67 || Evy 🔥

 But better to get hurt by the truth

than comforted with a lie.

Khaled Hosseini

Une pierre sur une autre pierre. Une autre. Et puis encore une autre. Un amas. Des cailloux superposés les uns aux autres.

— Qu'est-ce tu fais ?

Je levai les yeux vers la Princesse. Je me demandais comment elle arrivait à se déplacer avec un vêtement pareil.

— Te whakahonore nei ahau i nga tupapaku.

Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas un traitre mot de ce que je venais de dire. Ce n'était pas très grave. Elle n'avait pas besoin de savoir. Son monde était beau et lumineux. Le mien était terne et sombre, un contraste de gris, de noir et de douleur.

— Tu t'appelles Evy, c'est ça ?

Je hochai la tête.

— Tu es la sœur de Warren.

Ren. Alpha.

Whānau.

— Tu es toute seule.

Ses doigts effleurèrent ma joue, me faisant me tendre. Sa pulpe était chaude, douce. Agréable.

Toute seule. Oui. Depuis le feu.

— Katoa anake.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Toute... seule.

Ma voix était éraillée, figée dans un autre temps. Celui du feu.

Son sourire étrange. Je fronçai les sourcils.

— On peut être deux maintenant si tu veux. Je suis Nokomis.



Douleur. Bras. Douleur dans le membre. Je le pressai contre ma poitrine, l'y logeant contre mes seins, le pressant très fort.

Dans la pièce, le silence. Le murmure de Nokomis dans mon esprit, trouvant écho contre les murs, se déployant avec souffrance et regret.

Trop faible pour me battre. Trop faible pour me tenir devant le Chevalier. Pas le plus dangereux, mais celui qui avait prêté serment.

Peur. Faible.

La porte grinça et je me recroquevillai sur le lit. Je convoquai le souvenir du feu pour sentir sa chaleur au-delà des brumes du passé, mais j'étais frigorifiée. Je tremblai.

Gauvain faisait partie des Chevaliers qui avaient choisi de vivre après Arthur. Qui avaient choisi une nouvelle voie, avec ou sans Aslander. Les autres avaient disparu. Certains pour toujours, d'autres pour un temps.

On drapa une polaire sur mes épaules et je relevai la tête. Abel était aussi sombre que mon cœur.

Colère. Je pouvais la humer, la sentir dans l'air autour de nous, crépiter, prendre de l'ampleur.

Il s'installa face à moi, en tailleur, les coudes contre ses genoux.

Pas un Chevalier lui, juste un frère.

Whānau.

— Quand on arrive dans ce Fief, il y a une histoire que certains lycans aiment raconter aux nouveaux, ceux appelés à rester. L'histoire de deux monstres cachés dans la forêt. Alors on dit qu'il ne vaut mieux pas aller se perdre au cœur des bois, qu'il vaut mieux suivre le sentier et ne pas écouter la meute hurler. Parce qu'il y a un secret bien caché dans la Réserve.

Abel tendit le bras et attrapa ma main noircie. Je le laissai faire et lorsqu'il se mit à masser mes articulations, j'aurais pu en gronder de plaisir.

— Je suis avec Warren depuis aussi longtemps que je m'en souvienne. J'ai fui l'Angleterre très jeune et j'ai rencontré Warren, je suis devenu très tôt son bras droit, son ombre. À cette époque, tu étais une Godi et ensuite tu es devenue autre chose. On ne parlait jamais de la Garde de Nokomis, tout comme on parle peu des Neuf. Et un jour, il t'a permis de te cacher dans la Réserve, loin dans la forêt, là où les ombres règnent et où l'humain ne va jamais.

La douleur se dissipa peu à peu, les doigts d'Abel la faisant passer, s'éloigner.

— Un murmure s'est rapidement répandu, apporté par la foulée de nombreux lycans, colporté par des milliers de battements d'ailes. Alors que la bataille contre les Seekers venait de prendre fin, l'Empereur avait failli mourir, attaqué par l'une des Sœurs de la Garde. Et pour la première fois dans l'histoire de son jeune règne, notre Kaizer avait brisé le lien d'un Godi, ordonnant de ce fait sa mise à mort.

