43 | Warren
« People tend to complicate their own lives,
as if living weren't already complicated enough. »
Carlos Ruiz Zafón, The Shadow of the Wind.
Je grimaçai quand Todd cria un bon coup, motivant Hachi de sa voix forte. Il se mit en position de pompes et ma fille l'imita, en sueur et essoufflée. Todd m'avait demandé s'il avait une certaine limite physique de la part d'Ashika à surveiller pendant son entraînement. Les derniers rendez-vous médicaux de ma fille étaient tous bons. Le seul professionnel qui restait rôdé dans les parages pour les biens de tous n'était autre que le Docteur Pratt. Il avait arrangé son emploi du temps pour me voir moi aussi quand il venait pour Ashika. Il passait moins son temps au Fief, peut-être parce qu'il avait repéré les personnes qu'il voulait avoir à l'œil.
La voix vibrante de Todd hurla de nouveau plusieurs ordres. Lui et Hachi se mirent à faire des sauts en extension avant de courir quelques mètres rapidement, puis de revenir et de sauter de nouveau. C'était un parcours du combattant qu'il lui faisait, mais ça durait depuis une bonne semaine déjà. Et j'étais presque sûr qu'Ashika arrivait toujours à l'heure pour son entraînement. Joshua s'était joint à eux pendant un ou deux jours, puis lui aussi avait eu droit à la reprise de son parcours. Cette nuit, Evy les réveillerait. Comme la dernière fois. Et comme la dernière fois, elle les embarquerait pour deux jours, sauf que cet épisode se faisait purement sous leur forme de lycan. Pas de fringues. Pas de mains. Pas de pieds. Du poil, des griffes et des pattes.
Heureusement que j'avais réussi à négocier deux jours avec elle, sinon je n'étais pas sûr de récupérer encore des gamins, mais simplement des lycans qui ne pouvaient plus basculer sous leur forme humaine. Effrayant, mais possible. Peter, l'un des Cadets, avait mis un jour de plus à reprendre le dessus sur son lycan. Comme si celui-ci s'était senti assez en danger pour prendre un contrôle entier sur l'humain. À surveiller.
Suite à la première immersion d'Evy, j'avais vu différents groupes de Cadets se parler de tout ça. Dax, qui était le fils du Krig de Nouvelle-Galles-du-Sud, faisait son entrainement ici. Le Fief qui était rattaché au territoire de Gann. Il se nommait Alaric Danton et c'était un homme qui avait été lui aussi formé par Marcellus. Vous trouviez de tout parmi les Krigs, mais la plupart d'entre nous étaient passés entre ses mains. Je ne savais toujours pas si c'était une bonne ou une mauvaise chose, mais je voulais apprendre différemment à Joshua.
J'étais inquiet pour lui. Lilibeth se rapprochant de son terme, il semblait moins stable à cause de cette nouvelle. Je ne savais pas si l'éloigner d'elle était curatif ou dommageable. J'y réfléchissais encore.
Lili était clouée à la maison, chouchoutée par Dom qui ne cessait de lui demander si elle avait besoin de quelque chose avant qu'elle ne bouge. Parfois, c'était drôle. Parfois, Lilibeth se mettait à pleurer comme si son monde se renversait encore une fois. Elle m'avait confié vouloir passer du temps avec sa mère après l'accouchement et j'étais tout disposé à lui en donner. Elle savait qu'elle pouvait vivre ici, mais peut-être avait-elle besoin de temps aussi pour apprendre à vivre avec un enfant dont le père était mort il y a quelques mois.
Je soupirai doucement et sentis mon portable vibrer. Un mail d'Arkan. Il me faisait savoir que sa liste était prête et qu'il pouvait passer à n'importe quel moment me la donner.
Je me frottai la nuque et laissai ma fille entre de bonnes mains. Je repassai par la maison, trouvant Lilibeth allongée sur le canapé, sa tête sur les cuisses d'un Abel qui dormait profondément. Cela faisait trois nuits que mon Ritter avait le sommeil fuyant. Trois nuits d'insomnies pour notre Abel n'étaient pas bonnes, ni pour lui ni pour nous. Malgré tout, il semblait se laisser faire par ma sœur et elle arrivait souvent à le calmer, rien que par sa présence. Je l'avais remarqué après plusieurs jours d'observation. Les interactions entre Evy et Abel étaient toujours aussi amusantes. J'avais surpris ma sœur en train de demander à mon Ritter comment on faisait un câlin à quelqu'un. Un vrai câlin. Je n'étais pas resté pour entendre la réponse d'Abel, mais je savais qu'il était franc avec ma sœur. Qu'il serait le plus à même de lui expliquer.
