64 || Ashika
« L'espoir est une étrange chose à plumes qui se penche dans notre âme,
Chante des chansons sans paroles
Et ne s'arrête jamais. »
Emily Dickinson.
Le tonnerre me fit sursauter, l'orage grognant si sourdement qu'il sembla se répercuter à travers la terre, faisant vibrer le sol, remontant dans mes jambes. Je secouai mes épaules pour faire passer le frisson, mettant un peu d'ordre dans l'infirmerie après ces derniers jours, ces dernières heures.
J'avais nettoyé tout le sang de tante Evy, frottant le sol à l'aide de mes deux bras, ne laissant plus qu'une odeur aseptisée qui piquait le nez. J'avais encore du mal à me dire qu'elle avait survécu à des blessures de cette ampleur, tout ça en traînant un homme derrière elle. Je me rendais compte que je ne savais pas grand-chose de la vie d'Evy, pas plus que de sa force ou de sa détermination. Ce qui me faisait douter ; la connaissais-je vraiment ?
Les choix d'Evy montraient qui elle était et c'était bien suffisant. Pour moi en tout cas. Elle avait survécu. Grâce à Shady. Grâce à moi. Ce qui m'habitait en cet instant était puissant, transcendant même. Je m'étais sentie utile, forte surtout et ça, personne ne me le prendrait, pas même mes démons, toujours là, tapi dans l'ombre. Mais aujourd'hui, je me sentais sereine. Déterminée. Et je crois que ça venait de Shady, devenu presque un mentor en l'espace de quelques heures fatidiques. Me faisant comprendre qu'un potentiel n'était rien sans maîtrise, que la puissance ne servait à rien si on n'en avait la maîtrise.
Au-dessus de ma tête, la lumière de l'ampoule faiblit, annonçant une possible coupure de courant. Si ça arrivait, les générateurs de secours prendraient la relève.
Sur le bureau, je découvris le carnet de Lilibeth, qu'elle avait dû oublier avant le départ. Glissé entre les pages, un petit mot qui m'était adressé et qui me mit du baume au cœur. Avant d'être éclipsé pour toute autre chose.
J'étais terrorisée à l'idée que Joshua choisisse de partir pour rejoindre sa famille. Mais en même temps, je ne pourrais pas lui en vouloir, parce que c'était normal. Après avoir perdu Raphaël, il ne lui restait que Lili, Harper et Dom. Moi, j'avais ma famille ici alors forcément, tout était plus facile. Pas Joshua. Mais les règles se voulaient inviolables au sein du Fief : lorsqu'on le quittait, on ne pouvait pas y revenir. Alors si Joshua partait, je ne le reverrais peut-être jamais. Alors oui, cette idée me faisait mal, parce que même si nous nous étions un peu éloignés ces derniers temps, il demeurait ma constante. Je ne voulais pas qu'il s'en aille. Je ne voulais pas avoir à vivre sans lui. Et malgré tout, je comprenais papa. Un Krig prenait les décisions, parfois pour le pire. C'était un poids constant et ça n'avait pas dû être facile pour lui non plus.
Je n'avais pas vraiment réussi à parler de tout ça avec Joshua. Il était en colère, fermé, réfractaire, même à moi, alors je me sentais bête. Le fait qu'il soit encore ici, malgré l'ultimatum de papa ne prouvait rien finalement. Parce que tante Evy avait surgi entre temps. Papa était peut-être même déjà retourné vers Joshua pour connaitre sa réponse. Celle que je ne connaissais pas, celle qu'il ne m'avait pas dite.
S'il partait pour de bon, devrais-je lui en vouloir ?
S'il restait, me tiendrait-il pour responsable ?
Je ne voulais pas le perdre et je ne voulais pas qu'il me déteste. Pourquoi avions-nous à prendre ce genre de décision si jeune ? Nous n'étions pas des adultes, mais ça ne voulait pas dire que nous n'étions pas capables de choisir ce qui était bon ou pas pour nous. Papa ne faisait pas ça sans raison, mais Joshua ne le voyait pas forcément, sa colère voilait son regard, obscurcissait son jugement. Et moi, j'attendais. Parce que je ne pouvais rien faire d'autre.
L'orage éclata pour de bon et des trombes d'eau se déversèrent sur le Fief, ce qui allait rendre les terrains d'entraînement boueux et quasi impraticables si la pluie ne cessait pas dans la nuit.
Il n'était pas rare de voir la nature se déchainer au sein du Fief, l'écho de ses tourments se répercutant à travers les montagnes et les gorges. Je m'approchai de la fenêtre pour observer ce déchaînement naturel, subjuguée par la beauté qui s'en dégageait, électrique, palpable, intense. Les éclairs zébraient l'obscurité, illuminant le tout quelques secondes avant que tout ne soit de nouveau plongé dans le noir. Enfant, lors de nuits semblables, je me souvenais avoir rejoint le lit de papa, ayant trop peur de rester seule, ne comprenant pas encore que tout ça était normal. En grandissant, la peur s'était tarie pour ne plus être qu'un drôle de souvenir d'enfance, relégué en arrière-plan, au même titre que le monstre dans le placard.
