11 | Warren
« Every man has his secret sorrows which the world knows not;
and often times we call a man cold when he is only sad. »
Henry Wadsworth Longfellow.
Ma fille, qui faisait pratiquement la même taille que mon lycan, s'accrocha à ma patte comme si ce qu'elle voyait en face de nous ne lui plaisait pas. À vrai dire, voir un combat de dominance entre deux loups naturels était très impressionnant, mais mon Alpha voulait qu'elle soit consciente du danger. Elle se transformerait sûrement d'ici deux ou trois ans. Je sentais déjà sa lycan bien présente. Je sentis le lycan d'Abel s'approcher et il frotta son museau contre la joue de ma fille qui cessa de se tenir à moi pour enrouler ses petits bras autour du garrot d'Abel.
Soudain, la scène se transforma. Les deux loups ne se battaient plus l'un contre l'autre, ils déchiraient le corps de ma fille.
Je basculai dans la réalité en criant. En nage dans mon lit, je regardai rapidement autour de moi. Ma chambre. Les photos d'Ashika étaient toutes rangées dans un coin, si bien que je ne le vis pas tout de suite. J'avais décidé de les enlever quand j'avais compris que j'étais loin d'avoir récupéré ma fille en un seul morceau. Cela ne servait à rien de garder une image d'elle aussi brillante, tout en sachant qu'elle se battait chaque jour pour sortir de son lit. Le cœur dans la gorge, je m'extirpai de mon lit, nu et recouvert de sueur. Je me faufilai dans ma petite salle d'eau attenante à ma chambre et me lavai pendant de longues minutes. En revenant dans ma chambre, je regardai le réveil. Quatre heures et demie.
Merde.
Je frottai mes cheveux. Nous étions lundi et il était temps que je reprenne du bon pied toutes les choses que j'avais à faire. Je devais contacter la thérapie de groupe d'Ashika pour dire qu'elle ne viendrait plus et surtout, demander au psychiatre qui gérait Ashika pour l'instant de me conseiller un confrère. Je savais que ce n'était pas forcément bon pour elle de changer maintenant de professionnel, mais elle avait raison, elle ne tirait rien de la thérapie de groupe.
Je grimpai les quelques marches qui me menaient au dernier étage, là où Ashika était. J'ouvris sa porte doucement et me figeai. Mon loup grogna dans ma tête.
Joshua dormait, en caleçon et t-shirt, roulé en boule contre le dos de ma fille. Cette dernière respirait assez fort pour me confirmer qu'elle avait un sommeil profond. L'ordinateur se trouvait entre les jambes des jeunes.
Je faillis réveiller la marmaille pour que tout ça cesse, mais au lieu de ça, je reculai et sortis de la chambre. Je descendis pour aller me préparer un truc à manger. Même si mon alimentation n'était franchement pas mon premier problème, je devais continuer de me nourrir. Ce n'était pas l'idée que de se laisser mourir de faim et c'était aussi un combat de tous les jours avec Ashika. Je frottai ma nuque. J'avais réussi à dormir deux heures cette nuit, ce qui était relativement bien comparé aux autres. Je préparai rapidement des petits trucs à manger pour qu'Ashika n'ait pas à le faire en se réveillant.
Je pris le temps de manger avant d'enfiler un short de sport et d'aller courir dans le Fief. Ça me permettait de faire un tour des baraquements, mais aussi de la petite ville que nous formions. Très peu étaient déjà debout à cette heure-là. Je fus rejoint par ma sœur, sous sa forme de louve. Elle me colla au train, me poussant même à aller plus vite quand je commençais à ralentir.
Une heure et demie plus tard, j'étais douché et propre, prêt à faire mon petit tour du Fief. Je passai avant tout par le tableau de la journée. L'écriture d'Abel prenait déjà la moitié de la place. Je remplis le reste ave le programme que j'avais déjà fait samedi et qui ne changeait pas vraiment de la semaine dernière. Je vis que mes demandes avaient été prises en compte pour Joshua. Un Krig se devait d'être sur tous les fronts et avant qu'il ne commence à comprendre mon rôle dans son ensemble, il devait se rendre compte de toutes les petites étapes par lesquelles j'étais passé pour atteindre cette stabilité au sein de la Réserve.
