57 || Maze
« L'espoir est le pire des maux, car il prolonge
la souffrance de l'Homme »
Friedrich Nietzsche
— Vu l'arsenal, c'était des pros, lâcha Achilles, accroupi dans la caisse du pick-up.
— Pourtant, d'après ce que j'ai compris, ils ne portaient que des armes blanches.
Le sourire du lycan devant moi se fit très particulier. Flippant aurait été plus juste, même. Je retins un frisson de justesse, n'étant pas très à l'aise avec le fait de laisser voir ma peur. Bien qu'Achilles ne m'aurait rien fait, un lycan restant un prédateur dans l'âme et rien de mieux que fleurer la proie pour les attirer à vous.
— Réfléchis un peu, Cap' ! Utiliser des armes à feu au sein du Fief n'aurait fait qu'alerter tout le monde. Là il s'agissait d'être discret, rapide et–
— Silencieux, complétai-je à sa place.
Achilles hocha la tête et avec un soupir, se redressa de sa haute stature, imposant sa présence sans forcément le vouloir.
— Ce qui ne signifie qu'une seule chose ; ils savaient exactement où trouver la gamine et surtout, qu'à priori, il n'y aurait personne avec elle.
Pour le premier point, je le concédai sans mal, mais le deuxième ?
— C'est quand même jouer avec le feu, laissai-je entendre. Je veux dire, savoir où se trouvait Ashika, d'accord, mais être sûr qu'elle serait toute seule ? Un truc cloche.
Et ça m'agaçait de ne pas mettre le doigt dessus. Mon téléphone sonna et je décrochai pour écouter les dernières infos de Nakia. Je la remerciai et coupai court à la conversation.
— Des témoins auraient bien aperçu ce pick-up avec nombres d'hommes dedans. Il se dirigeait sans aucun doute ici. La plaque d'immatriculation nous dirige vers un certain Clay Kennedy, ancien militaire à la retraite.
— Laisse-moi deviner ; mercenaire pour les plus offrants ?
Je hochai la tête. Il n'était pas rare que d'anciens militaires, après avoir été gentiment remerciés pour service rendu, ne nourrissent une certaine rancune vis-à-vis de l'État et de la façon dont on les avait oubliés. Quelque part, je pouvais comprendre, mais ça avait des limites. Et tuer pour de l'argent en faisait partie.
— Retrouver les membres de son équipe ne devrait pas trop poser de problème, dis-je. Ils devaient être bien sûrs d'eux pour ne pas chercher à prendre une voiture de location ou je ne sais quelle connerie pour ne pas qu'on remonte si facilement à eux.
Les cadavres étaient en train d'être rapatriés à l'entrée de la Réserve pour que nous puissions les récupérés avant qu'un lycan ne juge que ça ferait un bon casse-croûte. Faire parler des cadavres ne nous apprendrait pas grand-chose néanmoins et en cela, c'était foutrement rageant !
— Ils devaient être persuadés de ressortir d'ici vivants et sans encombre, marmonna Achilles. Foutrement débiles pour des militaires bien entraînés, conscients des risques de chaque mission.
Dans l'habitacle, hormis un paquet de clopes où il n'en restait que quelques-unes et une odeur de tabac froid, rien qui n'aurait pu nous donner un indice substantiel.
Des empreintes, nous allions en avoir, mais ce n'était pas comme si nous n'avions pas les corps à portée de mains. Le travail ici n'était pas forcément d'identifier ces raclures, mais plutôt de remonter à leur contrat. Pas une mince affaire, donc. Celui, ou ceux, qui avait orchestré ça, était forcément derrière le kidnapping, le viol et la séquestration d'Hachi. Mes poings se crispèrent et je me mordis l'intérieur de la joue pour ne pas laisser mes ressentis interférer avec l'enquête en cours.
— Qu'est-ce que ça nous apprend d'eux ?
— Qu'ils étaient trop sûrs d'eux ? Achilles se tapota le menton. Ils devaient avoir des infos en béton pour savoir qu'une bonne partie du Fief serait désertée par ses occupants. Et surtout que la gamine n'irait pas forcément. Mais là, on part sur des conjectures, donc rien de sûr à cent pour cent. Un truc manque dans cette équation étrange.
J'observai la forêt s'étendre devant nous, camouflant le Fief et formant en son sein l'immense Réserve.
— Quelqu'un savait qu'il y avait moyen d'entrer sans être vu. Cette même personne, qu'elle soit seule ou avec d'autres, savait que c'était une journée particulière et qu'Ashika resterait à la maison, probablement à cause du monde concentré à un même endroit donné.
Réfléchir tout en parlant m'aidait à additionner le tout.