Je finis par me détourner du spectacle, allant récupérer mon manteau, laissant le parapluie de côté ; avec ce vent, il n'allait pas m'être d'un grand secours. J'éteignis le luminaire sur le bureau et les portes s'ouvrirent alors à la volée, allant claquer durement contre le mur, me foutant la frayeur de ma vie. Je sursautai comme un beau diable, la main sur la poitrine, mon vêtement au sol après m'avoir échappé. Je relevai les yeux pour voir une ombre à l'entrée, trempée, courbée. Décidément pas une bourrasque.
— Joshua ? ma voix résonna en même temps que grondait le tonnerre.
Je ne sus pas trop pourquoi j'hésitais, prise d'un léger doute, suffisamment important pour me souffler qu'un truc n'allait pas. Mais quoi ? Après tout il ne s'agissait que de Joshua. Que faisait-il à cette heure en dehors des dortoirs et sous la tempête surtout ? Là sur le palier, il ne bougeait plus, son corps à peine balloté par la force des éléments. Il paraissait être un roc recourbé, recouvert par les affres du temps.
— Ça ne va pas ? soufflai-je, incertaine, m'avançant vers lui a pas mesurés, presque feutrés.
Et il fut là, devant moi, ses bras me comprimant contre sa cage thoracique, me serrant si fort que j'eus l'impression d'étouffer.
Ses vêtements trempés imbibèrent les miens et son visage se retrouva dans mon cou, bien caché, comme s'il voulait se soustraire à tous les regards, y compris le mien.
Je n'étais pas comme Lilibeth, n'avait pas cette aptitude à sentir les émotions des uns et des autres, mais en cet instant, je n'en avais pas besoin. Pas quand un tel désespoir suintait de sa personne. Il tremblait et ce n'était définitivement pas de froid. Son odeur était un mélange de terre et de vomis.
Il était malade ?
Mes bras encerclèrent son dos et je le frictionnai, pour lui donner un peu de chaleur, pour lui prouver ma présence alors même qu'il ne pouvait l'ignorer. Est-ce qu'il avait pensé à Raphaël ? Moi, je le faisais tous les jours, sans pouvoir y faire grand-chose alors je ne pouvais même pas imaginer ce qu'il en était de Joshua.
Il renifla. Chercha à me serrer plus fort encore. Je voulais comprendre sa détresse, ce qui l'avait mis dans cet état. Il craquait parfois, mais jamais d'une façon aussi intense. De le voir ainsi me faisait de la peine. Me rendait terriblement triste.
— Est-ce qu'on peut rester ici ?
Je hochai la tête et nous restâmes collés l'un à l'autre de longues minutes, avant qu'il ne consente à ce que je le traîne vers le lit, retournant sur mes pas pour fermer les portes. J'attrapai une couverture dans l'armoire prévue à cet effet et en drapai les épaules de Joshua, glissant ma main dans la sienne. Il avait les yeux gonflés et rougis, preuve qu'il avait beaucoup pleuré. Sa pâleur maladive m'inquiétait un peu, mais quelque chose me soufflait que ce n'était que le contrecoup, mais de quoi au juste ?
— Quelqu'un t'a fait du mal ?
Il secoua la tête et essuya la morve de son nez d'un coup de poignet. Lorsqu'il plongea ses yeux dans les miens, son visage s'affaissa sous le poids d'une vérité qu'il était le seul à connaître. De nouvelles larmes coulèrent et il prit mon visage en coupe, ses doigts crispés contre ma peau.
— Josh...
— Pardon, c'est juste que...
— Tu sais que tu peux tout me dire, hein ?
J'étais à l'agonie de le voir comme ça. Mais me mettre à pleurer à mon tour ne l'aiderait pas. Je n'arrivais pas à cerner ce qui habitait ses yeux, mais c'était pas beau. Effrayant même. Un peu comme des ombres, comme des cauchemars prenant forme juste là, entre nous.
— Non, non, je ne peux pas.
Sa joue vint reposer contre ma poitrine. Il ne parla plus, ne bougea plus. Sa réponse me fit bien plus mal que je ne l'aurais cru. Pourtant, je ne m'écartai pas, le gardant dans mon giron dans un espoir vain de l'apaiser, de l'aider. Sans comprendre que je ne pouvais rien faire.
Quand papa débarqua, une éternité plus tard, Joshua était roulé en boule sur le lit, recouvert par la couverture, ma main dans la sienne. L'orage semblait s'être éloigné, explosant au cœur de la Réserve.
— Il n'était pas bien, murmurai-je tout bas, de peur de le réveiller.
Papa s'approcha de nous et ses doigts effleurèrent la tempe du jeune lycan.
— J'ai senti, oui.
Savait-il pourquoi ? Pouvais-je seulement le lui demander ?
— Je peux rester avec lui ?
J'avais fini par pleurer, une fois sûre que Joshua ne me verrait pas. Ça ne m'avait pas fait du bien.
— Il est tard, il faut que tu ailles dormir.
— Est-ce que ça t'arrive de penser que tu es trop dur ? Avec moi ? Avec Joshua et les autres recrues ?