La voix d'Abel était agréable. Tout en ton grave, presque rocailleux, qui résonnait en mon âme, qui vibrait dans ma tête, écorchant ma peau.

— Pendant longtemps nous avons oublié les monstres cachés. Pendant longtemps nous avons détourné les yeux. Warren parlait peu de sa famille, de sa sœur, mais il disparaissait parfois pendant des jours dans la forêt, se faisant presque oublier, trop discret pour être suivi. Je n'ai jamais posé de questions. Pas au début en tout cas. Nous savions tous qui tu étais. Pourquoi tu étais là. Mais aujourd'hui, je veux plus que ça. J'ai besoin de comprendre l'histoire, de l'entendre de ta bouche, Evy.

J'observai le mouvement de ses doigts, me gorgeant de la chaleur de sa peau contre la mienne, plus froide, un amas de chairs mortes et noircies.

C'était l'histoire d'une petite fille née dans une tribu de lycans, loin dans les terres, loin de toutes autres tribus.

Pendant longtemps les membres vécurent heureux, se débrouillant pour chasser, pour vivre. La vie prospérait, bien que les naissances soient rares. Avoir des louveteaux était dangereux et bien souvent la mère mourrait en couche.

Il y avait un vigoureux garçon, fils de l'alpha qui, bien que jeune, cachait une puissance incroyable. Il était la fierté de la tribu. On lui donna une petite sœur. Elle aussi portait un animal puissant. Là-bas, la famille était précieuse, le fondement des existences. On parlait de Whānau et les deux enfants apprirent à courir ensemble, à chasser ensemble, à vivre ensemble, presque comme une seule entité. Mais les attaques se faisaient de plus en plus fréquentes et si la tribu était forte avec de vaillants guerriers, à chaque attaque, la mort fauchait. L'un après l'autre, les guerriers périrent, affaiblissant la structure de la tribu. Et une nuit, il y eut une nouvelle attaque. Tout brûla. Et c'est là que la petite fille ne fut plus qu'un animal. Katoa anake.

Son frère la sauva des flammes. Mais dans le feu, son autre elle avait péri.

Le feu. Ahi.

Ils brûlèrent le corps des défunts et marchèrent longtemps pour trouver l'océan. Là, ils empruntèrent un vieux bateau de pêcheurs de la tribu et prirent le large.

Pendant des jours ils voguèrent, droit vers l'inconnu, essuyant tantôt une chaleur étouffante, tantôt des tempêtes qui menacèrent de les engloutir. Le garçon fut malade. Et la petite lycan s'occupa de lui, cherchant à apaiser ses maux, à étouffer son chagrin et sa douleur. Combien de temps le bateau vogua, ils ne le surent jamais. Bientôt, ils furent repêchés aux côtes du pays de l'Empereur et amenés au cœur du Royaume des Guérisseuses. Mais là-bas, lorsqu'ils comprirent que la fillette n'était qu'un animal dans un corps d'enfant, ils voulurent sacrifier son âme pour un Dieu. Le garçon se dressa face aux soldats, face à l'Empereur lui-même. Et il leur dit : « si ma sœur doit mourir, alors moi aussi. Ainsi, chaque main sera tachée par le sang de l'innocent ». Il attira l'attention du chef de Guerre qui décida de le prendre sous sa coupe, acceptant même l'enfant lycan. Le garçon devait, un jour, être amené à marcher aux côtés du prochain Empereur, Aslander Val'endyr. Quant à la fille, elle choisit la voie de l'ombre, éclairée par le feu de son passé. Ahi. Des décennies passèrent. L'existence d'Aran le Fou prit fin entre les mains de son fils et ce dernier devint le nouveau Kaizer du berceau des lycans. Bien que le chemin des deux enfants qui n'en étaient plus se sépara, ils restaient une entité liée. Le garçon se retrouva à marcher aux côtés de l'Empereur et la fille choisit de suivre l'ombre de la Princesse, devenant une Sœur de la Garde. Cinq autres s'ajoutèrent et devinrent la Garde de Nokomis, Princesse du Royaume des Dieux et sœur du nouvel Empereur Val'endyr.

