35 | Ashika
« Jour après jour, rien ne semble changer,
Mais tu te réveilles un jour et tout est différent. »
CS Lewis.
L'air portait encore l'odeur de la pluie. L'herbe affichait quelques stigmates et un léger vent soufflait. Ce n'était pas désagréable, même plutôt l'inverse. Il était un peu plus de quinze heures et j'étais toute seule. Vraiment seule. C'était le deal entre papa et le docteur Pratt. Si au début ça avait été compliqué, pour moi, maintenant, je voyais le tout d'un autre œil. Nous savions tous les trois que tout le monde savait exactement où je me trouvais et ce que je faisais, mais le docteur Pratt avait dit que c'était un travail important pour moi. Pas sûre que papa adorait l'idée, mais il se prêtait volontiers au jeu, parce qu'il fallait faire bouger les choses. Pas à pas. Sans trop se mettre de pression. Mais sans faire du surplace non plus. Ce qui était arrivé ce matin prouvait bien que tout n'irait pas mieux d'un claquement de doigts.
Il y avait des jours avec et des jours sans. Une fois cette idée en tête j'avançai sans trop de soucis. Je n'aurais pas été jusqu'à dire que tout me semblait alors plus facile, mais le savoir me permettait de relativiser et surtout, de me dire que les progrès viendraient au fur et à mesure.
Des voix me parvinrent et je relevai la tête de mes pieds pour aviser une partie du Contingent en plein entraînement. Vu comme ça, facile de croire que c'était équivalent à ce qui se passait pour les recrues du Fief, mais en fait, rien à voir. Même pas comparable.
Ici le niveau explosait tous les records et pourtant, tout le monde suivait la cadence sans faiblir, pas même les petits nouveaux. Maze m'avait expliquée il y a longtemps que ça lui rappelait l'entraînement militaire, avec les ordres hurlés par les gradés et l'interdiction de montrer une quelconque faiblesse. Si vous aviez le malheur de dire que vous n'en pouviez plus, vous pouviez être sûr qu'à la fin du parcours, on vous rajoutait des pompes justes pour avoir osé vous permettre une telle remarque. Au Contingent les exercices se déroulaient toute la journée. Pas de temps mort. En même temps il fallait pouvoir occuper autant de lycans dans un espace restreint, sans guerre en vue. Alors pour ne pas laisser tout ce beau monde se ramollir, les gradés faisaient preuve d'une ingéniosité sans bornes. J'aimais bien venir observer tout ça. Au-delà du fait de ne pas être totalement toute seule, c'était un bon moyen pour moi d'analyser les mouvements. De garder un pied dans mon apprentissage sans pour autant y prendre part. Mais ça allait changer. C'était aussi une évolution que le docteur Pratt attendait, papa encore plus. Todd, un des trois Asters du Contingent, compreniez les généraux, avait proposé de s'occuper de mon entraînement, me disant que c'était la seule façon pour lui de m'aider dans tout ça.
Mon oui sincère m'avait fait du bien, me permettant d'arrêter de ressasser. Du moins en partie. Il fallait que j'avance et quoi de mieux pour ça que de reprendre les habitudes d'avant ? Après, je n'étais pas naïve au point de croire qu'il fallait juste un peu de détermination. Les cauchemars continuaient de me réveiller en plein milieu de la nuit, un mélange de souvenirs bloqués et de peurs plus si enfouies que ça. Ma lycan demeurait inaccessible, me faisant parfois douter de sa présence. Néanmoins, je m'accrochais à mes réussites. Je m'y cramponnais même.
Mes yeux captèrent Mera, une lycan qu'Aslander avait envoyé pour remplacer Elisheva. Elle me faisait beaucoup penser à Evy, peut-être parce que toutes les deux avaient plus en commun que je ne m'en doutais. Son corps était fin, tout en muscles. Elle était d'une souplesse remarquable et j'en savais quelque chose après avoir passé des heures à l'observer entraîner des lycans du Contingent. Ça avait un côté apaisant que je n'aurais su expliquer. Le docteur Pratt avait souri lorsque je lui avais raconté mes occupations durant cette heure de « liberté ».
