25 | Ashika

« You only live once, but if you do it right, once is enough. »

Mae West.

Il y avait dans la pièce une odeur un peu aigre, qui prenait au nez, preuve du fait que personne n'avait pensé à aérer depuis un moment. Je repoussai les épais rideaux et l'éclat du jour me fit cligner des yeux, dans une vaine tentative de me protéger. La fenêtre donnait sur une partie de la forêt, où on ne percevait que des arbres et quelques touffes d'herbe de-ci de-là.

Mon souffle forma de la buée et je me pris au jeu de dessiner une bulle, de celle qu'on trouvait dans les mangas avant de l'effacer. Je me tournai et soupirai en voyant toute la poussière sur les meubles. Je ne comprenais pas pourquoi cette pièce avait été laissée à l'abandon, la trouvant plutôt agréable. Un petit coup d'aspirateur et de ménage et le tour était joué. Au mur, il y avait quelques vieux tableaux un peu bizarres, qui me mettaient mal à l'aise sans trop de raison. J'évitai de les regarder, comme s'ils étaient dotés d'yeux capables de m'épingler.

Dans mon gros pull en maille, je frissonnai et l'un de mes doigts glissa sous mon élastique. Depuis que j'avais rencontré le psy sur le pas de la porte, je n'avais pas ressenti le besoin de le faire claquer. Je ne voyais pas forcément ça comme une victoire personnelle, plutôt comme un mieux.

Abel me disait souvent qu'il fallait que je me contente d'avancer pas à pas et d'accepter tout ce qui était mieux, parce qu'il n'y avait pas de petites victoires dans ma longue bataille. Lui, il essayait l'optimisme et ça fonctionnait assez bien avec moi. Il n'y avait pas de jugement dans son regard, pas plus que d'attente particulière. C'était agréable en comparaison de tout le reste et de tous les autres. J'avisai l'heure et me fit la réflexion qu'il fallait que je me mette au travail si je voulais montrer cet endroit au docteur Pratt.

Nous installer dans le bureau de papa ne m'avait pas semblé être la meilleure idée possible, pas plus que dans la maison. Quelque part, un lieu plus neutre m'avait paru être une piste plus intéressante. Surtout en considérant l'ouïe surdéveloppée de chaque lycan. Puisque les séances se passeraient au sein du Fief, mieux valait trouver un bon compromis entre mes besoins et les attentes du psychiatre. Papa avait donc été d'accord pour que je m'éloigne un peu du centre névralgique de la réserve, me rapprochant du Contingent. Je savais que les Soldats n'écouteraient pas. Déjà parce que papa avait été clair là-dessus, mais aussi parce qu'ils avaient bien assez à faire pour s'intéresser à ce qui se passait ici. Et puis pour papa, c'était une pierre deux coups ; même si je m'éloignai, d'autres lycans surentraînés pourraient garder un œil sur moi, même de loin.

Tante Evy était partie pour quelques jours je ne sais trop où. Je savais juste que c'était hors du Fief, ce qui ne devait pas plaire à Aslander, au vu de la discussion que j'avais surprise entre papa et lui. Mais ça ne me regardait pas, même si je crevais de curiosité concernant Evy et Nokomis, la sœur de notre Kaizer dont je n'avais jamais entendu parler. Ça me faisait un peu bizarre d'ailleurs. Aslander n'était peut-être pas du genre à tout me dire ; après tout je restais une enfant et lui un très vieux lycan, mais il s'agissait de sa sœur, pas d'un secret d'État, n'est-ce pas ? Alors oui, ça me travaillait un peu et peut-être que ça finirait par me pousser à interroger tante Evy. Ou Abel, parce que j'étais sûre que lui aussi était au courant. Je fis la moue. Et me mis au travail, laissant de côté tout le reste.

