69 || Ashika
« Il est préférable d'affronter une fois dans sa vie un danger que l'on craint
que de vivre dans le soin éternel de l'éviter. »
Marquis de Sade
Je ne contrôlai plus mon souffle et ma poitrine me brûlait. La sensation aurait été la même si on avait apposé un fer chaud contre mon épiderme. La sueur se mélangeait à mes larmes et je sentais que la crise de panique n'était pas loin. Pourtant, je ne m'arrêtais pas, courant si vite, puisant dans mes dernières réserves que c'en était presque dangereux. Et je continuais à courir, des images se superposant dans ma psyché, offrant un étrange contraste avec la réalité.
Il s'agissait d'une autre forêt, avec des chiens aboyant, qui me talonnait de trop près. Je pouvais sentir leur haleine putride contre mes mollets, je pouvais humer le goût de la peur. Le rêve que j'avais fait cette nuit avait été bien trop prégnant pour n'être qu'un songe. Alors je m'étais levée, j'avais enfilé mes affaires de sport et j'avais détalé, poursuivi par des souvenirs épars. Tout avait été réveillé par l'exercice pourtant simple de l'escalade. Mais une fois seule dans ma chambre, j'avais senti que ça n'allait pas, j'avais senti ma jambe me piquer et j'avais gratté, gratté et encore gratté. Jusqu'au sang ! Jusqu'à avoir envie de vomir.
Depuis, je courrai. Trop vite, trop fort. Pas la bonne façon. Mais c'était comme si mes jambes ne voulaient plus s'arrêter, comme si j'étais physiquement incapable de me stopper et de regarder mes démons droit dans les yeux.
Je n'avais pas réveillé papa. Je n'étais pas allé voir Abel, ni tante Evy. Je ne m'étais pas glissée dans le dortoir des recrues pour m'allonger contre Joshua. Non, j'avais préféré m'enfoncer dans la forêt, ne quittant pas le sentier, sentant Calder sous sa forme de lycan non loin de moi, s'attendant à ce que je m'effondre ?
Ma tête pulsait au rythme effréné de mes pas et mon cœur résonnait plus fort encore que les tambours de la Moria ! Ma vue se brouilla un instant, me renvoyant dans cette autre forêt.
Et je me souvenais ce que j'avais alors pensé.
On dit que dans la mort, il y a un dernier sursaut.
On dit que lorsqu'on lutte pour vivre, il y a de la ténacité.
Je ne trouvais rien de tel chez moi. Juste des cauchemars, des rires et des mains partout, qui tentaient de m'attraper, de me saisir. De me faire du mal. Alors je hurlais. Dans ma tête. Je lacérais des ennemis invisibles, trop loin de moi pour m'atteindre, ayant réussi à apposer leur marque sur mon âme.
Sur mon corps.
Les larmes dévalèrent mes joues et je me souvins des paroles du docteur Pratt. Quand ça venait, je devais laisser monter, m'accrocher aux sensations pour pouvoir les lui décrire.
Mais là tout de suite, je n'en avais pas envie.
Là tout de suite, je voulais pousser mon corps jusque dans ses retranchements et sentir la douleur de l'effort. Celle-là même que je connaissais.
Une douleur qui viendrait de moi et pas des autres.
Je voulais avoir mal parce que je l'avais décidé.
Moi et moi seule. Pas les autres. Pas le monde. Pas les monstres.
Un haut-le-cœur me secoua de la tête aux pieds et je m'arrêtai trop abruptement. Un flot de vomi jaillit, me pliant en deux, soulevant mon estomac. Ce dernier se vida et ça se termina en remontée acide, une bile colorée et brûlante dans mon gosier. Je serrai mes bras autour de moi et reniflai.
C'était un jour sans. C'est tout.
Un jour sans.
Un jour sans.
Un jour sans.
Je reçus un petit coup contre la cuisse et baissai les yeux sur le lycan de Calder, cherchant à me réconforter.
— C-c'est r-r-rien, dis-je difficilement.
Tout finissait par passer.
Il y avait des jours avec et des jours sans. J'avais vécu un traumatisme et si j'aimais parfois faire comme si ça ne comptait pas, il se rappelait à moi.
Et il me terrassait à chaque fois. Il me foutait à terre pour mieux me tabasser. Pour mieux me faire comprendre que lutter était vain.
Le lycan couina et émit quelques bruits étranges avec sa gueule, me poussant, me mordillant, fourrant sa truffe contre une bande de peau. Bientôt, j'entendis des branches craquer et des pupilles illuminèrent l'obscurité autour de moi. Çà et là des lycans de la meute qui venait contre moi, qui cherchait à me cajoler, à me réconforter. Ils se mirent à hurler autour de moi et mon propre animal eut terriblement envie de chanter avec eux.