Mera se mit en position et accomplit plusieurs mouvements en à peine un battement de cils. Rapide, efficace, mortel. Les hommes, tous alignés, mains dans le dos, n'en loupèrent pas une miette. Cet enchaînement, je ne le connaissais pas. Combien de positions avait-elle apprises au cours de sa longue existence ? Tante Evy était capable de la même chose ? Fascinée, j'observai les lycans tenter de suivre le même enchaînement, mais ce fut bien moins intéressant. Tous, ils étaient trop droits, trop raides et il y avait toujours ce passage qui bloquait, ce qui faisait qu'ils devaient recommencer depuis le début. Kaez, un des Mihrs, fut celui qui réussit le mieux. Enfin, tout était relatif. Ce n'était pas tant le jeu des jambes et des bras qui posaient soucis, mais plutôt l'équilibre même du corps dans son ensemble. Difficile à expliquer.
— Tu y arrives, toi ? demandai-je.
Mes yeux coulèrent sur Todd, jambe légèrement écartée, mains dans le dos. Position de base pour un homme tel que lui. Il avait un visage fin, au faciès plus doux que dur. Ses yeux semblaient manger son visage, lui donnant un peu air effaré.
Je venais ici depuis un peu plus d'une semaine maintenant. Parfois Todd s'approchait, d'autres fois il préférait rester en retrait et me garder à l'œil de loin. Quand je vous disais que papa n'avait même pas à s'en faire.
— Il faut des années pour arriver à une telle maîtrise. C'est un très bon moyen d'utiliser la tension de ton corps pour la modeler en force.
Je hochai la tête. Mera se déplaça derrière Kaez pour placer correctement son genou.
— Pourquoi les Godar ne passent pas par le Contingent ?
— Certains le font, d'autres sont des recrues d'un Krig. Ce qu'on demande à un soldat et un Godi n'est pas pareil. Leurs missions diffèrent en tout point.
— Ça demande un autre type de mental ?
Ses lèvres se pincèrent.
— À la naissance, bien des lycans sont appelés à vivre dans le sang et l'horreur. L'entraînement d'un Godi est un mode de vie. Quand tu le deviens, tu renies tout le reste. Quand tu es soldat, ce n'est pas pareil. Tu jures fidélité au Kaizer, sans pour autant tout laisser derrière toi.
— Être un Godi ou faire partie du Contingent, c'est suivre un code d'honneur en fait. De la même façon que les samouraïs avec leur bushido.
Todd ne se retint pas de rire devant ma comparaison qui en disait long sur mes connaissances. Et mes lectures.
— On peut dire ça, oui. C'est un point de vue intéressant.
Je me sentis rougir jusqu'à la pointe des cheveux et creusai le sol avec le bout de ma chaussure. Ma montre émit un petit bip, m'indiquant qu'il était l'heure que je retourne au niveau du Fief.
— À demain, Ashika.
— Oui, murmurai-je.
Je lui fis un signe de la main et quittai les alentours du terrain d'entraînement pour reprendre le chemin que j'avais emprunté à mon arrivée.
Le docteur Pratt trouvait important que j'ai des interactions humaines avec d'autres personnes extérieures à mon cercle de base. Certes je ne jouais pas trop compliqué avec Todd, mais pour l'instant, il semblait que ce soit le mieux à espérer de ma part. Je savais très bien qu'en parlant de socialisation, le doc aurait préféré que je me tourne vers des jeunes de mon âge ; les nouvelles recrues en somme, histoire de partir d'une page vierge avec eux. Mais j'avouais que ça n'avait jamais été mon genre, même avant tout... ça. Pas que je sois une sauvageonne qui ne savait pas parler aux autres, mais lier de nouvelles amitiés m'avait alors semblé un tantinet inutile en considérant le poids de Wolfgang et Magnus dans ma vie. Maintenant bien sûr, tout semblait différent parce que tout l'était. Du coup, je comprenais pourquoi cet exercice de la part du docteur Pratt. Mieux que je ne l'aurais cru même.
Aller vers les autres.
Retrouver un rythme.
Reprendre l'entraînement.
Laisser papa m'atteindre.
Ne pas être triste parce que Joshua s'éloignait.
« — Ce n'est pas tant qu'il s'éloigne de toi, Ashika, c'est juste que jusqu'à présent, il était le seul que tu laissais approcher et entrer dans ta bulle et maintenant qu'il est plus occupé, tu te retrouves toute seule.
— Qu'est-ce que je dois faire alors ?