Quand l'heure fut assez décente, je fermai la porte de mon bureau, Evy à mes pieds. Je tapai le numéro du psychiatre actuel d'Ashika, qui s'occupait plus de la thérapie de groupe que des suivis individuels en eux-mêmes. Lilibeth avait été claire sur une seule chose, il fallait qu'Ashika ait un suivi. Il fallait juste trouver celui qui lui convenait le mieux. La crise de ce week-end ne faisait que confirmer le besoin d'un suivi psychologique.
— Docteur Wilmore à l'appareil, se présenta le psychiatre.
— Monsieur Archeon. Je vous appelle car j'aimerais vous parler de ma fille, Ashika Archeon.
— Je vous écoute.
— J'aimerais essayer autre chose que la thérapie de groupe pour Ashika. Il n'y a aucun changement significatif depuis trois mois et cela m'inquiète. Je sais que c'est un travail long et pénible, mais je ne pense pas que cette solution convienne à ma fille.
— L'avez-vous décidé de votre côté ou en avez-vous parlé avec Ashika ?
Le sous-entendu me fit grogner, mais je me retins de faire un commentaire désobligeant. On m'avait conseillé le Docteur Wilmore et c'était un professionnel tout à fait honorable, mais il savait que j'arrondissais les angles avec Ashika. Tout comme elle tentait la réciproque. Donc, nous ramions un peu chacun de notre côté dans le vide. Malheureusement, je ne pouvais pas participer à la thérapie de groupe. C'était la seule chose qu'Ashika avait acceptée à l'époque et encore, Joshua et Lilibeth avaient été les seuls à lui faire entendre raison.
— Ashika est la personne demandeuse, répondis-je calmement. J'aimerais aller vers un autre de votre confrère comme je sais que vous ne pouvez plus prendre de patients en suivi individuel. Si possible, connaîtriez-vous un spécialiste pour les enfants victimes de traumatismes violents ?
Le prononcer simplement à voix haute me donnait la nausée. J'étais encore loin d'être complètement stable, mais avoir repris le contrôle du Fief était déjà une bonne chose pour moi. Elle ne me permettait pas de surveiller Ashika, mais je savais que cela n'avait pas aidé au début. Quand j'étais tout le temps sur son dos. Je tentai de ne pas retomber dans mes souvenirs les plus douloureux pour y voir clair.
— J'ai quelques collègues, oui. Vous avez un crayon ?
Je pris en note les trois collègues qu'il me donna. Il souhaita voir Ashika une dernière fois, mais je lui fis comprendre qu'il pourrait suivre son dossier avec son collègue s'il le souhaitait. Le reste, Ashika choisirait ou non de revenir vers lui si nécessaire. Mais je savais déjà que ce ne serait pas le cas, car la relation n'avait pas bien accroché entre eux. Nous nous saluâmes sur un ton respectueux, froid et détaché.
— Je pense que je vais écouter Lili et aller me faire psychanalyser, murmurai-je en regardant mon plafond.
Evy émit un petit bruit de gorge qui me fit penser à un son désabusé. Je lui tapotai le crâne. Ma colère était passée la concernant, si seulement j'avais vraiment réussi à éprouver une telle chose la concernant.
Nous revenions de loin, elle et moi. Et jamais nous n'avions abandonné l'autre. Je ne comprenais toujours pas bien pourquoi elle ne m'avait pas dit avoir trouvé Ashika avant nous tous, mais elle avait ses raisons. Je le savais. L'animal en elle avait compris la situation de son point de vue et agit au mieux. Je me débarrassai de plusieurs paperasses en attente et aux alentours de dix heures, j'eus la visite d'Elisheva.
— Que veux-tu ? soufflai-je, un peu distrait.
— J'aimerais pouvoir revenir au foyer. Ashika me manque et je ne veux plus être en froid perpétuel avec toi ou les autres.
— Tu comprends que pour ça, il faut que tu acceptes qu'Ashika ne soit plus la même et que tu dois, autant qu'elle, faire des efforts pour t'adapter ? dis-je sur un ton un peu sec.
