13 | Maze


« Le désir réprimé s'évanouit peu à peu jusqu'à n'être plus que l'ombre du désir. »

William Blake.



J'ouvris les yeux bien avant mon réveil. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine, sauvage et indomptable. La chair de poule mangeait ma peau et j'avais froid.

J'avais repoussé le drap dans le peu de laps de temps où j'avais réussi à dormir et l'air frais de la nuit s'était engouffré dans ma chambre. Je pouvais entendre les premiers oiseaux et le murmure de la rue où des gens étaient déjà dehors, malgré qu'il ne soit que cinq heures et demie. Là, le moteur d'une voiture, le grincement d'un vélo et quelqu'un en train de siffler. Il fallait être de sacrée bonne humeur pour agir ainsi à cette heure. Je posai mon bras sur mes yeux et inspirai. Mon cauchemar me collait à la peau ; mauvais souvenir de ma jeunesse, un passé dont je tentai encore de m'extraire, sans grand succès. Je mordis ma lèvre et me redressai, assise dans le lit. Sur ma table basse, un fatras sans nom. Bien un truc qui n'avait pas changé : je manquais de temps à peu près pour tout. J'aimais vivre dans l'urgence. J'aimais le stress, même si ce n'était pas bon pour l'organisme d'après les médecins. Je respirai flic depuis toujours et vivre de cette façon, c'était le vivre pleinement. On ne faisait pas dans la demi-mesure, quitter à laisser sa vie de côté.

J'attrapai la boîte de médocs et en sortie une pilule que j'enfournai dans ma bouche et que j'avalai avec une gorgée d'eau. La lumière du jour ne baignait pas encore la pièce et une obscurité toute relative m'enveloppait. Je croisai le regard d'Hachi à travers le cadre photo et la culpabilité revint me botter le cul avec force et acharnement. Dans ma fuite, j'avais consciemment laissé la gamine de côté. Quel genre de monstre étais-je ?

Je finis par me laver et après un crochet rapide par la salle de bain, je descendis. La maison était bien silencieuse. Deelon, une des quatre personnes vivants ici, n'était pas rentré cette nuit ; sûrement une mission en cours qui avait nécessité sa présence. Ou il avait encore finit chez une femme dont il ne se souviendrait même pas du prénom. Parce qu'il était comme ça, le cœur sur la main doublé d'un connard arrogant. Joaquim m'avait expliqué qu'il avait deux facettes bien distinctes et qu'il choisissait laquelle montrer à qui. C'était un peu trop compliqué pour moi dans le sens où j'aimais que les gens soient honnêtes. Mais je savais aussi, de par mon métier, que tout le monde n'était jamais vraiment ce qu'il paraissait être.

Que ce soit Joaquim, moi, même Warren. Qui pouvait se taxer de connaître les gens par cœur ? Les connaître vraiment ? Avant, j'aurais pu croire que je savais tout d'Ashika ou même de son père, mais c'était se mentir.

Je finis de boutonner ma chemise en satin et relevai les yeux sur Hadar, assis au niveau de la table, le nez plongé dans l'ordinateur. Il portait ses lunettes, ce qui me faisait toujours bizarre si on considérait le fait que c'était un loup et que leurs sens étaient censés être surdéveloppés. Pour autant, ce n'était pas le premier que je voyais user de lentilles ou autre. Comme quoi, nous avions, nous humains, une représentation biaisée des surnaturels sur bien des aspects.

Ses yeux glissèrent en bas de l'écran :

— Tu es matinale.

Sur le plan de travail, mon téléphone m'indiquait un message par son clignotement lumineux. Sûrement Abel qui s'était amusé pendant que j'avais enfin réussi à grappiller quelques heures de sommeil. Le début de semaine allait être mouvementé entre l'interpellation d'un nouveau suspect et l'interrogatoire prolongé de l'autre débile profond. Grâce au boulot de Nevena, nous avions pu dire avec précision que les bourreaux avaient été plusieurs, ce qui nous avait permis de faire une avancée considérable dans l'enquête. Bientôt on pourrait la boucler et ne resterait plus que le travail fastidieux des rapports à taper.