— Trouver un rythme. Le tien. T'occuper la tête. Et tu auras moins cette sensation erronée d'abandon. »
Ma routine s'était donc inscrite au fil des jours, m'empêchant de ruminer et de laisser la peur et les ténèbres m'habiter. Au moins pour un temps. Parce que le docteur Pratt avait raison ; plus je m'occupais et mieux ça allait. En fait, c'était d'une logique implacable. Et tant que j'arrivais à trouver mon rythme dans tout ça, alors ça ne pouvait qu'être positif.
Le murmure de voix me parvint et je me rappelais qu'aujourd'hui, mercredi, les Cadets étaient libérés plus tôt de leur classe et de leurs nombreuses sessions avec les Ritters. Même si nous étions dans un Fief, l'emploi du temps général devait prendre en compte le fait que les Cadets restaient des adolescents et que des moments à eux étaient primordiaux.
Manque de pot pour moi, je ne fis que croiser des nouveaux, dont le regard se harponna à moi pour ne plus me lâcher.
— C'est elle, non ? Tu sais la fille qui s'est–
— Je croyais qu'elle devait suivre le même entraînement que nous.
— Moi, je ne pourrais pas.
Je gonflai mes joues et soupirai à l'intérieur de ma tête. Je ne pouvais pas leur en vouloir. Je savais ce qui se disait de moi à l'extérieur du Fief, mais aussi dans les baraquements des Recrues. Les rumeurs à mon sujet fusaient plus vite que tout le reste, me plongeant au cœur de certaines discussions sans même le vouloir.
— Hachi !
N'ayant pas eu conscience que j'avais baissé la tête pour regarder mes pieds en mouvement, je la redressai vivement. Wolf, tout sourire, me rejoignit à grandes enjambées, s'arrêtant devant moi.
Je renouais peu à peu le contact avec lui et ça s'avérait bien plus facile que je ne l'aurais cru.
« — Tu te freines toute seule.
— C'est parce que j'ai peur de ne pas correspondre à ce qu'ils attendent de moi.
— Si Wolf est suffisamment malin, crois-moi, il se contentera de qui tu es maintenant. »
— Salut, soufflai-je.
— Tu vas voir le doc ?
Un simple hochement de tête de ma part.
— Je t'accompagne.
Il m'emboita le pas et nous traversâmes une partie du Fief pour rejoindre la petite dépendance où pendant deux heures, tous les deux jours, je voyais le docteur Pratt. Wolf fut intarissable sur le dernier cours auquel il avait assisté un peu plus tôt dans la journée, cours partagé avec les Cadets les plus anciens. Ces derniers étaient très souvent séparés pour les cours, ce qui semblait tout à fait normal. Wolf avait donc quelques cours en commun avec Joshua, mais pour le reste, ils étaient avec ceux qui auraient dû constituer mon groupe à moi aussi. Bon, c'était encore différent pour les enfants nés au Fief, mais ça. Si certains avaient pu voir quelques privilèges, pour nous, c'était juste normal. Abel devait souvent remettre les autres à leur place concernant la petite poignée d'entre nous.
— Demain on attaque notre premier vrai entraînement avec Evy.
Ils allaient tous très vite se rendre compte que Calder était un bébé ourson à côté d'elle. Bon sang, même papa semblait un peu stressé à cette idée. L'infirmerie n'allait pas désemplir à partir de maintenant. Pas sûre que ça plaise à Lily. Dom ricanait à ce sujet, mais ça restait un rire un peu jaune.
— J'ai peur qu'à côté d'elle, Calder ne soit que du pipi de chat.
Je ris. Tous les enfants nés au Fief supportaient mieux les coups de Calder et des autres, pour la simple et bonne raison que notre formation avait commencée alors que nous étions tous encore très jeunes. Nous avions une longueur d'avance sur tous les autres. Enfin, pas moi. J'étais à la ramasse.
Sur un carré d'herbe, un ballon passait de main en main, rappelant ces scènes dans les séries se déroulant sur un campus universitaire. Puisque le soleil pointait enfin le bout de son nez, tout le monde semblait vouloir en profiter. Je repérai le groupe de Joshua sans difficulté. Hasna fut la première à me voir et elle me fit signe, ses lèvres s'étirant en un sourire chaleureux.
Hasna était une jolie fille, gentille et très attentive, du moins, du peu que j'avais pu en voir d'aussi loin que je me tienne. Elle avait quelques formes au niveau des hanches et son visage un peu rond inspirait tout de suite la sympathie.
