21 | Ashika


« Success is not final, failure is not fatal :

it is the courage to continue that counts. »

Winston S. Churchill.


Je n'arrêtai pas de relire la carte que j'avais reçue. Tant et si bien que je pouvais réciter chaque mot avec exactitude. Les filles avaient réussi à me tirer quelques larmes et pour une fois, il s'agissait de larmes de joie, voire de bonheur. C'était presque nouveau pour moi. Réapprendre à ressentir autre chose que de la peur ou de la tristesse. Je chérissais cet instant, ce qui me faisait oublier les récents événements liés à la réunion de papa avec ses Ritters. Elisheva avait été répudiée à cause de ce qu'elle avait voulu faire avec maman. Certains, les plus vieux lycans qui suivaient papa, n'avaient pas forcément compris ce choix, cette décision qui avait eu le don d'ébranler un équilibre acquis avec les décennies, si ce n'est les siècles. Est-ce que c'était de ma faute ? Cette pensée tournoyait dans ma tête et je n'arrivais pas à m'en défaire. J'en avais assez de penser de cette façon. De croire que tout venait de moi, même si on me répétait que ce n'était pas le cas.

C'était moi qui avais disparu. C'était à cause de moi si papa avait lâché son rôle pour aller s'enfoncer dans la forêt. Je soupirai et posai la carte sur mes jambes. Le netball était loin derrière moi. Qu'est-ce ça voulait dire faire partie d'une équipe maintenant ?

Une grande main se posa sur le sommet de mon crâne, me faisant sursauter parce que je n'avais pas sentis Aslander s'avancer. Je levai mes yeux sur son visage et n'eut aucun mal à discerner son loup à travers son regard.

Je ne l'avais pas vu dans la salle au départ. Je crois que j'avais été aussi surprise que tous les autres lorsqu'il avait attrapé la chaise, qu'il avait longuement fait trainé au sol, pour venir s'installer devant tout le monde, faisant passer un message tacite, que même moi j'avais compris sans mal.

— Salut gamine.

Sa voix était rocailleuse et douce. Comme à son habitude, il était bien habillé et il dégageait ce charisme qui lui était propre et qui pouvait soit effrayer, soit fasciner. Tout dépendait du degré de relation que vous entreteniez avec l'Empereur des lycans.

— Tu n'es pas venu avec Siobhane ?

Je ne l'avais pas revu depuis la mort de Raphaël et donc mon retour au Fief. Je l'avais eu au téléphone quelques fois, mais ce n'était pas pareil.

— Tu pourrais au moins faire semblant d'être contente de me voir, répliqua Aslander, bougon.

Je souris, parce qu'avec lui, c'était bien plus simple qu'avec les autres, papa y compris. Ce qui montrait bien que tout mon monde était à l'envers et que son axe n'était pas près de retrouver un sens logique. Aslander s'installa à côté de moi, tendant ses jambes devant lui et attrapant le bord de son col pour tirer dessus.

— Tu restes longtemps ? m'enquis-je.

— Jusqu'à demain matin. Je dois faire le tour de quelques Fiefs avant de rentrer.

Je hochai la tête et caressai le bord de ma carte, pensive. Aslander prenait toujours le temps de venir ici, de parler avec moi, sans chercher plus loin. Je savais qu'il voulait voir ma lycan, mais cette dernière était comme effacée. Perdue sous des tonnes et des tonnes de peur, de colère et d'oubli. Il aurait été capable de l'appeler à lui sans mal ; après tout il était le Kaizer et son emprise sur son peuple était réelle. Mais il ne forçait pas. Et pour ça je lui en étais infiniment reconnaissante. Comme papa pour tout dire. Aslander sorti une clef USB de la poche intérieure de sa veste et me la tendit.

— Tamsyn a remis quelques exercices dessus. Elle en a déjà parlé avec Lilibeth.