— Tu as bossé toute la nuit ? demandai-je, curieuse, sachant qu'Hadar était tout autant un oiseau de nuit que de jour.

Tout dépendait de son humeur du moment et du boulot à abattre. Un peu comme moi, même si c'était plutôt un problème d'ordre psychologique en ce qui me concernait.

— Aaron voulait que je boucle ça pour aujourd'hui. Je dois y être dans deux heures.

Je me servis un café fumant tout juste coulé et fourrai mon nez au-dessus. Ça me chatouilla les narines.

— Tu as pris du retard ?

Dans le placard, j'attrapai un bol et le sachet de flocons d'avoine avec du muesli aux fruits rouges. Hadar rassembla les papiers qui jonchaient la table en une pile impeccable pour me laisser de la place et je retournai au frigo attraper la brique de lait d'amande. Joaquim se moquait souvent de moi quand il me voyait manger ; d'après lui, c'était des repas d'oisillons. Considérant le fait qu'il était capable d'engloutir deux fois son poids en nourriture, je pouvais comprendre. Comme tous les surnaturels de la maison d'ailleurs. Je passais pour l'extraterrestre qui bouffait bio et qui était aussi fine qu'une brindille, avec les muscles en plus. J'avais réussi à mettre à terre Joaquim plus d'une fois. J'avais écopé alors d'une luxation de l'épaule et cette même partie de mon corps avait été démise par sa faute. Ou celle de notre instructeur qui ne voyait pas beaucoup de limites dans notre entraînement.

Hadar m'attrapa par la taille lorsque je me tins tout près et leva son visage vers le mien, un léger sourire au coin des lèvres.

— Bonjour, au fait.

Je ris et me penchai pour l'embrasser. Avec lui, tout était facile. Je ne réfléchissais pas et agissais à l'impulsion. D'après mon cher psy, c'était une bonne idée. Surtout en ce moment. Il n'avait rien dit sur le fait qu'Abel considérait Hadar comme mon mec pansement ; sa conscience professionnelle l'empêchant de me dire ce qui lui-même pensait de tout ça. Quoique, connaissant ce bon vieux doc', tout était possible !

— Bonjour, soufflai-je contre ses lèvres.

Ma main se posa sur sa joue rugueuse et mon pouce passa sur sa pommette. Je sentis l'os et Hadar s'appuya contre ma paume.

— Pas de cauchemars cette nuit ?

Je haussai les épaules et me laissai choir sur ma chaise. Je bus une gorgée de café et remplis mon bol de muesli avant d'y ajouter du lait et un supplément de flocons.

Si Hadar savait que mes rêves étaient agités, c'est parce qu'il lui arrivait de dormir avec moi et qu'alors, il me voyait lutter dans mon sommeil et me réveiller parfois dans un état de panique extrême. Il ne me demandait jamais de quoi était peuplé mon sommeil. J'aurais été bien incapable de lui dire la vérité.

J'avais cru cette période de ma vie enterrée. Mais les événements avec Ashika avaient tout fait remonter et maintenant, je réapprenais à vivre avec mes démons. C'était un combat de tous les instants. C'était épuisant. Et je n'arrivais pas à dormir. Là était mon propre enfer personnel. Trop de trucs à gérer en même temps.

— On va dire que j'ai connu mieux.

Ses doigts caressèrent mon bras et je sentis sa chaleur au travers de ma chemise. Il était étonnant de voir à quel point leur épiderme était chaud. Pas vraiment brûlant. C'était compliqué de rester dans leur bras en plein été. Hormis si vous étiez vous-même un lycan.

— Les médicaments t'aident un peu ?

Je levai ma cuillère dans sa direction, prenant le temps de mâcher avant de parler la bouche pleine. Une mauvaise habitude que je combattais depuis quelques jours. J'étais devenue une véritable gamine avec ça. La faute à toutes ces personnes qui me parlaient quand j'étais en train de manger.

— Joaquim m'a refourgué des plantes que je dois faire infuser. Sur le coup j'étais sceptique.

— Mais ? sourit Hadar.