Elisheva me regarda avec de grands yeux avant de secouer la tête, de lâcher un soupir las et d'acquiescer. Me sentant coupable de cette situation tendue, je me levai et m'approchai d'elle.
— Ashika a déjà beaucoup de travail à faire sur elle, Sheva, murmurai-je. J'aimerais ne pas lui en rajouter. Tu comprends ça ?
— Bien sûr. Je ne lui ferais jamais du mal intentionnellement Warren. Tout ce que je fais, je le fais pour son bien. Je pensais la pousser dans le bon sens.
Je hochai la tête. Elisheva avait élevé Ashika d'une certaine façon, alors je pouvais comprendre ses sentiments.
— Viens manger avec nous ce soir alors, l'apaisai-je.
Elle me sourit et pressa ma main avant de disposer rapidement. Je ne pouvais pas couper Ashika de tous ses anciens liens, mais je pouvais faire en sorte que certains ne soient pas toxiques pour elle.
Je passai l'heure suivante au téléphone avec les trois différents psychiatres que m'avait recommandés le docteur Wilmore. Je raccrochai avec le dernier, ayant obtenu un rendez-vous cette après-midi. Docteur Paterson se chargeait de récupérer le dossier d'Ashika auprès de son confrère, ce qui nous évitait le mouvement de paperasse. Il souhaitait voir immédiatement Ashika pour faire le point avec elle et voir ce qui lui conviendrait le mieux, mais aussi où en était son traitement. Je fus soulagé qu'il soit aussi prompt à réagir et à gérer la situation. L'aide d'un professionnel n'était pas de trop. Spontanément, Ashika ne faisait que peu de crises de panique. C'était surtout des déclencheurs qui semblaient la faire plonger. Un bruit sourd, un cri assez fort, un geste. Lilibeth m'avait dit que la mémoire d'Ashika la protégeait, mais lui laissait quand même des indices. Ashika se rappelait de certains moments, des morceaux de son viol, mais très peu de visages ou d'autres détails qui m'auraient permis à moi et à d'autres de remonter une quelconque piste.
La patte d'Evy se posa sur ma cuisse et mon lycan pivota notre attention vers elle. Je lui pressai le museau, assez fort pour lui montrer ma dominance et elle se laissa faire. Elle me lécha la joue et frotta son museau humide contre ma joue. Ce geste m'arracha un sourire et je lui donnais un peu d'attention avant de bouger de mon bureau.
Je pris la direction de la petite classe qui était ouverte pour les jeunes afin qu'ils puissent suivre des vrais cours de tous les jours. Nous avions beaucoup de leçons pour eux en des termes purement lycans, mais Aslander avait fait en sorte que même à l'intérieur d'un Fief, les jeunes reçoivent certains apprentissages. Surtout ceux qui leur permettraient de pouvoir faire des études, ou de sortir du Fief ou tout simplement d'avoir un travail.
Nous avions une nouvelle institutrice de ce côté-là et elle se débrouillait très bien. Tori Mortensen était une femme d'un âge plutôt jeune si on considérait la longévité des lycans. Elle allait sur ses trente-quatre ans. Et pourtant, sa maturité laissait penser un âge bien plus avancé. Elle était arrivée à la suite de Dom, Lilibeth et Joshua. Je n'avais pas trop compris si c'était une manière pour Richard, le Krig de Lothar, de me faire comprendre que j'étais surveillé sur mon travail, mais en tout cas elle s'était très bien intégrée. Evy prit un autre chemin quand elle comprit où j'allais. Je grimpai les quelques marches en bois qui me menèrent à la grande pièce, fraîchement réorganisée par la jeune femme qui saluait ses élèves.
Tori était une femme qui était assez grande par rapport à la moyenne. Son visage arrivait presque au même niveau que le mien. Elle avait le regard de son père. Un regard perçant qui vous observait avec minutie et assez acéré pour deviner vos intentions à mille kilomètres. Je la savais former à bien d'autres choses, mais elle avait préféré commencer par ce créneau-là. Nous avions beaucoup parlé de son affection chez les Benjamins et elle était largement prête à gérer une formation de combat avec eux, tout comme leur suivi sportif.