Je réussis à essuyer mes larmes et à en tarir le flot. Mes doigts profondément camouflés dans le pelage de Calder, je repris la direction de la maison. Malgré la nuit qui se voulait presque d'encre, mes yeux parvenaient sans aucun mal à voir ce qui ne pouvait être perçu pour un simple humain. Et puis je connaissais chaque recoin du Fief comme ma poche, ayant passée toute ma vie ici.
Au niveau du porche, papa semblait m'attendre, un pantalon en lin pour seul vêtement et la mine soucieuse ainsi que fatiguée. Sa barbe de quelques jours faisait un peu fouillis, preuve qu'il avait dû être sorti du lit il y a peu. Sûrement le chant de la meute. Bras croisés sur son torse, il se tenait droit, de cette même façon particulière que Todd. Un maintien acquis par la force de l'habitude, imposant tout de suite un respect silencieux sans espoir aucun de bravade. Rares étaient les fois où j'avais tenu tête à papa, bien que la dernière soit gravée dans le marbre, pour lui ainsi que pour moi.
Ses deux orbes étincelants passèrent mon corps en revue et s'arrêtèrent sur ma jambe. J'avais conscience de sentir le vomi, ainsi qu'une fragrance plus légère d'hémoglobine, mais ça ne sembla pas le rebuter outre mesure. Il me tendit simplement sa main et me tira à l'intérieur. Dans la cuisine, il attrapa deux tasses et versa du lait dans une casserole pour le réchauffer sur le feu. En attendant, il nous versa du chocolat en poudre et j'attrapai les deux petites cuillères.
Papa transvasa le lait dans les mugs et il se dirigea dans le salon, où je l'y suivis. Il s'installa sur le canapé, son dos contre l'accoudoir, attendant que je vienne prendre place à ses côtés. Il était encore plus tard que tôt, je le sentais, le voyais surtout à l'absence de couleur dans le ciel obscur.
— Tu ne m'as pas dit comment ça s'était passé ; l'entraînement avec Abel, précisa-t-il.
Je glissai nos cuillères dans le lait et touillai jusqu'à ce que ce dernier prenne une couleur plus sombre.
— Difficile, avouai-je. Avec Todd, c'était plus facile, ce qui n'a pas vraiment de sens, hein ?
Je réussis à sourire, le cœur ne s'y mêlant pas trop cependant.
— Avec Todd, tu es toute seule et tu ne te compares pas aux autres. Parce que c'est ça, n'est-ce pas ?
Que papa ait compris si vite ne me surprenait pas. Peut-être même qu'il avait eu le temps d'en parler avec Abel. Je m'étais monté le bourrichon, voulant prouver aux autres que je pouvais faire aussi bien qu'eux, si ce n'est même plus.
Je fixai mes doigts enroulés autour de la tasse et exhalai un long soupir défaitiste.
Je me sentais triste aujourd'hui et n'arrivais pas à me dépêtrer de cette impression.
— Je sais de quoi je suis capable. Enfin, de quoi j'étais capable. Mon corps n'a pas vraiment changé, mais mon esprit oui et ça modifie tout.
— Seulement la perception que tu as de tes capacités. Et surtout ça influe sur ta confiance. Plus tu auras des doutes et moins tu réussiras.
Je bus une grande gorgée, trouvant du réconfort dans ce chocolat chaud préparé au milieu de la nuit. Papa parla beaucoup, bien plus que moi en fait. Je crois que je finis même par m'endormir contre lui, bien après que nos tasses aient été vidées.
Des arbres autour de moi. Une nuée d'oiseaux s'envolant soudainement, comme s'ils avaient senti qu'il fallait quitter la terre à cause d'un danger naturel.
Un tremblement de terre ?
Au loin, l'alarme du Fief retentit. Plusieurs fois. Bien au-delà du protocole mis en place. Je tournai sur moi-même, ne reconnaissant pas ces arbres, ni même l'odeur de pins. Je me sentais étrangère, comme une lycan sur un territoire ennemi.
Mon cœur se mit à battre bien plus vite et plus fort, son écho résonnant dans mes os. Bien plus loin encore, des lycans entamèrent un chant.
Je ne le reconnus pas. Et je ne ressentis rien en moi. Où était ma lycan ?
Des chiens aboyèrent, le bruit venait de partout et de nulle part à la fois. Ma bouche s'assécha et des coups de feu éclatèrent, vrillant mes tympans, injectant de l'adrénaline directement dans mon cœur, pour le faire galoper encore plus vite, si c'était possible.