— C'était plutôt efficace mine rien.

Et j'en étais la première étonnée parce qu'en toute honnêteté, je n'avais jamais prêté beaucoup de foi à la médecine des plantes. Je ne voyais pas ça comme une arnaque, mais plutôt comme un attrape-nigaud. Et un bon !

— Ça venait de Poppy ?

— Comment tu peux le savoir ?

Je lui donnai un coup dans l'épaule parce qu'il était au courant de tout. Bien avant moi. Bon, après tout il vivait ici depuis des décennies, alors ça paraissait logique.

— Tu as déjà été au foyer de la meute de Sezny et Younes et tu as rencontré Poppy qui a un don évident pour déceler quand quelque chose ne va pas chez quelqu'un.

Je fis la moue.

— Tu insinues qu'un truc cloche chez moi ?

Il attrapa mes joues entre son pouce et son index comme un enfant l'aurait fait pour grimacer.

— Tu rajoutes des flocons d'avoine dans ta mixture qui en a déjà. Quand tu prends un livre aux pages cornées, tu ne peux pas t'empêcher d'essayer d'effacer le pli. Tu bois ton café toujours dans la même tasse. Un truc qui cloche ? Non, pas du tout.

Il se moquait en plus. Il me lâcha et coude sur la table, j'appuyai ma joue contre mon poing.

— Donc Poppy m'aurait donné des plantes pour soigner mes TOC ? Et moi qui croyais que c'était juste pour mes insomnies !

Il leva les yeux au ciel, amusé par notre petit jeu. Il caressa mes cheveux sur le sommet de mon crâne.

— Bonne petite, va.

La porte d'entrée s'ouvrit pour laisser débouler Mana à toute vitesse, qui ne semblait pas épuisé pour un sou après le footing ultra matinal de Rahav. Le chien freina des quatre fers arrivé vers ma chaise et fourra sa truffe contre mon pantalon cigarette. Pour son âge, ce chien était trop bien élevé. Je lui caressai la tête et me penchai pour embrasser son nez.

Il avait grandi à une vitesse hallucinante, même si seulement trois mois étaient passés. C'était un chiot encore qui écoutait et obéissait. C'était quasi inné chez les loups de gérer des jeunes animaux, même si on était loin de leur louveteau. Je trouvais ça intéressant et ici, Mana avait été adopté par tout le monde. Même Joaquim arrivait à embarquer la bête chez Nev que ça ne semblait pas déranger plus que ça.

Rahav déposa son iPod sur l'ilot et jeta un coup d'œil à sa montre. Elle était en brassière et en legging de sport qui lui collait à la peau. Elle avait transpiré, mais n'était pas en nage non plus. Il en fallait plus pour une panthère. Elle avait noué ses longs cheveux bleu nuit en une queue de cheval haute.

— On a encore essayé de se fatiguer mutuellement, lâcha-t-elle, mais pas une réussite.

Mana s'éloigna pour aller boire à grande lampée dans sa gamelle.

— Un chiot épuiser une panthère ? Et inversement ? Tu as de l'espoir, toi, se moqua Hadar.

Rahav prit une bouteille d'eau au frais et vint s'installer en face de moi. Elle jeta un coup d'œil sur l'écran d'Hadar et soupira :

— Je hais Aaron et ses rapports. Taper, taper, taper !

Elle gonfla ses joues et regarda mon petit-déj d'un mauvais œil. Elle se pencha et alla même jusqu'à renifler.

Non, je n'étais pas entourée d'animaux. Mana soupira à ce moment-là et finit avachi sur son gros pouf immonde. La couleur était à vomir.

— C'est pour ça que tu es en retard ?

Rahav fusilla le loup du regard et fit la grimace.

— Je suis bonne partout, sauf derrière un bureau. Que veux tu !

Le comble quand on était flic. Parce que le quidam avait tendance à oublier qu'on passait quand même une majorité de notre temps à taper des rapports en tout genre. Qu'on le veuille ou non. Même moi parfois je trouvais ça rébarbatif. Et avec le grade que j'avais pu avoir à la Brigade, j'avais bien plus souvent été derrière un bureau que sur le terrain quand on y regardait bien. Donc dans les faits, j'avais pris l'habitude.