Lili tourna doucement la tête vers moi et je m'approchai lentement. Elle me tendit sa main et je la pressai contre mon torse. Elle avait les yeux rouges, des cernes, et un magnifique ventre rond de huit mois. Elle semblait vraiment au bout du rouleau.
_ Je t'en prie, ne me fais plus regarder un seul de tes films romantiques. Comment peux-tu seulement oser regarder ça ? La fierté, tu connais ?
_ Grease est une anthologie. Tu devais de le regarder.
Elle émit un léger rire, puis roula sur le côté, fourrant son nez contre la jambe d'Abel.
_ C'est plus facile quand l'un de vous me touche, murmura-t-elle d'une voix très basse.
_ Sais-tu pourquoi ? soufflai-je en caressant sa tempe.
Elle secoua la tête, à la fois inquiète et curieuse.
_ La petite lycan dans ton ventre ressent les énergies qui l'entourent. Elle reconnaît la meute comme une sécurité, elle aura tendance à se tendre vers elle, ou à apprécier que tu te presses contre pour en ressentir tous les bienfaits.
_ Elle reconnaît les lycans, répéta Lili.
Elle renifla un instant. Abel resta calme, mais se réveilla, ne le montrant cependant pas à Lili. Il semblait quand même inquiet, même s'il restait très immobile.
_ Si... Si Raphael avait toujours été en vie, il aurait été son alpha au début, n'est-ce pas ? Ne va-t-elle pas le chercher ?
Elle écrasa un sanglot et enfouit son visage dans ses mains, son corps mince tremblant doucement. Elle hoqueta quand les bras d'Abel s'enroulèrent autour d'elle et qu'il se recroquevilla autour d'elle. La douleur de Lilibeth était la nôtre ces derniers temps. Comme si le terme réveillait toutes sortes de souvenirs, d'enjeux, mais aussi de douloureuses étapes à traverser. Seule.
Nous avions beau être là pour elle, jamais nous ne remplacerions Raphael. Il était irremplaçable.
_ L'énergie de Joshua, qui est semblable à celle de Raphael, pourrait l'attirer plus que les nôtres. C'est un fait, murmurai-je. Elle reconnaîtra sa famille, ne t'inquiète pas de ça. Je serais là pour l'y aider si jamais elle ne trouve pas ce qu'elle cherche. D'accord ?
_ Je ne vais pas y arriver, Warren. Je ne peux pas faire ça toute seule. Je ne suis pas assez–
Abel posa sa bouche contre son oreille et elle ferma les yeux, soufflée par une douleur sans nom.
_ Tu n'es pas toute seule. Tu n'as pas à l'être. La meute n'abandonne personne.
_ Et si Aslander ne voulait pas que je reste avec vous ? sanglota Lilibeth. Et s'il m'envoyait ailleurs ? Et que je ne pouvais pas revoir Joshua ? Et que...
Les larmes de Lili résonnèrent entre nous. Ce n'était pas la première fois qu'elle craquait, mais c'était la première fois qu'elle posait cette question toute particulière.
_ Ani ne t'enverra pas là où tu ne veux pas être, Lili. Nous y veillerons, soufflai-je. Ta famille est ici maintenant. Nous te soutiendrons. Joshua aussi.
Lilibeth enroula ses bras autour de son ventre et continua de sangloter, écoutant les paroles rassurantes d'Abel. Comme si Dom avait senti que ça n'allait pas, il apparut à son tour dans le salon. Je le laissai prendre le relais, même Abel céda sa place. Lilibeth s'installa sur les jambes de Dom, s'enroulant contre lui comme s'il était sa dernière bouée.
Abel me suivit dehors, puis nous rejoignîmes mon bureau pour attendre Arkan. Lilibeth était très fragile et nous devions être attentifs à ce qu'elle ne sente jamais seule. Ce serait dramatique. Pour sa santé et pour celle de sa future petite fille. Cela me rappelait doucement les jours précédents la naissance d'Ashika. Comme je l'avais désirée. Comme j'avais souhaité qu'elle soit en bonne santé et heureuse.
Abel tapota mon épaule. Nous marchâmes en silence jusqu'à mon bureau et je me laissai choir dans mon siège. Abel s'installa sur le canapé et pencha doucement sa tête sur le côté.
_ Qu'as-tu demandé à Arkan ?
_ Comment sais-tu qu'il vient ?
Il tira le talkie-walkie de sa poche et l'agita en haussant un sourcil.
_ Crache le morceau.
_ Tu sais bien qu'il a fait entrer des lycans qui n'étaient pas du Fief ici. Des lycans qui ne font pas partie de sa meute.
_ C'était la chose que je supportais le moins.
_ Ont-ils fait des rondes ?