Pendant des lunes et des lunes, le Royaume ne connut que paix et prospérité et la Grande Purge ne devint qu'un cauchemar des esprits faibles et apeurés. Le Kaizer fit fructifier son domaine, le issant au-delà des espérances. Mais un voile obscurcit de nouveau l'avenir et les Seekers décidèrent qu'il était temps pour eux de se soulever, leur révolte poussée par leur Prima. Et sur les terres où les tribus avaient vu le jour, les légendes des peuples humains se fracassèrent contre les mythes murmurés au coin du feu.

Le Roi Arthur et ses Chevaliers de la Table Ronde marchèrent aux côtés de l'Empereur, de ses Neuf et de ses Dieux. L'Enchanteur laissa sa magie courir sous terre, rempart contre la folie de la Prima et de ses idéaux bafoués. Mais cette guerre ne pouvait être gagnée par le nombre. Les Seekers étaient divisés et certains prêts à se battre contre les leurs. Alors une décision fut prise ; pour le salut des races et du Royaume, il fallait contrôler les Seekers. Et pour les contrôler, il fallait les oublier. Merlin jeta son ultime sort et après ça, plus personne n'entendit plus jamais parler de l'Enchanteur, ni même d'Arthur Pendragon et de ses fidèles Chevaliers.

Chaque Seeker fut enfermé en un lieu seulement connu du cercle proche de l'Empereur.

Et parce que la Princesse était une enfant de ce peuple maudit, son destin fut scellé. Et comme les autres, elle disparut, son souvenir gravé dans la seule mémoire de ceux qui l'avaient chéri et aimé.

La Garde fut dissoute.

Et l'Empereur échappa de peu à la mort. Dans sa peine et sa colère, dans sa souffrance et sa solitude, une Sœur de la Garde s'en prit à lui, le désignant comme coupable et de ce fait voulant rendre justice. Sa justice.

L'Empereur de tous les lycans prit une décision irrévocable, jamais vu dans l'histoire.

Il brisa le lien qui faisait de la Sœur de la Garde une Godi et la condamna à mort pour régicide. Bien qu'avorté. La lycan disparut un temps, aux yeux de tous. Et un jour, son frère la trouva sur son territoire. L'Empereur vint, prêt à exécuter sa sentence, amenant avec lui un membre de la Table Ronde qui avait choisi, en l'absence de son Roi, de marcher à ses côtés. Gauvain voulait être celui qui punirait la lycan pour ses actes. Il le jura sur son honneur de Chevalier.

Mais le garçon qui n'en était plus un depuis longtemps se plaça entre sa sœur et l'Empereur et mit genou à terre, implorant son ami et son Commandant. Si sa sœur mourait, il mourrait aussi. Et parce que l'Empereur avait bon cœur et parce qu'il aimait son ami, il accepta à la condition que la lycan ne quitte jamais les bois du domaine de son frère.

Là serait son tombeau, son ultime demeure.

Et pendant des décennies, peut-être même un siècle, la lycan ne franchit jamais la limite imposée par l'Empereur. Elle choisit le cœur de la forêt, loin, loin dans les terres. Et elle pleura, appelant son amie, la Princesse du Royaume. Et puis un jour, son frère vint avec un précieux fardeau.

Un petit bébé, pas encore louveteau. Si fragile. Petite chose. Le bébé devint louveteau, puis jeune fille. La lycan resta encore dans les bois. Jusqu'à ce que son frère la rejoigne, entonnant le Chant de la perte, pleurant son louveteau. Mais alors, la lycan brisa l'ordre de l'Empereur et quitta la forêt. Le monde avait changé, évolué. Tout était différent. Elle avait aimé le louveteau elle aussi et pour honorer sa mémoire, elle devait trouver son corps. Parce que là-bas dans la forêt, il n'y avait qu'un caillou. Et le caillou n'était pas le louveteau.