— C'est pour ça que tu as demandé à être sur la prochaine infiltration ? s'enquit Hadar.

— Yep, m'sieur. Histoire de pimenter ma vie.

Rahav était comme ça. Je suspectai de l'hyperactivité, mais peut-être qu'après tout elle avait juste besoin de se dépenser. Moi-même je faisais beaucoup de sport et je savais qu'il en fallait plus aux surnaturels. Une panthère ne pouvait pas se contenter d'un simple footing une fois par semaine. La sonnerie de mon téléphone résonna et je me levai pour aller le récupérer.

— Fairfax.

— On a un homicide, résonna la voix de Joaquim. Je suis en route. Tu me rejoins ?

Il me donna l'adresse et raccrocha.

Qu'est-ce que j'avais dit ? Ce début de semaine commençait fort.


* * *


L'odeur de sang était très prononcée, bien qu'on ne soit pas encore à l'étage. C'était presque comme si les murs et les sols en étaient imprégnés. Joaquim avait le nez plissé ; avec ces sens, il devait percevoir bien plus que moi. Alors si pour moi l'odeur était déjà infecte, je ne voulais même pas imaginé quel calvaire il était en train d'endurer.

Nous nous trouvions dans une maison tout ce qu'il y avait de plus banale. Bien décorée, un jardin derrière et une allée devant, la porte n'avait pas été fracturée, pas plus que les fenêtres. Pour autant quelqu'un était entré et avait fait un carnage.

Debout devant un mur recouvert de photos, je regardai la petite famille qui souriait. Il y avait un enfant. Une petite fille d'environ cinq ans. En tout cas sur le cliché. Peut-être qu'elle était plus grande maintenant. Est-ce qu'elle faisait partie des victimes ?

Je me reculai et tournai sur moi-même. Sur la table basse du salon, une tasse pleine de thé froid et une tablette de chocolat à peine entamer. La télé tournait en fond ; quelqu'un de l'équipe avait coupé le son. Un plaid traînait par terre avec une paire de chaussons.

Rien n'était choquant : aucune trace de lutte. C'était juste le bordel commun qu'on pouvait trouver chez n'importe qui.

J'allais dans la cuisine. Tout était nickel. Le lave-vaisselle avait été lancé, mais avait fini depuis longtemps. Dans une assiette recouverte d'un film protecteur, des restes de gâteau au chocolat avec des bonbons sur le dessus. La gamine ne devait pas être bien plus grande que sur les clichés, donc.

Les escaliers grincèrent lorsque Joaquim revint de la scène de crime. Le tueur aurait-il pu grimper les marches sans alerter le couple ?

— C'est pas beau, souffla-t-il en retirant son masque blanc.

— On a quoi ?

Il me fit signe de le suivre et nous nous retrouvâmes au sous-sol. Ce dernier servait de buanderie. Une machine tournait encore.

— Regarde cette fenêtre. Tu as juste à relever le loquet et...

Il le fit et ouvrit la fenêtre. L'espace n'était pas bien grand, mais suffisamment pour laisser passer quelqu'un. Même un homme d'une certaine corpulence.

— Elle se situe pile sur le côté de la maison, dit Joaquim. Quelqu'un a fait du repérage avant de venir.

Je hochai la tête avant de m'accroupir devant la machine. C'était un programme long et il restait à peine dix minutes.

Le meurtre était donc encore récent.

— Et la gamine ?

— Sûrement ailleurs. Elle ne fait pas partie des victimes et je suppute qu'il manque des conneries de mioche dans sa chambre.

Je penchai la tête, amusée :

— Tu supputes, hein ?

Il roula des yeux.

— C'est pas parce que je suis une Main que je peux pas avoir un minimum de vocabulaire.

— Bien sûr, Jo. Bien sûr.

Je me relevai et nous retournâmes dans l'entrée. Je grimpai les marches et me dirigeai à mon tour vers la scène de crime. On me tendit un masque et de quoi couvrir mes chaussures pour ne pas contaminer la pièce.