Aujourd'hui, elle portait un pantalon qui remontait jusqu'à sa taille. Elle avait coincé sa chemise blanche dedans, rehaussant son teint hâlé. Elle était aussi sportive que la plupart des personnes qui avaient été élevées dans un Krig. À vrai dire, en la regardant, je pouvais tenter de m'imaginer ma propre fille plus tard. Du moins, avant tout ce qu'il s'était passé. Maintenant, je tentais d'imaginer Ashika au jour le jour.
Car je ne savais jamais de quoi serait fait demain avec ma fille.
— Warren, me salua Tori.
Je fis le tour de son bureau et me penchai. Elle me tendit sa joue, sa main frôlant mon torse. J'y déposai un chaste baiser.
— Comment te sens-tu ? me demanda-t-elle en effaçant son tableau.
Elle avait réquisitionné l'un des seuls autres tableaux à craie. Le second étant le mien. Je posai mes fesses sur son bureau, évitant de plier des papiers.
— Un peu usé, admis-je en croisant mes bras sur mon torse.
Tori pivota de nouveau vers moi, déposant sa brosse sur son bureau. Elle posa ses deux mains sur mes bras et se pencha pour frotter son nez contre le mien. Ce geste, à la fois tendre et chaleureux, me fit du bien. Néanmoins, comme à chaque fois que Tori me touchait intimement, j'éprouvai aussi une certaine réserve.
Comme une douleur fantôme, là, au creux de ma poitrine. En sachant très bien à quoi elle était due.
— Tu as dormi au moins ? souffla-t-elle, inquiète.
— Bien assez, lui répondis-je. Tu manges avec Beth ce midi ou vous voulez bien ouvrir votre gang à de pauvres gens comme moi ?
Tori fit mine d'y réfléchir et elle ne put retenir son rire quand je grognais. Elle tapota mon bras et me donna un coup de coude pour que je me pousse.
— Tu as le droit de venir manger avec nous si tu apportes un dessert.
— Joshua n'est pas là pour te préparer ta mousse au chocolat préférée, marmonnai-je du bout des lèvres. Alors, il faudra commander autre chose.
— Hachi sait très bien la faire et elle mange avec nous ce midi aussi, donc nous avons notre dessert.
Elle termina de ranger ses affaires dans son sac et nous sortîmes de sa classe, ensemble. Elle ferma le paravent et je lui tendis mon bras qu'elle prit, me tenant d'une main ferme.
— As-tu trouvé un nouveau psychiatre pour Hachi ? me demanda-t-elle, sachant ce qu'Ashika m'avait demandé samedi.
— Oui. Docteur Paterson. Je ne le connais pas, mais Wilmore me l'a conseillé. Il a été très réactif, nous y allons cette après-midi. Il veut faire un point.
— Très bien. Comment va-t-elle aujourd'hui ?
Tori était très prévenante, avec tous les membres du Fief dont elle avait fait la connaissance. On sentait qu'elle était née dans ce genre d'environnement.
— Elle dormait encore quand je suis parti ce matin.
— Bonne nouvelle, comprit Tori en sachant que les heures de sommeil d'Ashika étaient aussi erratiques que les miennes.
— Vrai. Oh, est-ce que tu aurais un peu de temps demain ? J'aimerais voir avec toi certains entraînements que les gars voulaient proposer aux benjamins entrants. Voir un peu si tu peux te greffer naturellement à tout ça.
— Demain en fin d'après-midi je suis libre. Les cadets que je devais avoir sont réquisitionnés par Abel et Calder.
Nous marchâmes jusqu'à l'infirmerie. Tori s'arrêta devant, entendant la voix de Lilibeth. Elle discutait avec deux benjamins qui s'étaient blessés lors de l'entraînement ce matin.
La main de Tori se posa sur mon torse et je la regardai un instant, surpris qu'elle ait ce geste en pleine journée à la vue de tous. Nous avions été discrets jusque-là, même si discret était un grand mot pour ce qu'il se passait entre nous.