Papa soupira, las et fatigué lui aussi. Il tira le tabouret à roulettes et s'installa dessus, de l'autre côté de Joshua, en face de moi.
— Je dois l'être. Avec chacun d'entre vous. C'est le rôle d'un adulte responsable. C'est vous protéger en quelque sorte.
— Mais comment voir la limite ? Comment savoir quand ça va trop loin ?
— En commettant des erreurs, répondit-il, son regard glissant sur Joshua. Il est difficile, même pour moi, de savoir quand les décisions font plus de mal que de bien. Même si à vous entendre, les adultes ne sont là que pour vous pourrir la vie.
Je gloussai. Un peu.
— La frontière est floue, j'ai compris. C'est difficile d'être un adulte.
Papa hocha la tête.
— D'être parent encore plus.
— Arrête, je trouve que tu as été particulièrement chanceux avec moi, le taquinai-je un peu, avant de très vite redescendre sur terre. Enfin, avant tout ça je veux dire.
La tristesse.
La colère.
Le dégoût.
L'amour.
Tout se succéda dans le regard de papa et je sentis la présence de son lycan.
— Rien de tout ça n'est de ta faute, Ashika, dis-moi que tu le sais, petit cœur, dis-le-moi.
— Je m'en suis souvenue, murmurai-je, les yeux écarquillés. Je suis partie de la fête parce que j'étais fatiguée et je pensais qu'envoyer un SMS en arrivant suffirait, que tu le verrais forcément à un moment. Mais je ne suis pas arrivée à l'hôtel et quand je me suis réveillée...
J'inspirai avec douleur. Ne détournai pas les yeux, à aucun moment.
— Je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite, mais je le lis dans le regard des gens que je croise, je l'entends parfois. Violée.
Papa inspira, son regard brillant par intermittence, de plus en plus lumineux. Il serra les poings sur ses cuisses.
— Mais sans souvenirs, c'est un mot vide de sens. Pourtant c'est un poids que tout le monde porte. Toi, Abel, tante Evy et même Joshua. Parfois c'est dur de savoir, parfois c'est dur de se dire que tout est parti d'un message non envoyé. Si Joshua choisit de partir, ça me crèvera le cœur, p'pa, mais je ne veux pas qu'il reste parce que je me suis imposée à lui. Il n'aurait jamais dû porter ça ; je ne veux pas qu'il ait à choisir entre sa vraie famille et nous. Alors non, je ne suis pas responsable de ce qui m'est arrivé, mais je suis responsable de cette faiblesse qui pousse les gens à vouloir me protéger.
— Tu es une enfant à qui il est arrivé des horreurs et que tu le veuilles ou non, c'est aux adultes de veiller sur toi. C'est à moi de te protéger, parce que je suis ton père. Parce que tu es mon Anchor à moi.
Mon sourire grimaçant avait le goût du sel.
— T'es mon Anchor à moi.
Il serra fort mon autre main entre ses doigts. Et tout comme je m'agrippai à Joshua, papa ne me lâcha pas.
* * *
Un temps de chien, ciel gris, gros nuages, cœurs lourds.
Je ne savais pas trop comment nous avions fini ici avec Joshua, allongés sur les marches, le dos un peu en compote. Nos épaules se touchaient, bras croisés sur nos ventres.
Tout était tellement silencieux ici ! On avait presque l'impression de ne plus être dans le Fief tant les murs étaient insonorisés.
— Je crois qu'il faut que j'aille m'entraîner.
— Bebel sera d'une meilleure humeur maintenant qu'Evy est revenue.
Joshua eut un drôle de sourire.
— Tu vas faire quoi toi ? demanda-t-il.
— Coller au train de Shady.
Il rit.
— Elle est un peu flippante.
— Moins qu'Amset. Tu l'as déjà vu ?
Il secoua la tête, le regard rivé au plafond.
— Et après j'irais m'entraîner dans la forêt.
Cette fois, il tourna son visage vers moi.
— Tu veux ?
— Oui. Je crois que j'ai assez passé de temps à ne rien faire.
— Tu sais très bien que tu ne faisais pas ça, Hachi.
Je haussai les épaules, mes lèvres s'étirant en une petite moue boudeuse.
— Je sais de quoi je suis capable. De quoi j'étais capable.
— Ça n'a pas disparu, dit Joshua. Tout ce que tu as appris je veux dire.
— Je sais. Mais c'est comme une lame dont tu ne prends pas soin, à force, elle s'émousse. Je suis fille de Krig.
— Tu es fille de Krig. Et une Earhja super badass.
— Tu me flattes, ris-je en lui donnant un coup d'épaule.
De nouveau le silence. Mon cœur battait étrangement dans ma poitrine, rendant mes paumes moites. Je me redressai et baissai la tête vers Joshua.
— Tu vas rester ici ?
Ou tu vas partir ?
* * *
Hachi qui s'inquiète pour Joshua et qui veut savoir s'il va rester ici, avec elle... Rien de très réjouissant à ce niveau là, mais d'un autre côté, avec les derniers événements et la présence de Shady, elle se retrouve un peu et ça fait foutrement du bien !
Prochain pdv : Joshua !
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