L'odeur m'assaillit. Elle me fit tourner la tête de longues secondes et je retins tant bien que mal un haut-le-cœur. Le fait d'être dans ce métier depuis des années ne préparait jamais vraiment à la violence qu'on pouvait encore découvrir.

Nevena était penchée sur le cadavre de la femme, dont il manquait une partie du visage, nous dévoilant muscles et ligaments.

De la barbarie.

L'homme quant à lui avait été lacéré de part en part. Sa peau n'était plus qu'un amas de chair. De prime abord, on pouvait penser à un animal. Probablement un félin. Ou un loup. Les draps trempaient dans le sang et une lampe gisait au sol.

Le couple avait été pris par surprise ici même. Pas en dehors de la chambre. Ceux qui étaient montés n'avaient pas été entendus.

Sur la table basse de gauche, un doudou. Il avait vécu celui-là. Preuve qu'il devait être trimballé partout.

Preuve que la gamine devait encore être dans cette maison. Ce n'était peut-être qu'un foutu détail pour n'importe qui d'autre que moi, mais je le sentais. Ça tenait de l'instinct, mais qu'importe. C'était là. Ancré dans ma poitrine. Si j'avais tenté de l'expliquer, ça n'aurait pas eu de sens, mais je m'en fichai bien. Je quittai la pièce et allai dans la chambre de la gamine. Il y avait des jouets partout. La couette avait été repoussée et un pantalon de pyjama trainait au sol. Une commode dans un coin. Une maison de poupée où il manquait quelques détails. Un placard que j'ouvris, désireuse d'y trouver la fillette.

— Qu'est-ce que tu cherches ?

L'ombre de Joaquim se découpa au sol, au niveau de la porte.

— Elle est toujours ici, dis-je. Leur fille. Elle est quelque part dans la maison.

Il ne demanda pas comment je pouvais le savoir. Il hocha la tête et me fit confiance : c'était ça qui était bien avec Joaquim. Il n'avait pas besoin de tout comprendre ou de trop en demander.

Je l'entendis redescendre et donner des ordres. Il fallait retrouver l'enfant si elle était toujours en vie. J'aurais aimé être persuadée que ce n'était pas le cas, mais dans ce genre d'affaires, la famille entière y passait.

Pas de témoins. Et puis quelle vie pour un enfant qui avait perdu ses deux parents dans d'atroces souffrances ?

RAS dans sa chambre.

RAS dans la salle de jeu.

RAS dans la chambre des parents.

Mon téléphone n'arrêtait pas de vibrer. Encore et encore. En bas, Joaquim ne semblait rien trouver non plus.

Est-ce que j'avais tort ? Est-ce que mon instinct était faussé lui aussi ? Je m'étais toujours reposée dessus. Qu'importe la tempête qui faisait rage dans ma vie. Qu'importe le doute et les peurs.

C'était le seul pilier sur lequel je pourrais toujours me reposer. Personne ne me prendrait ça. Pas même moi.

Dans la salle de bain, du linge à côté du panier. Le dentifrice était ouvert et le lavabo aurait bien eu besoin d'un coup. Il y avait un mot écrit sur le miroir ; sur l'art de se réconcilier après une dispute.

Agacée par la vibration dans ma poche, je décrochai et plaquai l'appareil contre mon oreille.

— Quoi ?

— Putain, tu réponds enfin ?! lâcha Abel, mauvais.

— J'ai pas le temps, râlai-je. Je suis sur une enquête et je–

Un bruit me parvint de la pièce. Ce n'était pas la tuyauterie, pas plus que ça ne venait d'ailleurs. C'était ici.

Abel continuait de parler et je ne percevais que des brides, trop concentrée sur mon but.

— Son nouveau psy veut la faire interner ! C'est n'importe qu–

Je baissai le bras, téléphone en main et de l'autre, j'ouvris la porte du placard. Mes yeux plongèrent dans ceux de la petite fille. Ils étaient verts. Sa bouche s'ouvrit et divers objets se mirent à graviter autour d'elle.

Magie.