J'étais une Earhja et pour ça, j'aurais dû suivre un entraînement intensif au sein même du Deity. Mais même avant tout ça, ça n'avait pas été le cas. Aslander aurait pu m'obliger là encore, mais il avait accepté que je reste au Fief, tant que je suivais les instructions de l'Earhja en chef. Ce que j'avais toujours fait. Tamsyn m'avait dit que j'étais puissante. Bien plus que la moyenne et que mon potentiel était encore très loin d'être poussé à son maximum. Seulement, sans ma lycan, s'entraîner devenait compliqué, si ce n'est fastidieux. Lilibeth me faisait donc travailler sur l'anatomie du corps humain et celui, pas moins complexe, des animaux, que ce soit lycan, loup naturel ou encore les oiseaux. C'était presque aussi poussé que des études en médecine, la quantité d'informations était à la limite de l'improbable et retenir tous les noms et toutes les fonctions demandait un immense travail de mémorisation et une bonne dose de bon sens aussi. J'avais eu un but dès le départ ; pouvoir aider papa et les autres. Et maintenant Joshua et Lili entraient aussi en compte. Si Aslander avait accepté que je reste ici c'était aussi en partie parce que j'étais entourée de guerriers et qu'il ne risquait pas de m'arriver quoi que ce soit. En principe.

Mon doigt glissa sous mon élastique, mais je n'eus pas le temps de le faire claquer que mon voisin attrapait mon poignet pour regarder la marque.

— Est-ce que ça te fais du bien ? souffla-t-il.

Aslander, à sa façon, était comme Abel. Il ne jugeait pas, n'attendait pas que je sois comme je l'avais été. Non, il était très à l'écoute. Il m'écoutait vraiment, essayant de comprendre mes besoins, de cerner mes attentes. Oui, quand il était là, tout était plus simple aussi d'une certaine façon.

— Je crois, répondis-je en regardant ses longs doigts envelopper ma peau. Je me concentre sur le claquement que produit l'élastique et j'oublie.

Je ne voyais pas d'autres façons de l'expliquer plus simplement. Certes à force je pouvais ressentir une certaine gêne à le faire claquer, mais j'en avais besoin. C'était plus efficace que faire tourner mon bracelet. Papa détestait. Je pouvais voir dans les yeux d'Aslander que son ressenti était à peu près le même. Mais il ne dirait rien.

— Quand j'étais déjà une vieille branche, beaucoup de choses me faisaient du mal. Des pensées ou des gens, commença-t-il, tenant toujours mon poignet, son pouce traçant des cercles à même ma peau.

J'aimais bien l'écouter parler. Il avait ce timbre particulier qui me transportait là où il voulait que j'aille ; des souvenirs, un lieu, un sentiment.

— Ce qui me conforte dans l'idée que tu n'as jamais été jeune, me moquai-je.

Je reçu un coup d'épaule et souris un peu plus.

— J'étais un très beau garçon ; bien plus que ton père ou Lothar.

— Impossible !

Il pinça ses lèvres.

— Je mettrais ça sur le compte de ta naïveté.

Je lui tirai la langue et il reprit, simplement.

— J'ai mis du temps à comprendre, à cette époque, que rester dans son coin et subir n'aidaient pas. Je suis allé au-devant des gens qui me semblaient le mériter. Le tout, quand tu es appelé à détenir le pouvoir, c'est de savoir s'entourer des bonnes personnes. La gentillesse récompense la gentillesse. L'amour récompense l'amour.

Ce n'était pas une évidence de penser comme ça.

— Quand quelqu'un te donne un peu de quelque chose, tu dois l'accepter. Après, ça ne veut pas dire rendre de la même manière. Il doit y avoir un juste milieu.

Je hochai la tête. La notion de balance. Tout le monde ne pouvait donner en quantité équivalente. Et ça paraissait logique.

— Rend ce que tu peux rendre, Ashika. Ne cherche pas à faire plus juste parce tu penses que les autres attendent ça de ta part. En contrepartie, tu dois accepter de recevoir ce qu'on te donne.

Dans sa bouche, ça paraissait tellement évident. Comme s'il n'y avait pas de problèmes et clairement pas de raisons de s'en faire. C'était le côté conciliateur d'Aslander. Après tout, il devait gérer des situations compliquées et devait apprendre à trouver un terrain d'entente. Est-ce que c'est ça que je devais faire moi aussi ? D'une certaine façon, ça paraissait d'une simplicité déconcertante. Rendre ce qu'on me donnait. Mais à ma mesure.

— Les traumatismes changent les personnes. Parfois, il arrive que ce soit ton organisme qui se détraque et tu peux finir malade toute ta vie. Parfois, il s'agit de l'esprit. On ne guérit pas. On apprend à composer avec.

