permettant d'y voir un certain modus operandi.

Warren se releva et jeta un coup d'œil à la cabane perdu dans le paysage, offrant un contraste saisissant entre cette scène de violence et la tranquillité de l'environnement. Aucun chant d'oiseaux, rien que le vent et l'odeur charriée, me prenant à la gorge et me donnant envie de gerber. Mais il y avait bien longtemps que mon esprit était plus fort que mon corps. Tout n'était-il pas alors une question de volonté ?

Nous nous dirigeâmes tous à l'intérieur de la petite cabane qui ne payait pas de mine et je fus surprise par l'absence d'odeur. Les deux lycans se trouvaient ici, entravés, dans une position exposant tout de leur anatomie la plus intime. Là encore, des femmes, dont celle d'une vingtaine d'années. Son visage ne portait aucune marque ; le ventre avait été visé, laissant le même trou béant qu'un fusil à pompe. Une nouvelle arme à ajouter au palmarès ?

Cheveux courts et visage très doux, la jeune femme gardait les yeux ouverts. Vitreux, ils témoignaient de son trépas. Aucune trace d'horreur gravée sur ses traits fins. Elle semblait être morte paisiblement. Dos appuyé contre le mur, avait-elle été placée là à dessein ?

L'autre Terra présentait ses fesses en une position de soumission qui rappelait certaines pratiques sados masochistes. Comme si nous avions besoin de ça. Raife se tenait vers le corps, son nez se retroussant en même temps qu'elle semblait chercher des odeurs. Avec son odorat de lycan, elle le pouvait sans mal. Concentrée comme elle l'était, elle ne fit pas forcément attention à nous.

— Les deux ont été violées, dit Hadar. Un examen sera nécessaire, mais les marques et les traces de sperme laissent peu de doutes.

— Des indices ? m'enquis-je.

— Des empreintes un peu partout dans la cabane et de nombreux mégots, mais je pense que ça ne donnera rien.

Nous ne risquions pas de les trouver dans nos fichiers, voilà ce que ça signifiait.

— Des pistes olfactives ?

Raife se redressa et essuya ses paumes sur son jean.

— Une sorte d'empreinte ténue, répondit-elle, mais je ne suis pas une experte en la matière.

— Je m'en occupe.

Warren s'arrêta devant la jeune femme d'une vingtaine d'années. Il s'agenouilla et ferma les yeux, inspirant profondément. Il n'était pas un traqueur né, mais son expérience le valait bien.

Je croisai le regard d'Hadar, dans un coin de la pièce. Expression fermée, son regard le dévoilait un peu plus. J'aurais aimé lui sourire, mais dans cette situation, j'en étais bien incapable. Alors je me contentai de le fixer à mon tour quelques longues minutes avant que Warren ne revienne parmi nous.

— Il y a beaucoup d'odeurs ici, souffla-t-il, sourcils froncés. Je suis capable d'écarter celles de ces jeunes femmes, mais les autres restent trop diffuses.

— Ça voudrait dire qu'ils n'ont pas passés beaucoup de temps ici ? demandai-je.

— Où qu'ils sont partis depuis trop longtemps.

Combien de temps ces filles étaient restées ici ? Vivantes ou mortes, qu'est-ce que ça changeait à ce stade ? Le fait est qu'une fois encore, nous n'avions pas grand-chose pour faire avancer l'enquête. Nous faisions du surplace pendant que les corps s'entassaient sous nos yeux. Je détestais ça. Je détestais qu'on nous nargue avec autant de facilité.

— Qu'on emporte les corps, ordonnai-je. On boucle la zone. Pas la peine de chercher dans les alentours, je présume ?

Je regardai Warren qui secoua la tête en signe de dénégation. Au moins ça nous permettrait de ne pas perdre notre temps.

— Et qu'on trouve les identités des deux victimes à l'extérieur sans quoi la presse se fera un plaisir de nous aligner sur notre incompétence.

— Tu vas faire une déclaration ? s'enquit Raife.

— Nous avons pas moins de six meurtres sur les bras ; il est temps que tout le monde soit au courant.

* * *

Je me massai les tempes, non contente de ce petit instant de pause. Il n'était pas loin de trois heures du matin et aucun d'entre nous n'avait quitté les bureaux de la Brigade, trop concentrée sur l'affaire en cours et les homicides nous tombant sur les bras.

Les sachets et boites de bouffe avaient été repoussés sur un coin de la table, dégageant encore des effluves de notre repas consommé il y a plusieurs heures de ça. Parler de meurtres en regardant des photos des scènes de crime ne nous coupait que très rarement l'appétit. Demain à neuf heures il y aurait un communiqué de presse pour expliquer la situation au pays, d'ici là, j'espérai avoir un peu plus d'informations à offrir, parce que pour l'instant, nous en étions loin.