Ça ne me prit pas autant de temps que je l'aurais cru de prime abord. Une fois les meubles dépoussiérés et la pièce bien aérée, je trouvais l'endroit très chaleureux et accueillant. La petite bâtisse, qui se résumait à cette pièce et une salle de bain, était en fait une ancienne dépendance des gardes forestiers lorsqu'ils venaient faire leur rapport à papa. C'était bien avant ma naissance, mais quelqu'un avait pris soin de garder le lieu plus ou moins intact. Ça me semblait être un coin sympa pour discuter avec le docteur Pratt. Joshua avait semblé emballé lorsque je lui avais montré tout ça et il m'aurait sûrement donné un coup de main si son entraînement ne lui prenait pas tout son temps et toute son énergie. Abel était terrible dans le rôle d'instructeur, même si la palme revenait à Calder sans aucune hésitation. Je n'avais pas encore vu Evy à l'œuvre, mais quelque chose me disait que les Recrues allaient avoir très mal. Cette pensée me fit sourire un instant, puis grimacer. Je n'étais pas du genre à prêter grande attention à ce qui pouvait bien se dire sur moi, mais qu'est-ce que les jeunes d'ici se disaient en voyant la fille du Krig ?

Des coups contre le battant de la porte me firent sursauter et je relevai la tête vers le docteur Pratt. Il me sourit et ce fut naturel, plein de gentillesse et d'égards pour moi. Je crois.

— Je peux entrer ?

Je hochai la tête peut-être un peu trop vite et mes cheveux fouettèrent mon visage.

— B-bien sûr, répondis-je, un peu gauche.

Il fit un pas et engloba la pièce d'un long regard.

— C'est très chaleureux, dit-il. J'aime beaucoup.

J'entortillai mes mains dans mon dos, me retenant de me balancer d'un pied à l'autre.

— Je me suis dit que ce serait bien d'être ici, v-vous savez, pour la euh tranquillité.

Voilà que je perdais mes mots bêtement. Je me mordis l'intérieur de la bouche, me disant qu'à ce stade, mieux valait me contenter de hocher ou de secouer la tête en fonction des questions. Le docteur portait une tenue de tous les jours ainsi qu'un sac très masculin, semblable à un attaché-case.

— C'est parfait, Ashika. Et si on s'installait ?

Je le regardai faire, sortant un calepin et un stylo, ainsi qu'un de ses vieux magnétophones, qu'on pouvait encore apercevoir dans certaines séries. Lorsqu'il vit sur quoi mon regard se portait, il me montra l'objet :

— J'ai demandé à ton père s'il m'autorisait à t'enregistrer, mais il me semble que tu es la principale concernée.

— Ça ne me dérange pas. Je crois, ajoutai-je.

Il hocha imperceptiblement le menton et attendit que je me sois installée pour le faire. J'avais choisi le fauteuil, avec des accoudoirs et un imprimé de fleurs exotiques. Une table basse nous séparait et il y posa le fameux magnétophone, qui émit une petite lumière, preuve de son enregistrement. Je pouvais donc penser sans trop me tromper que la séance commençait.

J'avais vu quelques psys depuis mon retour ici, tous différents dans leur manière de débuter la conversation. Là, j'étais dans l'expectative, ne sachant pas trop si je devais dire quoi que ce soit ou juste attendre. La présence du docteur Pratt n'était pas désagréable dans le sens où il me mettait à l'aise par sa simple gestuelle, par son simple sourire.

— Je sais que tu as dû voir quelques spécialistes au cours de ces derniers mois, aussi, j'aimerais que tu ne te bases pas sur ça pour nos séances et nos échanges.

— Je peux essayer, dis-je, honnête.

Il tenait son stylo avec fermeté, n'ayant encore rien écrit.

— Nous allons tisser un lien au travers de chacun de nos échanges et tu dois avoir conscience que tu peux tout me dire ; à aucun moment je ne te jugerais, tout comme je ne pourrais pas t'offrir certaines réponses.

— Vous parlez de confiance.

— Tout à fait. Si tu ne me fais pas confiance, je ne pourrais pas travailler avec toi, Ashika. Mais ça va dans les deux sens ; moi aussi je dois pouvoir me fier à tout ce que tu me diras, il n'est pas question pour moi de discerner le vrai du faux dans tes propos.

— Je comprends.

Cette fois, son stylo se mit en mouvement, son poignet bougeant très vite, donnant l'impression que la plume ne faisait qu'effleurer le papier.

— À quoi est-ce que tu pensais avant que je n'arrive ?

Je fus un peu surprise par la question. Néanmoins, je pris vraiment le temps de m'interroger. À quoi avais-je pensé ?

— Au regard des autres, avouai-je, un peu piteusement.

— Tu as l'air d'avoir honte en le disant. Pourquoi ?