_ Pour certains, oui, admit Abel en grimaçant. Crois-tu que l'informateur se trouve dans la liste ?
_ Si c'est le cas, c'est encore pire que ce que je pensais, soupirai-je.
Le talkie-walkie émit un grésillement avant que Gabin s'annonce.
_ Gabin à Abel. Abel, tu es là ?
_ Toujours au poste, ronchonna mon Ritter.
_ Warren en visu ?
_ En plein de ma ligne de mire.
_ Alors, dis-lui que je veux lui parler. Maintenant. À la cabane.
_ OK. La cabane c'est...
_ Il saura où me trouver, termina Gabin sur un ton sec.
Puis la fréquence se coupa.
Et merde. Ça n'annonçait rien de bon.
Arkan arriva assez rapidement à ma grande surprise. Après tout, il avait un peu plus de route que ça normalement jusqu'ici. Avait-il été dans les parages ? Il n'y avait pas grand-chose ici. Ou il avait tout simplement pris de l'avance sur la route. Il me donna une brève accolade, salua Abel d'une main. Ce dernier resta dans le canapé et laissa Arkan m'expliquer rapidement comment la liste avait été élaborée. Il y avait plus d'une centaine de lycans qui n'avaient pas été du Fief et qui avaient été réquisitionnés. Cent personnes tout aussi potentiellement coupables du crime commis contre Ashika. Je déglutis difficilement ma salive et laissai Arkan repartir à cause d'une urgence.
Je me laissai tomber dans mon siège pendant qu'Abel relevait la liste sous ses yeux. Il attrapa un surligneur bleu et me fit signe de venir à côté de lui. On s'installa sur les deux sièges disponibles devant mon bureau.
_ Ce Freiherr-là n'a aucune idée de comment s'y prendre pour monter un coup pareil. Et ces deux lycans sont à lui. Donc, franchement, pas coupable.
_ Et s'ils étaient sous notre nez, Abel ? Si pendant tout ce temps, je m'étais fourvoyé sur cette alliance. Bon dieu, même Arkan pourrait être responsable à ce stade. Et je le connais depuis si longtemps que je ne pense même pas cela possible.
_ Écartons une première partie, me tempéra Abel. Voyons ceux qui restent après ce premier tri. Si c'était vraiment Arkan (il agita les feuilles), il n'aurait pas été très malin de nous donner ça. Mais, même si je le détestais, il a été là pour toi et pour le Fief. Ce n'est pas ta faute s'il ne sait pas gérer tout ça comme il se doit. Je lui reproche surtout de ne pas nous avoir écoutés.
_ Tu m'en voulais, soufflai-je. Je ne pense pas que tu étais ouvert au dialogue.
_ Au moins, on sait qu'il n'est pas fait pour être Krig.
_ Pourtant, il devait le devenir, remarquai-je, me remémorant nos années de jeunesse. Il était sur la liste des Krigs-an, comme moi.
_ Mais Marcellus t'a choisi n'est-ce pas ?
_ Il a choisi Alaric et Gaitus sur la liste, remarquai-je. Il a fait comprendre à Arkan que jamais il ne pourrait devenir Krig parce qu'il était trop faible. Tu sais, Alaric et Gaitus à l'époque avaient déjà leur territoire. Et si Marcellus ne voulait pas que je devienne Krig, c'était parce qu'il n'avait pas de territoire pour moi. J'avais Ani par contre et ça, ça change beaucoup de choses.
Gaitus était le Krig sous le Koning qu'était Thatcher. Pas un cadeau, mais Gaitus avait toujours eu des réserves.
_ Arkan Krig d'Aslander, laisse-moi rire, ricana Abel.
_ Surligne-moi ceux que tu penses condamnables. Et en jaune, note ceux qui sont en difficultés financières.
_ Ça ne voudra rien dire.
_ Fais-le, grognai-je.
Je sortis de mon bureau, direction la cabane. Ce n'était rien d'exceptionnel. Un pigeonnier que Gabin adorait tout particulièrement, car il avait une vue fantastique à 360 degrés sur la Réserve. Je courus un peu, histoire de rejoindre Gabin au plus vite. Evy ne lui rendait pas la vie facile et elle semblait commencer à s'acharner. J'aurais dû l'arrêter.
J'aurais dû faire confiance à Gabin. Mais le doute était insidieux et m'empêchait d'être pragmatique.
Je dus continuer jusqu'à la Réserve avant de me faufiler à quelques kilomètres de l'accueil. Je trouvai Gabin à faire les cent pas à côté de la cabane. La lycan d'Evy était à quelques mètres de lui, l'observant.
En arrivant à côté de lui, je sentis sa colère et son inquiétude. Gabin se figea en me voyant et son visage n'eut aucun secret pour moi. Parce que nous nous connaissions depuis longtemps. Parce que nous avions construit une bonne partie de la Réserve ensemble.