Toute la partie vitrée de la pièce était recouverte de photos et d'une carte des États-Unis, là où tout avait commencé. Le fait que ces meurtres soient arrivés jusqu'à nous ne présageait rien de bon, mais nous poussait aussi à devoir nous interroger. Pourquoi un changement aussi conséquent ?

Warren se tenait devant les clichés des premiers meurtres, remontant à plusieurs décennies. Le premier avait été particulièrement brouillon, un peu comme la toute première fois d'un chasseur. Des erreurs monstrueuses avaient été commises, mais faute de moyens à l'époque, aucun indice n'avait pu être correctement prélevé et présenté à une cour. Ce qui avait un côté rageant, qu'on se le dise. Depuis les progrès n'avaient cessé de croitre à tel point que nous pouvions retrouver des coupables des années après un crime et les punir pour ça. Nous réduisions du même coup le fait d'enfermer des innocents, ce qui arrivait encore très fréquemment.

Mon esprit partait dans tous les sens à cause de la fatigue qui se faisait cruellement ressentir. Un lit d'appoint m'attendait dans mon bureau pour ce genre de situation, lorsque rentré chez ne constituait qu'une perte de temps monstrueuse. Je ne savais pas trop ce que Warren cherchait à fixer toutes ces photos, mais il semblait concentré, les mains dans le dos, dans une position très sérieuse, militaire même. Il arracha alors plusieurs clichés et revint vers la table. Il les déposa devant lui et se pencha, sourcils froncés. Je délaissai mon carnet pour me redresser, curieuse de savoir ce qu'il venait de comprendre et qui nous avait donc échappé.

— Il y a des similitudes très marquées, dit-il alors en tapotant une image d'une des victimes aux États-Unis.

Je décollai mes fesses de ma chaise pour me retrouver à côté de lui, épaules contre épaules. Concentrée comme je l'étais, rien ne pouvait venir me perturber, surtout pas lui et ses déclarations.

— Ce n'est pas aussi barbare que ce qu'on a vu aujourd'hui, continua-t-il. Comme si c'était plus–

— Maitrisé, le coupai-je, tout à fait d'accord.

Il hocha la tête et se tapota le menton, en pleine réflexion.

— Il y a eu comme un changement entre ces fois-là et ce que nous avons récupéré ici. Cette fois, c'est plus violent, plus expressif, même. Ils se déchainent. Pourquoi ?

Nous observâmes les scènes de crime, les victimes. Je passai d'une photo à une autre. Cherchai des détails qui me seraient passés sous le nez jusque-là.

Qu'est-ce qui avait changé ?

— On peut penser qu'une partie est venue ici, dis-je, réfléchissant en même temps que je parlais. Que cette nouvelle famille à la Charles Manson s'est séparée pour...

— Former deux groupes ? dit Warren. Ils sont plusieurs à avoir débarqué chez nous et ils ont commencé à tuer. Plus de violence, moins de retenue et de sécurité. Ils passent d'une victime à une autre rapidement et tuent pour le plaisir. Ce n'est pas brouillon, mais ce n'est pas aussi bien orchestré que ce qui se passe aux États-Unis. Là-bas, ils semblent suivre un schéma précis qui leur impose tant de victimes à l'année. Moins de risque de se faire attraper, en revanche on repassera pour le fait d'alerter les autorités.

Alors quoi ? Ceux venus ici s'étaient affranchis des règles du groupe, créant les leurs ?

— Tous ces meurtres s'étalent sur pas moins d'un demi-siècle, preuve qu'il y a plus d'un tueur et que le flambeau passe de main en main. Une secte avec un gourou à sa tête ? Plus que probable. Mais tout le monde sait qu'il est compliqué de garder une cohésion stable dans un groupe qui réunit différentes personnalités, expliqua Warren. Et s'il y avait eu une forte tête voulant agir à sa façon ?

— Il n'aurait pas été capable de renverser la tendance et de prendre la tête de la famille, dis-je.

— Il aurait donc choisi de partir, réussissant à convaincre certaines personnes de le suivre. Les plus instables ? Les plus influençables ?

— Des moutons, hochai-je la tête de concert.

L'adrénaline grimpa parce que j'étais persuadée que nous tenions quelque chose, si ténu que ce soit.

— Ce genre de personnes ont un passé équivoque ; rejet de la société, à la marge, solitaire, ils peuvent même avoir un casier pour des petits larcins, souvent du voyeurisme sans conséquence.

Mes neurones se connectèrent les uns aux autres et je claquai des doigts.

— Il nous faut revoir la liste des loups en provenance des États-Unis fraîchement débarqués en Australie ces derniers mois et chercher ceux avec un casier.

Warren sourit :

— Préviens l'équipe du Delaware que nous allons avoir besoin d'eux quitte à les réveiller.