Malgré tout, hormis lorsque nous avions été présentées, je ne lui avais plus adressé la parole.
« — Et Hasna alors ?
— Quoi ? bougonnai-je.
— Elle a ton âge et ne semble pas être le genre de fille à parler pendant des heures de garçons ou de maquillage, je me trompe ?
Je haussai les épaules.
— Vous voudriez que je lui parle ?
— Tu ne le veux pas ?
— J'en sais trop rien. Je n'ai... pas l'habitude d'avoir des copines.
— Et son rapprochement avec Joshua ?
— Vous essayez de me faire dire quelque chose en particulier ?
Le docteur Pratt secoua la tête, amusé que je l'aie percé à jour si facilement. Enfin, avec lui, tout était voulu.
— Tu as déjà été amoureuse, Ashika ?
— Probablement. J'ai eu un béguin pour Abel quand j'étais plus petite. Je ne jurais plus que par lui.
Il hocha la tête, en attendant un peu plus de ma part.
— Avant... avant tout ça, Magnus m'avait embrassée. Le soir de mon anniversaire. Mais si lui était amoureux de moi, ce n'était pas mon cas.
— Et Wolfgang ?
Je secouai vivement la tête.
— Le fait qu'Hasna soit devenue un peu particulière pour Joshua, ça ne te dérange pas ?
— Je suppose que si, répondis-je. »
Je lui rendis son signe avant de détourner le regard. Aucun signe de Joshua. Il devait être avec Abel, si ce dernier n'était pas avec Evy, bien sûr.
— Tu es à la maison ce soir ? m'enquis-je.
— Ouaip. Et je compte bien te laminer encore à Mario.
Je levai les yeux au ciel et le laissai croire ça. Nous nous éloignâmes un peu de toute cette agitation pour nous retrouver devant la maisonnette. Je ne fus pas surprise de découvrir le docteur Pratt, profitant lui aussi du beau temps.
Il salua Wolf d'un geste de la tête et nous entrâmes pour débuter notre séance.
* * *
Ce fut Maze qui m'accueillit à la maison. Trop heureuse de la revoir après son mois d'absence, je ne la lâchai pas une seule seconde. Je l'interrogeai beaucoup sur son équipe aux États-Unis et sur la vie dans le Delaware. Elle me parla de la meute du coin, dont l'Alpha était un très jeune lycan, plus vieux que moi de quelques années. Elle ne cacha pas sa tristesse de déjà quitter sa nouvelle équipe, mais elle était contente de revenir ici pour reprendre sa vie.
Je demandais des nouvelles de Mana et ne ressentis ni joie ni tristesse lorsqu'elle m'apprit qu'elle avait choisi de laisser le chien là-bas. Je n'aurais pas été capable de le récupérer et de m'en occuper. Pas tout de suite en tout cas.
Je lui parlais un peu de ces dernières semaines ; de la dispute stupide avec papa qui avait conduit à mon hospitalisation, du travail avec le docteur Pratt et de ma prochaine reprise de l'entraînement avec Todd. Nous parlâmes longtemps. Des heures. Jusqu'à ce que papa surgisse sur le pas de ma porte, nous indiquant qu'il était plus que l'heure de manger. Maze s'excusa, ne pouvant rester plus. De toute façon elle revenait demain avec la Brigade pour quelques jours. J'avais hâte. Papa la suivit à l'extérieur et comme tous les autres dans la cuisine, nous firent mine de ne pas y prêter attention.
Ce soir-là, il y eut quelques Ritters de papa qui restèrent avec nous. Abel massacra Wolf à la console et je laminai Yuri haut la main lorsqu'il passa en coup de vent.
Parfois, c'était un peu comme un retour dans le passé. Comme si rien ne s'était passé et que la vie avait suivi son cours, tout simplement.
Je faisais comme me le disait le docteur Pratt. Je prenais ce qui s'offrait à moi et j'avançai pas à pas. Sans me presser.
* * *
Hey vous *w* Il reste 19 chapitres avant la fin de la partie 1 et laissez-moi vous dire que celle-ci va se finir assez... mal ? :o je n'en dis pas plus ; je tease un chouïa et maintenant je retourne à mon boulot, j'ai une séance qui arrive !
Des bisous à vous <3
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