— Gabin a lancé son appel après avoir découvert le trou dans le grillage. Logiquement, Abel aurait dû répondre, mais finalement, c'est Hachi et Evy qui ont entendu le message. Evy est allé sur place. Et tout de suite elle a flairé la présence d'étrangers. Abel m'a dit que quelques hommes étaient près de la maison lorsqu'ils ont compris qu'Ashika n'y était plus, preuve qu'ils pensaient la trouver là. Quelqu'un à l'intérieur du Fief leur a donné ces informations.
Il ne pouvait s'agir que de ça, que de cette glaçante vérité. Quelqu'un, au cœur du Fief, avait donné des informations pour faire assassiner Hachi. Qui ? Qui diable avait bien pu agir de la sorte ?!
Ne me sentant pas bien l'espace de quelques secondes, je m'accroupit, respirant profondément.
— Il ne nous reste que des putains de cadavres ! crachai-je.
J'avais envie de hurler, mais à quoi est-ce que ça aurait servi ?
— Faux. Il reste un mec susceptible d'être en vie.
Je secouai la tête et me frottai la nuque, la paume moite.
— Evy est une arme de guerre et une traqueuse hors pair. Elle ramènera ce type, même s'il respire à peine.
— Tu as l'air sûr d'elle.
— Parce que je le suis, répliqua Achilles.
— Elle a chuté du haut d'une falaise, Achilles ! m'emportai-je. Si elle a survécu, tu crois franchement qu'elle va s'encombrer d'un putain de macchabée ?!
Mes nerfs lâchaient. Quoi de plus normal après tout ? Ashika n'avait pas été loin d'y passer – encore ! – et Warren, Warren, il...
— Oh crois-moi, même s'il lui manque un bras, voire une jambe, elle reviendra en traînant cette merde derrière elle, quitte à crever juste après. Tu ne connais pas sa détermination, ni même sa loyauté envers Warren.
Oh si, j'en avais une petite idée.
— J'attends de voir ça, crachai-je en me redressant, essuyant mes paumes contre mon jean.
Le pick-up fut remorqué jusqu'à Canberra et je laissai Achilles gérer le reste le temps que je resterais au Fief. Je ne pouvais pas y demeurer trop longtemps, mais peut-être assez pour voir Warren ressurgir des bois et ainsi ne plus crever d'angoisse. Pas la peine de me mentir là-dessus.
Je voulais qu'il aille bien.
Un besoin bien plus qu'une envie. Un besoin vital même à ce stade.
À quel point se sentait-il coupable ? Qu'Ashika ait été en danger, ici, chez eux, ne témoignait que d'une seule chose : le danger était partout pour elle. Et forcément que Warren devait être bouffé par la culpabilité. Mais de là à disparaître dans les bois pour se faire tabasser par un lycan psychopathe ? Je ne comprenais pas. Ne le voulais pas, en fait. Je n'étais pas à ce point compréhensive.
Tout ça n'était pas sa faute, pas plus que la mienne ou celle d'Ashika. Mais comment leur faire comprendre ? Nous avancions à l'aveugle, en manque d'indices, de pistes, à la recherche des souvenirs enfouis d'Hachi. Mais pour combien de temps encore ?
Je retournai au Fief, préférant marcher, même si ça me prenait double de temps. Mon cerveau n'était pas loin de l'ébullition, cherchant coûte que coûte des réponses.
— Ton regard me hurle d'arrêter de te toucher, mais tu ne comprends pas, Maze.
Il avait eu tort. Je comprenais parfaitement tout ce qui se jouait en moi. Pour lui. Toujours pour lui.
— Tu ne comprends pas qu'un jour je n'y arriverais plus. Qu'il y ait quelqu'un dans ta vie ou non, je reprendrais ma place.
Lutter contre l'inexorable revenait à tenter de nager à contrecourant. Vous étiez presque sûr de finir par couler.
— Un jour, je n'éprouverai plus rien et je réclamerai tout ce qui est à moi.
Et moi, étais-je à lui ? Je m'assénai une bonne vieille claque mentale, ne voulant clairement pas aller sur ce terrain bien trop glissant. Il fallait savoir choisir ses batailles et ne pas se laisser entraîner.
L'amour ne suffisait pas.
L'amour ne me suffisait pas. Voilà ma vérité. Voilà ce à quoi je devais me raccrocher, sans jamais lâcher. M'y cramponner avec la force du désespoir. Mais à quel point quelqu'un pouvait-il résister face à ses propres sentiments ?
Jusqu'où parviendrais-je à repousser Warren ? À nous repousser nous ?