Dans un premier temps, je haussai les épaules, me disant que ça constituerait une réponse suffisante, mais le docteur Pratt attendit patiemment, voulant plus que ça.

— Avant, je crois que je m'en fichais. Je veux dire, ça ne me traversait même pas l'esprit. Parce que, peut-être, j'avais d'autres priorités. D'autres considérations.

— Comme quoi ?

— Pas les considérations des jeunes filles de mon âge, rigolai-je. Non, c'était plus... profond ? Penser aux devoirs donnés par nos instructeurs, élaborer des stratégies pour la prochaine épreuve concoctée par Abel, chercher un moyen de ne pas froisser ma mère lorsqu'elle voulait qu'on se voie.

La mine de son stylo s'arrêta.

— Tu n'avais pas envie de la voir ?

Je me retins de hausser de nouveau les épaules.

— Ma mère est une femme... compliquée. Excessivement superficielle.

— C'est un jugement très dur, tu ne crois pas ?

— Non, répondis-je. Parce que c'est la vérité. Elle déteste papa, mais à côté de ça, elle n'acceptera jamais qu'il se remette avec une autre femme. Elle est très forte pour les crises en tout genre et surtout pour attirer l'attention sur elle. Ne vous méprenez pas, j'aime ma mère.

— Parce que c'est ta mère.

— Oui. Quand elle a compris que je n'étais pas humaine, comme elle, ça lui a mis un sacré coup. D'après papa, elle a essayé, vraiment essayée, mais je sais bien qu'il a dit ça pour ne pas me faire de peine. Elle n'a rien fait du tout. Elle est partie, le laissant se débrouiller, faisant comme si je n'existais pas. Ma mère fonctionne par période.

Le docteur pencha la tête sur le côté, ne cachant pas sa curiosité. Il attendait que je poursuive.

— Quand j'avais cinq ou six ans, elle a surgi, décrétant que c'était à elle d'avoir ma garde, qu'il fallait que je grandisse dans un environnement sain, comprenez avec des humains. Quand papa a impliqué des avocats et qu'elle a compris qu'elle n'aurait pas gain de cause, elle a disparu à nouveau. Pour revenir quelques années plus tard, cette fois, essayant de recoller les morceaux avec papa avant de lui jeter des horreurs au visage. C'est un peu comme si par moment elle se souvenait qu'elle était mère et puis qu'elle l'oubliait, préférant mener sa vie comme elle le souhaite.

— Je n'entends aucun ressenti particulier quand tu en parles.

— Ça m'a fait du mal très longtemps, avouai-je. Je n'arrivais pas à me sortir de la tête que ma propre mère n'avait pas voulu de moi. Qu'elle ne... m'aimait pas assez pour rester et passer par-dessus le fait que j'étais plus comme papa que comme elle. Je me souviens avoir cherché dans le dictionnaire la définition de mère et celle de génitrice.

— Tu étais très jeune ?

— Peut-être. J'avais entendu Abel clouer le bec de maman en lui disant qu'elle n'avait aucun droit sur moi, parce qu'elle n'était que ma génitrice. J'aurais pu demander à papa, mais je ne voulais pas lui faire de peine. Maman l'accablait trop. Même quand elle n'était pas là physiquement, c'était comme un spectre autour de lui. Mais bizarrement, je ne voulais pas faire du mal à ma mère.

— Pourquoi ?

— Parce que... j'ai cru, un peu naïvement à l'époque, que tout ça était de ma faute. Maman n'avait pas forcément voulu être mère et papa avait dû se débrouiller seul avec moi. Si ma simple présence comblait papa de bonheur, j'ai appris avec l'âge qu'un simple « maman » apaisait cette dernière. Si j'avais commencé par l'appeler par son prénom...

Il hocha la tête, gribouillant et entourant quelque chose qu'il venait d'écrire.

— Tu es très proche de ton père.

— Je l'étais.

Je le dis trop vite, avec un peu trop d'empressement et le regrettai dans la seconde. Avant de me rappeler qu'il n'y avait pas de jugement dans cette pièce. Et qu'il n'y avait pas papa.

— Pourquoi cette distinction ?

Je regardai ailleurs et me retins d'attraper mon élastique pour le faire claquer. Qu'en aurait pensé le psychiatre face à moi ?

Aucun jugement, Hachi.