De mon perchoir, je pouvais voir tout ce qui se passait et surtout l'arrivée de tous les lycans que papa attendaient. Il s'agissait d'Herre et de Freiherr directement liés aux affaires du Fief. Les Intégrations avaient lieu dans leur meute, donc ils étaient les principaux concernés lors de l'arrivée des nouvelles Recrues. Aujourd'hui, ça bougeait pas mal. Entre la réunion de ce matin et la cérémonie qui aurait lieu en fin d'après-midi, il y avait bien plus de monde que d'habitude. Le Fief débordait de vie et d'énergie en tout genre. Le flux était perceptible à même l'air, effleurant la peau et s'enroulant autour de vos membres. Mes pieds battaient la mesure dans le vide et j'avisai Abel, discutant avec Mathias, un Freiherr que je connaissais depuis que j'étais gamine. C'était le cas pour une grande majorité ; voilà en partie pourquoi je ne voulais pas me mêler à toute cette effervescence. Les paroles d'Aslander tournoyaient dans ma tête, me forçant à réfléchir. Son pragmatisme m'avait fait du bien. Sa façon de voir les choses aussi.

Je devais me détacher un peu des attentes des autres. À trop me focaliser dessus, je vivais à travers leurs sentiments à eux et non pas les miens. Je crois que Joshua avait essayé de me le faire comprendre à plusieurs reprises, sans succès.

Une goutte s'écrasa sur ma joue, me faisant relever la tête pour voir le ciel d'un gris opaque menaçant de nous tomber dessus. Je me relevai et tapotai mes fesses pour enlever les éventuelles saletés avant d'emprunter l'échelle et de me retrouver sur la terre ferme. Je choisis de faire le tour, passant à travers le couvert des arbres pour ne pas risquer de croiser qui que ce soit. Je préférai encore entendre les gens parler de moi entre eux plutôt que de croiser leur regard plein de tristesse et de pitié. Evy, sous sa forme animale, me talonnait de près. Des voix me parvinrent alors, pas très loin de ma position et je reconnus celle de papa et d'Aslander.

— J'ai toujours fermé les yeux parce que je connais aussi bien que toi la force des liens familiaux et jusqu'à présent, je n'avais aucune inquiétude à avoir, mais c'est terminé. La Garde de Nokomis avait un visage pour chaque personne de ce pays. Evy ne déroge pas à cette règle.

La lycan se frotta à mes jambes et je baissai les yeux sur elle. La Garde de Nokomis ?

— Je ne veux pas qu'elle sorte du Fief, continua Aslander.

— Je ne veux pas en faire son tombeau, lâcha papa, durement.

— C'est une prison. La sienne. Pour sa trahison, j'aurais dû la tuer et tu le sais.

Mes yeux s'écarquillèrent. Aslander... Aslander avait voulu tuer tante Evy ?! Mais pourquoi ? Aslander parlait de trahison ; mais quel genre d'acte pouvait amener notre Empereur à vouloir mettre fin à une existence ?

— C'est ma sœur, dit papa. J'ai conscience d'en avoir trop demandé, mais s'il y a bien quelqu'un capable de retrouver celui, ou ceux qui on fait ça à Ashika, c'est elle. J'ai foi en ma sœur. Ta propre sœur avait foi en Evy, jusqu'à remettre son destin et sa vie entre ses mains ; tu vas fermer les yeux sur ça ? Sur cette réalité ?

Je me souvenais d'un portrait au sein du Deity ; une jolie jeune femme avec le regard d'Aslander. Elle était d'une beauté saisissante, inoubliable. Nokomis. La sœur d'Aslander. Je n'avais pas forcément fait le rapprochement. Aslander lui-même n'en avait jamais parlé. Qu'était-elle devenue ? Si Evy avait été envoyée au fin fond de la forêt, c'est parce qu'Aslander jugeait qu'elle avait plus que mal agit. Je n'aimais pas écouter les conversations des uns et des autres et choisi donc de partir. La lycan couina doucement, comme blessée par les propos des deux hommes, ou par des souvenirs qui lui appartenait. J'entrai dans la maison par derrière, traversant le couloir pour voir si Maze était dans le coin, ou même Abel. Personne. Au moment où j'allais monter dans ma chambre, la porte s'ouvrit et une voix m'apostropha.

Je me tournai pour voir avancer Arkan, un autre lycan qui avait dû me tenir dans ses bras lorsque je n'étais qu'un bébé. Pendant longtemps je l'avais appelé oncle Arkan, parce qu'il avait été très présent en quelque sorte.