La peur s'insinua en moi, refermant ses crocs sur moi en même temps qu'une poigne puissante se refermait sur ma cheville. Je baissai les yeux.
Et chutai.
Mon hurlement fit éclater le décor autour de moi. Le néant. Je fermai les yeux, trop peur de la chute.
Une forte odeur d'ammoniac me prit au nez.
— Petite Hachi.
Des rires. Une douleur atroce à la cheville. Et une chaîne. Là, une fenêtre dans un sous-sol où s'entassaient des meubles vide. Un plancher qui grinçait au-dessus de ma tête.
Des présences.
Une voix. Des doigts sur mon front.
Raphael se pencha sur moi, un sourire un peu grimaçant aux lèvres.
— Yona ?
Je secouai la tête.
Non, non, je n'étais pas... je n'étais plus... ?
— HACHI !
Je me retrouvai de nouveau dans une fête foraine. Beaucoup d'enfants. Des ballons de baudruche qui voletaient dans les airs, abandonnés.
— HACHI !
Je cherchai qui m'appelait. Mais il y avait trop de monde. Une petite fille en robe à fleurs passa à côté de moi en courant et fut soulevée en l'air par Raphael qui la fit tournoyer.
— Elle est magnifique, tu ne trouves pas ?
Lilibeth s'arrêta à mon niveau, une main sur son ventre arrondi.
— C'est... Harper ? soufflai-je.
Lilibeth éclata de rire. Je me tournai de nouveau. Cette fois, c'était Joshua. Il tenait un bébé entre ses bras et une femme avait sa main posée sur son coude, un sourire tendre aux lèvres. Joshua tourna ses lèvres vers elle et ils s'embrassèrent.
— O... où est Raphael ?
Les cris reprirent de plus belle.
— HACHI ! HACHI !
Une main s'abattit sur mon épaule et me força à me retourner. Wolf avait les yeux fous, le visage strié de larmes et il saignait de la poitrine.
— Ils sont là. Ils... sont... là !
Il me repoussa violemment et je tombai par terre, m'égratignant les paumes. Je les vis alors. Des ombres, courant droit sur moi, n'ayant aucun visage, aucune identité.
Petite Hachi. Petite Hachi.
— Je t'en prie, Ashika, cache toi.
Wolf ne fut plus là et de nouveau, je me retrouvai dans les bois. Quand je voulus me redresser, l'herbe devint un instant un sol de béton, me ramenant dans le sous-sol. Et ils furent sur moi. J'échappai à une main et détalai sans me retourner. Je hurlai à pleins poumons.
— PAPA ! PAPAAA ! ABEL !
Des lycans me répondirent, bien trop éloignés. Je freinai des quatre fers en me retrouvant devant une immense paroi escarpée.
Je fixai mes mains moites, n'ayant pas de talc cette fois.
— Il faut que tu le fasses, louveteau.
Tante Evy fut là, juste à mes côtés. Elle leva la tête pour observer le sommet.
— J'ai peur.
— Un lycan n'a peur de rien.
Je les vis, Joshua, Hasna, Wolf, Loki et même Magnus. Ils grimpaient avec une aisance incroyable ! Je n'étais pas capable de... je ne pourrais jamais...
— Vas-y petite Hachi, ce n'est pas contre toi, tu le sais bien...
Je fis volte-face.
Le sous-sol. Et là, une fille au sol. Nue. Ses vêtements lui avaient été arrachés de force. Son visage, en sang, ne laissait presque plus rien paraître de ses traits. Qui était-elle ? Son corps semblait brisé d'avoir été roué de coups.
Qui était-elle ?
Je m'approchai, incertaine, les mains tremblantes.
Son souffle, sifflant, semblait la faire souffrir. Elle luttait.
Pour vivre ?
Pour exister ?
Qui... qui était-elle ?
— Ne regarde pas, Yona.
Raphael. Sa main dans la mienne.
— Pourquoi ?
Je ne détournai pas mon regard de la jeune fille.
— Elle est en train de mourir ?
— S'il te plaît, ne regarde pas.
Je secouai la tête et m'écartai de Raphael. Il était mort. Pas elle, pas encore. Je pouvais, non, je devais faire quelque chose pour l'aider.
Des pas dans l'escalier.
Ne regarde pas. Ne regarde pas. NE REGARDE PAS !
— Hey...
La voix de Joshua, dans mon dos. Je me tournai vers lui. Il me tendait sa main.
— Tu ne veux pas rentrer à la maison ?
— C'est où ?
Il fronça les sourcils.
— Chez nous, avec Raphael et Lili.
— Il est mort. Et Lili est partie.