Je savais que Tori avait eu un faible pour moi et j'avais eu besoin d'une présence pour combler le vide que je ressentais. Mais je ne m'étais pas attendu à ce que ce vide s'agrandisse encore plus avec l'attention que me portait Tori. Je déglutis, sachant que j'avais encore du mal à me laisser aller. Mais j'essayais parce qu'elle était partie.
Elle était partie sans rien dire et n'avait rien ajouté de plus.
Malgré mes coups de fil, malgré tous les messages que je lui avais laissés, elle avait coupé tout contact. Je ne lui en voulais pas. Du moins, pas vraiment. J'étais le coupable dans cette histoire, je n'aurais pas dû me mettre dans la position de la victime laissée pour compte. Néanmoins, je tentais de remplir les morceaux de moi qui étaient vides.
Même la présence de ma fille, du moins les morceaux qui restaient d'elle, n'arrivaient pas à effacer le reste.
Rien n'effacerait cette place dans ma vie qui avait été comblée par une seule femme jusqu'à maintenant.
— Tori, murmurai-je.
La lycan frôla un peu plus mon torse, son regard rivé au mien. Ma main se referma sur sa nuque et j'allais me pencher pour embrasser la commissure de ses lèvres, mais un raclement de gorge bruyant résonna derrière nous. Tori pencha sa tête et son expression se ferma brusquement. Je soupirai, sachant qui se trouvait dans mon dos. Pour ne pas fâcher Tori, ni pour réduire à néant le peu que nous avions réussi à établir malgré nos bagages respectifs en terme de relations bancales et douloureuses, je déposai un baiser rapide sur sa joue. Elle me sourit chaleureusement avant de rentrer dans l'infirmerie pour discuter avec Lilibeth.
Je pivotai lentement pour regarder Ainsley, taper du pied à quelques mètres de moi.
— Oui, Ainsley ? demandai-je.
— J'ai supporté te voir avec Mazakeen, mais alors elle ? C'est une lycan. Elle ne pourra jamais...
L'animal en moi se recroquevilla face à ce prénom. Oui, il se sentait abandonné. Il avait l'impression d'avoir failli à sa tâche qui avait été celle de veiller sur les deux femmes de sa vie. Mais il avait échoué et il avait perdu la seule personne qui l'avait aimé pour la personne que nous étions, entière.
Pas seulement pour l'homme.
Pas seulement pour l'animal.
Pour le profit ou l'apparence.
Mazakeen était celle qui m'avait le plus compris et pour ça, je la respecterai jusqu'à ma mort. Mais je l'avais bien trop blessé pour ne penser qu'une seule seconde à son pardon.
Je le voulais, je le désirai.
Je voulais entendre sa voix.
Je voulais la toucher, savoir qu'elle était vivante et qu'elle allait bien.
Mais rien tout ça ne m'était permis à présent.
Rien.
Et la culpabilité qui m'habitait ne cessait de me taillader de l'intérieur. Comme des coups couteaux prolongés et douloureux.
Chaque fois que je voyais Abel rire avec elle au téléphone.
Chaque fois que j'entendais Hachi réclamer à mon Ritter de l'appeler parce qu'elle lui manquait.
Je me souvenais de tout.
De la façon dont j'étais revenu vers elle pour la libérer.
De la façon dont j'étais revenu pour la perdre une bonne fois pour toutes.
L'arracher de mon corps, comme on m'avait arraché Ashika.
— Tu m'écoutes à la fin ? cria Ainsley en se rapprochant de moi.
Je clignai des yeux et l'observai. Elle avait tenté de se suicider. Elle qui n'avait jamais été là pour Ashika. Elle qui n'avait jamais voulu entièrement de sa fille comme elle avait toujours été : une magnifique lycan qui était dotée d'un don rare. Une jeune femme exemplaire qui ne demandait qu'à vivre, qu'à être heureuse.
Tout mon corps se tendit quand Ainsley me cria de nouveaux dessus, sans que j'écoute vraiment le contenu de ses paroles. Je l'avais sortie de l'hôpital psychiatrique dans lequel elle avait été placée. J'avais accepté qu'elle reste ici pour retrouver un semblant de relation avec Ashika.
Mais rien de ce que je faisais ne semblait lui aller.
Rien. Du. Tout.