Ma jambe commença à me démanger, bien plus que d'habitude et à l'orée de mon esprit, je crus sentir ma lycan pousser sur ma conscience. Juste une impression. Parce qu'il me semblait qu'elle n'était plus là depuis longtemps. C'était presque un lointain souvenir. J'étais alors bien plus que nostalgique.

— Je suis content de te voir.

Il ébouriffa mes cheveux, me faisant rentrer la tête, courber mon dos. Ma bouche s'assécha et je sentis un sentiment sourd me tenailler.

— Tu as l'air d'aller bien. C'est le cas ?

Il se pencha pour se mettre à mon niveau et mes doigts eurent un spasme. Mon souffle se bloqua dans ma gorge.

J'ignorais si c'était normal. Le coin le plus sensé de mon esprit me soufflait simplement que personne ne m'approchais ainsi ; hormis Abel et les autres. Arkan n'en faisait pas partie. D'où mon état, d'où tout ça.

— Hachi ?

Abel. Il passa à côté d'Arkan sans même un regard ; preuve d'une certaine animosité qui n'avait pas toujours été là, et lorsque sa main attrapa mes doigts, je pus enfin inspirer. Profondément. Tout s'était figé pendant quelques secondes. L'espace-temps et moi-même.

La peur ne s'éloigna pas. Parce que c'était ça. Ce sentiment qui avait tout enveloppé en moi, c'était ça. Sans comprendre, je fondis en larmes.

Je détestais ce yo-yo perpétuel, oscillant à chaque fois entre une émotion et une autre sans comprendre pourquoi, sans réussir à suivre le fil même de mes pensées et de mes ressentis.

Cette peur en moi était de la terreur à l'état brut. C'était un souvenir et une réalité. Un sous-sol et l'entrée de la maison.

Tout se confondait. Les voix et les impressions. J'étais tributaire de ma perte de mémoire. J'étais tributaire de mon esprit endommagé.

— Papa.

Un souffle.

— Papa.

Une demande. Ou un appel.

C'était d'une résonnance saisissante. Un écho à même ma tête. Abel s'effaça et le visage de papa s'imprima sur ma rétine, me ramenant dans le jardin de Raphaël, lors de nos retrouvailles. Lorsque je m'étais vraiment souvenue. Que j'avais su que je n'étais plus Yona, ni même Ashika, mais un entre-deux. Hachi.

Les pulsations qui faisaient vibrer mon corps écorchèrent mes veines, me mettant à nu.

— Hé.

Ses pouces essuyèrent mes joues. À travers le voile flou de ma peine, je cru distinguer Aslander et Maze, mais les yeux de papa finirent par happer les miens. Les grognements d'Abel furent inaudibles.

— Dis-moi, mon cœur, souffla papa. Parle-moi.

Je ne le pouvais pas. Du moins pas encore. Pas tant que tout ce qui s'était passé ne resterait qu'un vague vécu. Il me fallait plus. Il fallait que je me retrouve ; recollant les morceaux éparpillés. J'en avais besoin. Je n'étais pas juste perdu. Il ne s'agissait pas de retrouver mon chemin. C'était une identité qu'il fallait que je retrouve.

De la force et du courage. Mais en attendant, je ne pouvais pas juste m'accrocher à une seule et même personne. Je devais rendre à ma mesure. Comme Aslander me l'avait dit. Alors, je me glissai contre papa, passant mes bras autour de sa taille et m'ancrant à sa présence.

Je crois qu'il en resta comme deux ronds de flan un long moment : je n'avais pas fait le premier pas depuis... eh bien depuis mon retour.

Ma peur ne devait pas me conditionner.

Elle devait être les braises de mon courage. 


* * *


On ne rêve pas non ; c'est la première fois qu'Hachi se retrouve face à son bourreau depuis son kidnapping et son viol et bordel, ça fait bizarre... J'ai détesté ce moment, pas vous ?

A travers l'échange entre Ren et Ani, on comprend que ce dernier à laisser la vie sauve à Evy pour Warren alors même qu'il aurait dû la tuer... rien de très joyeux ! Ne vous inquiétez pas, vous finirez par avoir toute l'histoire de Evy dans ce tome... 

Guettez bien parce qu'à partir de maintenant, la relation Hachi/Warren reprend de la vigueur, pour notre plus grand bonheur... 

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