La lycan chercha. Et trouva.

Le louveteau aussi avait changé. Elle ne dit rien à son frère. Décida de garder un œil sur le louveteau pour voir s'il était heureux. La lycan aimait avoir son frère près d'elle, au cœur de l'obscurité. Alors elle ne dit rien. Une deuxième fois elle brisa l'ordre de l'Empereur. Elle ramena son frère dans la forêt, loin de son Anchor qui voulait être humaine. Mais elle n'avait pas compris la souffrance de son frère, quel trou la perte de son louveteau avait creusé dans son âme. Il alla vers son Commandant et l'implora de le tuer, parce que sans son louveteau, il ne voulait plus vivre. La lycan eut peur. Elle se rappela le feu, la perte, la solitude. Et elle brisa une troisième fois l'ordre. Ce fut à son tour de se dresser entre l'Empereur et son frère.

Elle fut jetée dans un cachot et chacun des Neuf la punit pour son acte passé. Sauf Arzhel, le Conseiller. Dans la cellule, il s'avança et posa sa grande main sur la tête de la lycan. Il était le seul à comprendre le vide causé par le départ de la Princesse, le seul à avoir abandonné une part de lui-même ce jour-là. Comme la lycan.

Des jours passèrent. Et un jour, l'odeur de son frère précéda l'entrée d'un lycan du Fief.

La lycan fut sorti des cachots et ramené à son frère. Là-bas, elle ne retourna pas dans la forêt. Son frère avait besoin d'elle.

Ce qu'il ne pouvait pas faire, elle le ferait pour lui.

Ce qu'il ne pouvait dire, elle le dirait pour lui.

Ceux qu'ils ne pouvaient pas tuer, elle les tuerait pour lui.

Jusqu'au dernier.

Brisant une ultime fois l'ordre de l'Empereur.

Et un jour, elle se le promit, elle trouverait un moyen de faire revenir Nokomis, même si cela sonnait la fin d'un règne, d'un pays, d'un peuple.

La Princesse reviendrait et de nouveau, elle se tiendrait à ses côtés.

Abel me recouvrit de son corps et sa queue se logea dans mon sexe. Son souffle effleura mes lèvres et lentement, il commença à bouger. Son bassin formait un cercle et sa queue allait et venait, me faisant me sentir pleine, puis seule. Dès qu'il se retirait, je labourai son dos, invitation silencieuse à revenir, à me revenir.

Aucun bruit, hormis la succion naturelle de nos ébats. Aucun de nous deux ne détourna le regard de l'autre, s'ancrant profondément l'un à l'autre. Mon souffle erratique tentait en vain de se frayer un passage de mes poumons à mes lèvres, mais dès lors, Abel le capturait, le faisant sien. Ses mouvements se firent plus rapides, moins tendres.

Il marquait.

Il me bourrait.

Mon corps encaissait et je m'agrippai à lui, prête à recevoir encore plus. Il laissa tomber la retenue et bientôt, ce fut violent, brutal, douloureux. Il me labourait à l'intérieur, déchirait mon âme et attrapai les morceaux en butinant mes lèvres.

Débris après débris.

Coup après coup.

Il m'ancrait à lui. M'attachait à lui.

Et après ça, je n'aurais plus aucun moyen de chercher à fuir, à m'éloigner.

Peau moite contre peau moite. Je frottai mon nez contre sa pomme d'Adam et entourai son ventre de mon bras. Il respira mon odeur, embrassa ma tempe.

Et je m'endormis. Loin de la peur.

Loin des flammes.

Loin du feu.

Lorsqu'Abel me touchait, m'offrait la protection de ses bras, je me sentais plus humaine que je ne le serais jamais. Comme si quelque part, tout au fond de moi, subsistait une part de ce que j'avais perdu il y avait très, très longtemps. 

* * *

Evy et son histoire 💖

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