— Qu'est-ce que tu racontes, Yona ?
— Je ne suis pas Yona. Je suis–
Je me figeai.
— Ce n'était pas contre toi, tu sais. En fait, tu es innocente dans tout ça, ma petite Hachi.
Des bulles dans ma gorge.
Des bulles dans ma bouche.
— Ce sont les gens qui t'aiment qui savent qui tu es, Hachi. Seulement eux.
La forme floue berça la jeune femme au sol, déposant un baiser sur sa tempe.
Petite Hachi.
Petite Hachi.
Hachi.
Pas Yona. Pas Ashika.
Hachi.
Ha... chi...
* * *
Je fixai le sommet, les sourcils froncés, le cœur encore un peu dans la gorge. Je n'avais plus le goût du vomi dans la bouche, pas après m'être brossée les dents un nombre incalculable de fois. Paumes moites, je n'arrêtai pas de les frotter contre mon jogging. À chaque fois que je faisais un pas, je me figeai pour mieux reculer.
Je n'étais pas sûre de moi.
Je doutais, la tête remplie du cauchemar que j'avais fait. Et il y avait cette foutue idée fixe qui ne me lâchait plus, qui m'empoisonnait l'esprit.
Je reculai de nouveau, cette fois pour heurter quelqu'un derrière moi.
Abel. Trop submergée par mes propres pensées, je ne l'avais pas senti arriver. Erreur de débutant.
— On n'est pas obligés de faire ça aujourd'hui, dit-il, la mine soucieuse.
Tout le monde devait savoir pour ma nuit plus qu'agitée.
— Je veux le faire. S'il te plaît.
S'il te plaît. Ne regarde pas.
Abel hocha la tête et comme la veille, m'assura. Je plongeai mes mains dans la poudre blanche et claquai mes paumes entre elles pour y décharger l'excédent. Et comme hier, je commençai à grimper. Une prise après l'autre, un souffle après un autre.
Plus je grimpai et plus les murmures de mon cauchemar prirent de l'ampleur. Ils tournoyaient autour de moi, formant un spectre, une bulle me coupant d'Abel, en contrebas.
Mon pied dérapa et la sueur coula dans mes yeux. Je me crispai.
— Hachi ?
Écho lointain d'une nuit qui précède un jour sombre.
— Ne regarde pas.
Je redressai mon buste et me projetai en avant, cherchant à atteindre la prochaine prise. Je plongeai ma main dans le talc, mais sous la force de mon geste, la poche se décrocha et chuta plus bas.
Mon souffle devint erratique, fuyant.
— Ashika, tu–
Une vive douleur, quoique rapide, traversa ma main et je ramenai cette dernière dans mon giron. Je sentis alors que je n'y arriverais pas.
Pas comme ça. Non, pas de cette manière.
Ne regarde pas. Ne regarde pas.
NE
REGARDE
PAS !
J'éclatai en sanglots, en équilibre précaire, trop loin du sol. Je sentis la corde se tendre, Abel prenant tout mon poids via sa position, se chargeant de me faire redescendre. Lentement, précautionneusement, par à-coups réguliers, mes pieds touchèrent de nouveau la terre ferme.
— Dis-moi ce qui ne va pas, mon cœur, souffla Abel, se retrouvant à ma hauteur.
Dès qu'une larme débordait, il l'essuyait du pouce, sans jamais faiblir dans sa détermination.
— I-il a... i-il a d-d-dit...
Je cherchai mon souffle, essayant tant bien que mal de calmer mes sanglots. Abel fut patient. Il n'y avait que nous deux ici, personne pour nous interrompre, personne d'autre pour comprendre.
— Il m'a appelé petite Hachi, soufflai-je, yeux écarquillés, m'agrippant au poignet d'Abel, y enfonçant mes ongles.
— Qui ça, petit cœur ?
Il ne semblait pas comprendre, pas saisir où je voulais en venir.
— D-dans... d-dans cette c-c-cave. Petite Hachi. Pas Ashika. Petite Hachi, répétai-je, voulant qu'Abel comprenne.
Je le fixai de mes grands yeux apeurés, voyant mon reflet dans ses billes froncées.
— Abel... il a dit p-petite Hachi. Il a d-dit... il a dit...
Il m'attira dans ses bras, mon visage pressé contre son t-shirt.
Je n'arrivais plus à me détacher de cette pensée.
Petite Hachi.
En dehors du Fief et de la meute, en dehors de Maze et de ceux qui me connaissaient depuis que j'étais enfant, personne, personne ne m'appelait ainsi.
Personne.
* * *
Un indice capital donné par notre Hachi... Les choses vont elles enfin bouger ?
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