Branle-bas de combat avant l'aube. J'envoyais Hadar récupérer les listes des différentes compagnies à vitesse grand V et contactai le BFIS dans la foulée. La réponse ne tarda pas à venir et Joaquim me prévint que ça prendrait moins d'une heure pour faire venir tout le monde au bureau et lancer la visioconférence.

J'étais extatique, contente de me dire que nous tenions un truc, enfin. Ce n'était pas notre genre de laisser des tueurs courir dans la nature. Si ça continuait, le Kaizer lui-même viendrait nous secouer ou alors il enverrait ses Godar. Pas très réjouissant comme programme.

Même avec ce regain d'énergie, j'avais besoin d'un café. Manque de pot je dus descendre pour me retrouver dans la machine distribuant un jus insipide au possible. J'y glissai une pièce et attendis que le gobelet tombe et qu'il se remplisse, mains dans les poches. Je bâillai et me balançai d'un pied sur l'autre pour ne pas craindre de m'endormir debout. Je devais avoir une gueule à réveiller les morts, au moins.

Je ne bronchai pas lorsque Warren surgit dans la petite salle, téléphone en main, qu'il n'arrêtait pas de faire tourner entre ses doigts. Il avait dû appeler chez lui pour prendre des nouvelles d'Hachi, n'étant pas rentré de la journée.

— T'en veux un ? grommelai-je.

— Autant boire du détergent, mais ouais.

J'attrapai une autre pièce dans ma poche. Je récupérai mon gobelet fumant et laissai Warren choisir, me décalant vers une table haute, sans aucun tabouret. Je touillai mon café faisant rouler mes épaules pour me détendre un peu. Il me rejoignit, se plaçant en face de moi.

— Comment va la gamine ? m'enquis-je.

Il grimaça et se frotta les cheveux, me paraissant très fatigué soudain. Je me demandais comment il arrivait à tenir, comment il arrivait à sourire malgré tout ça.

— Elle se souvient de certaines choses, avoua-t-il après un silence.

— C'est une bonne chose, non ? C'est ce qu'il faut, même si...

Même si ça risquait de faire mal, très mal, même. À elle, à Warren, à tout son entourage.

— Parfois je me dis que je préfèrerais qu'elle reste dans l'ignorance. Qu'elle ne cherche pas à se rappeler. Son travail avec le doc l'aide énormément et elle va mieux, mais sa tête est remplie de peur et j'en viens à ne pas vouloir dormir pour ne pas être réveillé par ses hurlements. J'aimerais qu'on lui enlève tout ça de la tête, que par je ne sais quel procédé, tout ça soit derrière nous.

Il but une gorgée et grimaça. Ouais, c'était dégueulasse.

— Elle a craqué avec Abel, continua-t-il. Il y a dû y avoir un déclencheur parce que des mots lui sont revenus. Plus que des impressions ou des images. Et grâce à ça, nous avons enfin une piste, Maze.

Mon cœur se mit à battre plus vite, plus férocement.

Une piste ? En plus de l'homme ramené par sa folle de sœur ?

— Dis-moi, dis-je, à bout de souffle.

Voulais-je l'entendre ?

Voulais-je savoir ?

Non.

Oui.

Peut-être.

Bon sang !

— C'est quelqu'un qu'elle connait. Que je connais. Il a dit « petite Hachi ». Il lui a dit « petite Hachi » alors qu'elle avait été violée et tabassée. C'est quelqu'un qu'on connait, Maze.

Petite Hachi.

Plus qu'une connaissance.

Un proche. Quelqu'un l'ayant pris dans ses bras, embrasser.

Quelqu'un de proche.

Quelqu'un de...

Hadar apparut dans l'encadrement de la porte, coupant court à ma panique, à ma colère. À ma haine brute.

— Ils nous attendent, dit-il en parlant de Joaquim et des autres.

J'étais figée et bientôt, je me rappelais qu'il fallait que je respire. Ce que je fis. Une grande goulée.

— Allons-y.

Pour l'instant, il fallait que je me concentre sur ces monstres plutôt que sur celui qui avait ruiné la vie de notre Hachi. Je le devais, sinon, sinon, j'allais...

Warren saisit mon coude lorsque je passai devant lui et son pouce le caressa. Un geste de réconfort. Un geste de soutien. Je déglutis difficilement, consciente qu'il suffisait de peu pour que je me presse contre lui.

Il dut le sentir, car il me relâcha. Nous retournâmes à l'étage pour plonger dans une autre forme d'horreur.

Nous nous occuperions d'Hachi après. Oui, juste après. 

* * *

Une enquête pas très reluisante, je vous l'accorde, mais autant se consacrer un peu au quotidien de la Brigade ☺️

Et sinon comment se passe votre deconfinement ? Pour ma part vu que nous sommes en zone rouge, pas de reprise d'élève et donc j'attend de voir, mais à priori ce serait début juin !

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