— Parce que c'est la vérité, murmurai-je. Ce n'est plus vraiment comme avant entre lui et moi. Entre les autres et moi.

Une boule dans ma gorge, qui menaça de me submerger. De faire monter les larmes. J'inspirai. Craquer maintenant ne servirait à rien. J'en avais assez de pleurer. Assez de chercher à m'accrocher alors que j'étais ballotée dans tous les sens.

— Je voudrais que ce soit différent, continuai-je, sans le regarder. Parce que la distance qui s'est installée entre lui et moi est douloureuse. Avant, je pouvais tout lui dire, même si je ne le faisais pas forcément, surtout pas de maman. Mais on n'avait pas de secret l'un pour l'autre. Pour autant je ne considérais pas papa comme un ami. Je trouve qu'il est important de voir la limite.

— Je trouve aussi. Qu'en est-il de Wolfgang et Magnus ?

Je pinçai mes lèvres et j'exhalai un soupir à fendre l'âme.

— Quand on grandit au sein d'une meute, on comprend ce que vivre en communauté signifie. Les liens sont puissants ; ils sont en vous, d'où cette idée de toile et de tissage. Il semble alors improbable de se dire que quoi que ce soit peut briser les liens qui vous unissent aux autres.

— C'est ce qui est arrivé ?

— Je reste la fille de mon père ; la fille du Krig Archeon, mais pour beaucoup je suis devenue une parfaite étrangère.

— Qu'est-ce que ça te fait ressentir ?

— Je ne sais pas. J'en sais vraiment rien. Parfois, j'aimerais faire semblant d'être la même pour ne plus voir les regards qu'on pose sur moi ; celui de papa surtout.

— Mais tu ne le fais pas.

— C'est bizarre de se dire que je reste fondamentalement la même, tout en étant profondément changée.

En tout cas, c'est comme ça que je le voyais. Que je le ressentais au plus profond de moi. J'ignorai si mes paroles reflétaient bien mes pensées.

— Les gens autour de moi, papa, Elisheva, Yuri et tous les autres, ils font comme si j'étais cassée et qu'il suffisait de recoller les morceaux. Et ça, ça me met dans une colère noire. Je suis pas... je suis pas un miroir brisé. Je suis une personne.

Il écrivit à nouveau. Je me penchai légèrement en avant.

— Est-ce que le fait que j'ai choisi le miroir plutôt qu'un autre objet vous indique quelque chose ?

Ma curiosité avait parlé pour moi. Le docteur Pratt sourit très légèrement, ne semblant pas dérangé par ma question.

— Peut-être, oui.

— Si j'avais choisi une tasse, qu'est-ce que ça aurait dit ? Hormis que j'aime le thé ou le chocolat chaud ?

Cette fois, il se laissa aller à rire.

— Et si on gardait ces questions pour une prochaine fois ?

Je fis la moue, un peu déçue.

— Si vous voulez.

Il reposa son calepin à côté de sa cuisse et appuya ses coudes contre ses genoux.

Son regard sembla me sonder. J'osai le soutenir quelques secondes, pas plus.

— Cette thérapie va être longue, Ashika. Toi et moi nous nous verrons trois fois par semaine à raison de deux heures tous les deux jours.

— D'accord, soufflai-je.

— Tu vas vouloir brûler certaines étapes et je peux le comprendre, mais nous allons travailler pas à pas.

Je hochai la tête, triturant mes doigts.

— Mais avant tout, je dois te poser une question très importante.

Je sentis la sueur dans mon dos, alors même que j'avais encore froid.

— Ashika, est-ce que tu veux te souvenir de ce qui t'est arrivé quand tu as été enlevée ?

Mon souffle se coupa. La réponse fut plus rapide à venir que je ne l'aurais cru.

— Oui, dis-je. Oui, oui, oui. 

* * *

Nous y voilà ;  Nate Pratt est dans la place et croyez-le ou non, mais grâce à lui, bien des choses vont bouger, pour le meilleur, mais aussi pour le pire... Vous êtes paré pour ça ? ☺️ 

Dans la prochaine partie, ce sera un format particulier puisque ce sera comme plongé dans le carnet de notes du docteur ; cette première partie sera jalonnée de notes du docteur concernant les séances menées au sein du Fief donc j'espère que le format vous plaira ! 😎

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