Tout comme j'avais perdu Mazakeen, mon double à la Brigade Noire.
J'étais en train de perdre une autre personne de confiance qui m'avait toujours soutenu, toujours fait confiance, toujours poussé à être meilleur.
_ Gabin, soufflai-je.
_ Je suis sincèrement désolé si un jour je t'ai poussé à douter de ma loyauté. Je n'ai jamais été un lycan. Je n'ai jamais eu besoin de l'être pour que tu puisses me confier une partie de ton foyer, Warren. Comme je suis désolé d'avoir pu te donner l'impression d'avoir trahi notre confiance mutuelle.
_ Gabin, écoute-moi, l'interrompis-je en levant mes deux mains devant moi.
_ Non, Warren ! s'écria Gabin, la voix tremblante. Je n'ai jamais rien fait qui pourrait te faire douter de ma loyauté envers cette Réserve. Cet endroit est mon foyer autant que le tien. Ne crois-tu pas que j'ai compris la raison pour laquelle elle me suit tout le temps ? Crois-tu que personne n'est au courant que tu cherches les coupables des abominations faites à ta fille ? Ta fille, Warren, que j'ai vue naître. Que ma femme a chéri comme si c'était la sienne. Dis-moi, en as-tu parlé à Ashika ? Lui as-tu demandé si j'étais coupable de son viol ?
_ Ce n'est pas ce que tu crois, soupirai-je.
_ Alors, explique-moi Warren. Qu'est-ce que ta sœur cherche ? Pourquoi me suit-elle partout comme si je cachais le pire des secrets ? Pourquoi m'observe-t-elle comme si j'étais sa proie et qu'un simple mouvement indiquerait ma mort spontanée hein ?
_ Tout le monde sait que je cherche des gens ? murmurai-je.
_ Ta sœur ne rend pas les choses simples, Warren. Et elle n'est plus assez discrète pour faire comme si je n'étais pas surveillé pour mes mauvaises actions. Que tu me penses capable de faire ça, de fomenter toute cette histoire !
_ Il y a un informateur, Gabin, admis-je après qu'il ait repris ses cent pas. Je dois le trouver.
_ Ce n'est pas moi Warren ! hurla Gabin. Sois tu le comprends maintenant et tu lui fais comprendre à elle. Soit je démissionne. Je ne peux pas rester ici en sachant que tu n'as pas confiance en mes gestes.
Je pivotai vers Evy qui se tenait là, assise sur son arrière-train, attendant sûrement que je donne raison à Gabin. Mais elle avait tort, ce n'était pas lui. Ce n'était tout simplement pas possible. Il aimait Ashika comme son enfant. Il n'en avait jamais eu avec sa femme. Et elle avait toujours été très importante à ses yeux. Sa femme avait passé tellement de temps en randonnée avec Ashika.
Ce n'était pas possible.
_ Voici ma lettre, soupira Gabin comme je ne disais rien.
Il me tendit une enveloppe blanche et me la colla contre mon torse. Je la rattrapais avant qu'elle ne tombe.
_ La prochaine fois que tu dois mettre quelqu'un à la porte, n'envoie pas ta sœur, Warren, gronda Gabin.
La pique me toucha, et ébranla une autre partie de moi. Evy voulut s'approcher, mais je sifflai de mécontentement et elle se soumit à mes pieds. Gabin voulut me contourner, mais je lui agrippai le bras. Il me lança un regard mauvais, que je lui avais très rarement connu.
_ Ce n'est pas toi, murmurai-je. Mais il y a potentiellement un coupable chez toi et je veux le trouver, Gabin. Aide-moi.
_ C'est comme si je te demandais de regarder dans tes hommes s'il n'y avait pas un coupable, Warren. Réfléchis, bon sang ! Tu crois vraiment que je peux te balancer trois personnes comme ça ? Sans réfléchir à l'impact que cela pourrait avoir sur leur vie.
Un élan de puissance fit vibrer mes jambes et soudain, Evy se pressa contre mon flanc, complètement nu. Elle frotta sa joue contre la mienne et je me retins de la repousser.
_ Tu as quelque chose à dire, lycan ? grondai-je contre sa tempe.
_ Ce n'est pas Gabin.
_ Grande nouvelle, grinça l'intéressé pas effrayé par le regard vide de ma sœur.
_ Mais j'ai trois suspects. Je voulais te les dire, souffla Evy.
_ Tu ne connais rien d'eux. Si tu n'es pas sûre de toi, je t'en prie, réfléchis aux paroles que tu vas prononcer, soupira Gabin visiblement exténué.
Et elle nous les énuméra.
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