À ses pieds, il y avait une main. Une main humaine qui avait été tranchée je ne sais comment. Mais qui constituait pour nous un indice de taille.

Bon sang.

Je coupai ma communication avec Abel et posait le téléphone par terre, au ralenti. Je me retrouvai à la hauteur de la fillette.

— Je suis de la police, dis-je d'une voix calme et assurée.

Je devais l'être. Pour elle.

— Tu ne risques plus rien. D'accord ?

Il n'y avait rien dans les manuels pour ce genre de situation. Il n'y avait pas de bonne façon de dire les choses à une gamine qui avait sûrement assisté à l'Enfer.

Les objets continuaient de graviter autour de nous et même la brosse à dents me semblait être une arme mortelle.

— Tu n'as plus rien à craindre.

— Papa et maman ils se réveilleront plus jamais. Plus jamais.

Sa voix trembla. Les objets tombèrent au sol et elle se recroquevilla sur elle-même, pleurant en silence. J'inspirai et l'attirai dans mes bras.

Cette gamine ne le savait peut-être pas encore, mais grâce à elle nous allions facilement retrouver ceux qui avaient fait ça. Et il ne s'agissait que d'humains qui étaient lancés dans une vendetta contre tous les surnaturels de la ville.



Je poussai la porte des toilettes et regardai mon téléphone. J'avais un appel en absence de Warren. Ce n'était pas le premier. Bien sûr que non. Mais l'écho de la voix d'Abel entrait en résonnance avec ce nouvel essai de la part du Krig.

Le psy voulait interner Ashika ?

Un poids étrange sur mon ventre. La retirer du Fief et la foutre dans un hôpital psychiatrique ? Qu'est-ce que c'était encore que cette idée ?

Sans réfléchir, je rappelai Warren. Si c'était pour Hachi, je pouvais supporter sa voix. Je pouvais supporter de l'entendre.

Je basculai directement sur sa messagerie. Fais chier. J'appelai Abel qui décrocha dans la seconde :

— Sérieusement, Maze ! Je te parle et–

— C'est quoi cette histoire d'internement ? fulminai-je.

Hachi en avait assez bavé. Elle en avait assez vu pour le reste de sa vie. Quel idiot était ce psy pour croire que la couper des siens lui ferait du bien ?! Ça n'avait pas de sens.

— Le nouveau psy de la gamine pense que c'est ce qu'il lui faut. Qu'après autant de temps, elle aurait déjà dû reprendre un peu le dessus.

À quel point Hachi était-elle l'ombre d'elle-même ?

— C'est à ce point-là ? murmurai-je.

Abel soupira et garda le silence quelques secondes.

— Tout le monde s'attend à ce qu'elle soit la même. Comme s'ils mettaient de côté ce qui lui était arrivé. Même si elle ne se souvient pas, ça ne veut pas dire que tout va bien pour elle. Les crises se font de plus en plus rares, mais qu'est-ce que ça veut dire ? Rien.

Il avait raison. Tout comme je savais très bien à quel point c'était dur pour Ashika. Pour tout le monde en fait.

— Qu'est-ce qui va se passer ?

— Qu'est-ce que tu voudrais qu'il arrive ? Personne ne mettra la gamine dans un putain de HP ! Plutôt crever.

— Abel...

— Pas toi, Maze. C'est l'idée la plus débile que j'ai jamais entendue. Alors, ne me dis pas que tu es d'accord avec ça. Si je dois être le seul à protéger Ashika, tant pis. Mais je jure devant notre Empereur que personne ne lui fera plus jamais de mal. Plus jamais.

— Tu n'es pas tout seul.

Une sourde détermination enfla en moi. Elle menaça d'ébranler le peu d'équilibre que j'avais réussis à instaurer jusque-là, mais tant pis.

Quitte à tout envoyer valser, autant que ce soit pour Ashika. Elle avait besoin de moi. De nous.

— Tu n'es pas tout seul, répétai-je.

Si Abel était prêt à se mettre tout le monde à dos pour Ashika, alors j'étais capable de tout plaquer pour y retourner.

C'était aussi simple que ça. 

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