Je fis un pas en avant, mais une main se posa sur mon torse. Je baissai mes yeux sur Lilibeth. Son ventre rond touchait le mien. Elle s'était glissée entre Ainsley et moi. Son contact dénoua une partie de mon corps, mais je ne sus laquelle.
— Respire, Warren, souffla-t-elle.
— Tu ne comprends vraiment rien, s'écria Ainsley en agitant ses mains.
Les narines de Lilibeth se dilatèrent tout comme les miennes. Tori se tenait juste derrière nous, je pouvais sentir son énergie turbulente frôler mon dos, comme pour me pousser à attaquer. Comment avais-je pu un jour aimer cette femme bon sang ? Mon loup ne dit rien, voyant Ainsley comme l'une des nôtres, une personne à protéger.
Eh bien j'en avais marre de tout ça.
Marre de faire des efforts inutiles.
Marre de pousser Ashika à en faire, en sachant qu'elle avait d'autres démons à combattre.
Mais Lilibeth, commençant à savoir que je culpabiliserais d'un mauvais comportement avec mon ex-femme, prit les devants avant que je ne le fasse.
— Ainsley, s'il te plaît, va faire un tour.
— Je n'ai pas à recevoir de commentaires de ta part Lilibeth. Tu es ici, aussi nouvelle que Tori, vous n'avez aucun ordre à me donner. Je ne suis pas une lycan. Je ne suis pas...
— Je n'en suis pas une et pourtant, je me plie aux règles du Fief. Tu devrais commencer à en faire autant si tu veux rester vivre ici, rétorqua Beth d'un ton sec. Alors, je te le répète, va faire un tour, nous parlerons tout à l'heure, quand nous serons tous calmés. Ton psy t'a bien dit de ne pas aller à la confrontation et de te donner des limites pour ne pas envahir l'espace personnel des autres. Non ?
Le visage rouge d'Ainsley m'apprit qu'effectivement, son psy avait dû lui dire de nous laisser un peu d'espace. Surprise, choquée et même indignée par la clairvoyance de Lilibeth, Ainsley recula et pivota, marchant d'un pas raide vers ses appartements qui se trouvaient non loin de là.
— J'adore quand tu fais ça, énonça Tori en tendant sa main.
Lilibeth la claqua bruyamment et pivota vers moi, un doigt contre mon torse.
— La prochaine fois, évite d'avoir l'air de vouloir la manger ou je serais forcée d'appeler Abel à la rescousse.
— Choisi Yuri, Abel la mangerait avant Warren, remarqua Tori.
Je fis la moue, ce qui tira des rires aux deux jeunes femmes.
En milieu d'après-midi, je trouvais Ashika, patientant sur les marches, ses affaires prêtes sur ses jambes. Elle tritura son élastique, jouant avec et le faisant claquer contre son poignet sans y faire attention. Je déglutis et garai la voiture devant la maison. J'avais eu peur qu'Ashika veuille se scarifier en sachant ce qu'il s'était passé chez Raphael et Lilibeth. J'avais donc cherché des signes. Hormis une grosse crise où j'avais retrouvé Ashika à deux doigts de se couper la jambe avec une lame de rasoir, il n'y avait pas eu d'autres problèmes. C'était après l'épisode de la baignoire. C'était la seule fois où j'avais vu la jambe de ma fille.
Je serrai le volant avant de me reprendre quand Ashika grimpa dans la voiture.
— Prête ? soufflai-je.
Ashika me regarda pendant quelques secondes avant de tenter un sourire timide et d'acquiescer. Je mis un fond de musique, ne supportant pas le silence en sa présence. C'était psychologique et un peu traumatique sûrement.
— Si tu veux retourner à la thérapie de groupe pour saluer tes camarades, tu me diras, nous irons.
J'eus droit à une grimace puis elle se mit à jouer avec ses cheveux, replongeant dans ses pensées. La route fut un peu plus longue que pour le Docteur Wilmore, mais nous réussîmes à arriver à l'heure. Je suivis Ashika jusqu'au petit immeuble en bois et en briques. Un savant mélange pour un impact écologique moindre. Je lui ouvris la porte et elle entra, observant son nouvel environnement avec une pointe de peur que je perçus dans son odeur.