J'arrivai aux abords de la maison après avoir croisé quelques Cadets en plein entraînement. En avisant la scène sous mes yeux, je me figeai, le cœur lourd, comprenant que quelque chose d'important était en train de se jouer.
Ashika, littéralement à quatre pattes au sol, semblait lutter très fort, Aslander se tenant devant elle, lui parlant d'une voix basse qui ne me permit pas d'entendre. L'Impératrice se trouvait là elle aussi, yeux fermés, comme en transe. Nombre de lycans se tenaient un peu plus loin, dont Abel et Joshua. Je ne voyais pas Lilibeth, mais quelque chose me soufflait qu'elle n'était pas loin, malgré son accouchement tout récent.
Un rapport avec la lycan d'Hachi ? Quand cette dernière hurla, mon instinct prit le dessus et je fis un pas, prête à intervenir pour cesser cette torture, mais une main agrippa mon coude, me forçant à ne pas bouger. Il s'agissait de Dario, l'un des soumis de la meute.
— C'est pour son bien. Nous vivons en symbiose avec nos lycans et lorsque ce n'est pas le cas, cela peut nous blesser. Physiquement et mentalement. Notre Kaizer est le seul à pouvoir l'aider, ainsi que notre Guide.
— Même si elle souffre ?
— Oui, même si elle hurle de douleur. Après, il n'y aura plus que la libération. Tu ne peux rien faire, Mazakeen.
Je me dégageai de sa prise et enroulai mes bras autour de mon ventre, me sentant nauséeuse.
Cette gamine en avait vu assez, elle avait eu assez mal comme ça. Pourquoi lui ajouter encore de la souffrance ? Et puis je vis ses poings au sol, l'expression de son visage.
Sa détermination. À l'état brut. Là, sous mes yeux.
Il y eut un terrible craquement qui fit remonter de la bile acide dans ma gorge et un long hurlement humain, remplacé par celui d'un animal.
D'un lycan.
Vêtements déchirés au sol en un tas presque informe. Une respiration laborieuse et un couinement. Là, par terre, une lycan, presque roulé en boule, les poils hirsutes.
Presque encore un louveteau. Un bébé.
Ashika. Ashika. Et là, comme tous les autres présents, je me rendis compte que j'avais retenu mon souffle jusqu'à la dernière seconde, attendant, dans l'expectative.
Et ce soulagement, qui me fendit l'âme, qui me tordit les tripes.
La lycan se redressa, incertaine sur ses pattes et couina de plus en plus fort, elle couina comme un chaton ferait pour appeler sa mère, comme un chien japperait pour de l'attention, de la sécurité.
Je relevai les yeux vers l'orée de la forêt jouxtant la maison et je crois que je fus la première à me rendre compte de sa présence, ou tout du moins à le voir de mes yeux.
Warren. Le soulagement qui me saisit fut inextinguible, si puissant qu'il souffla tout sur son passage, me coupant le souffle, me clouant sur place.
Bordel.
La lycan s'élança, échappant à la prise de l'Empereur et se rua sur Warren, dont le visage tuméfié ne laissait pas apercevoir d'expression notable.
Il y eut une explosion de pouvoir et un halo lumineux qui jaillit du corps de la jeune fille, nous enveloppant tous, nous gorgeant d'une impression de pur bonheur, de félicité sans commune mesure.
Je cherchai mon souffle, apaisée, heureuse, soulagée. Lorsque la lumière se tari, plus de lycan, mais bien Ashika dans les bras de son père qui, même si son visage était maculé de sang, ne portait plus aucune trace de coups.
Sa fille l'avait soignée, son corps relâchant une accumulation plutôt impressionnante ! J'étais estomaquée et encore, le terme me semblait faible. Warren souleva sa fille et s'avança vers nous, d'une démarche souple, assurée, conquérante presque. Il passa devant tout le monde sans un mot, sans même un regard et disparut à l'intérieur. Mon inquiétude prenant le pas sur tout le reste, je courus presque à sa suite, grimpant directement dans la chambre d'Hachi, sachant qu'il y était. Quand j'arrivai, il recouvrait sa fille d'une couverture et repoussai les cheveux de son front.
— Elle va bien ? soufflai-je, le cœur un peu patraque.
— Je la sens à nouveau, murmura-t-il. Sa lycan. Comme si elle sortait d'un long sommeil.
— C'est une bonne chose, n'est-ce pas ?
Son sourire, magnifique, qui ne réussit pourtant pas à adoucir la dureté de son regard. L'obscurité qui s'y tapissait.
— Il faut qu'on parle de l'attaque, Warren, dis-je.
— Plus tard.
J'ouvris la bouche, prête à forcer, mais me retins.
— J'attendrais.
— Je sais, dit-il.
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