Elle accepta de prendre ma main tendue et me suivit, proche de mon flanc. Elle avait la paume moite et semblait inquiète à chaque nouvelle pièce. Ouais, les changements d'environnement n'étaient pas terribles en pleine thérapie.
Nous fûmes reçus par une secrétaire qui s'occupait des trois psychiatres présents dans le cabinet. Une femme discrète, chaleureuse et obligeante. Elle nous servit un verre d'eau, mais Ashika ne but pas, tout comme moi. J'étais nerveux et je ne voulais pas que ça déborde sur ma fille. Compliqué dans cette situation.
— Monsieur Archeon ? Mademoiselle ? souffla soudain la secrétaire.
Nous sursautâmes Ashika et moi. On se lança un regard un peu surpris et à la fois amusé. Ashika haussa ses épaules quand je me frottai la nuque. Elle se leva et je passai derrière elle.
Le nouveau psychiatre était charmant. Très charmant. Jusqu'au moment où il demanda à Ashika d'aller attendre un peu dans la salle d'attente. Il avait parlé avec elle, écrit quelques notes, vu si les médicaments ne l'assommaient pas trop.
Quand la secrétaire referma la porte sur ma fille, je sentis mon lycan couler dans mes membres, prêt à la rejoindre.
Ne pas l'avoir en visu était compliqué.
La savoir dans une pièce, sans une protection des miens, ou ma protection, qui n'avait même pas suffi la dernière fois, m'inquiétait.
— Monsieur Archeon ? insista le psychiatre.
Je compris que je fixai la porte depuis qu'elle s'était fermée. Je déglutis et m'excusai d'un geste de la main.
— Je dois vous faire part de plusieurs éléments concernant Ashika. Elle semble instable, tout comme vous d'ailleurs. Désolé de vous présenter ça comme ça, mais habituellement, lors de ce genre de traumatismes violents nous suivons toute la famille.
Je le regardai, sans expression notable. Ce que j'avais dit à Evy n'était franchement pas très réel. Je ne voulais absolument pas me faire psychanalyser. Ce n'était pas que je n'en avais pas besoin, mais je n'en avais tout simplement pas envie. Je savais énormément de choses sur moi, cela me suffisait. Tant qu'Ashika arrivait à vivre de la façon la plus normale qui lui était permise, tout allait bien.
— Mais avant d'aborder la question du suivi, j'aimerais que nous abordions ensemble le séjour d'Ashika.
Je clignai des yeux.
— Le quoi ? soufflai-je.
— Vous me dites que ça fait trois mois qu'elle est revenue, reprit le psychiatre. Qu'avant ça, elle a eu un suivi psychologique, mais qu'elle n'a jamais été internée pour faire une rupture.
— Une rupture ? m'étranglai-je.
— Il est courant que les personnes victimes d'un traumatisme ait besoin d'une rupture entre leur traumatisme et le retour dans un environnement normal. Cela évite d'assimiler certaines scènes de la vie quotidienne à des scènes traumatiques.
— Vous voulez interner Ashika ? Dans un hôpital psychiatrique ? Ici, en ville ?
Le psychiatre me regarda un instant, tentant sûrement de ne pas me juger et il réussit. Son ton bienveillant ne changea pas d'un iota.
— Ashika semble être très renfermée sur elle-même. Les médicaments la calment, mais un internement lui permettrait de reprendre le dessus sur plusieurs éléments de sa vie.
Je me sentis nauséeux tout à coup. Je dus pâlir, car le psychiatre leva ses deux mains en signe de paix.
— Il y a sûrement eu beaucoup de changements entre les deux endroits où Ashika a tenté de guérir. Mais visiblement, aucun de ses deux environnements ne lui a permis de se détacher de son état de stase si je peux m'exprimer ainsi. Elle fait ce qu'on attend d'elle, sans rien de plus. Il serait donc judicieux de penser à une phase en milieu médicalisé. Réfléchissez à cette éventualité. Parlez-en avec la mère d'Ashika, vos proches.
— La mère d'Ashika sort à peine d'un internement d'un mois, soufflai-je.
— Et comment va-t-elle ?
Je ne répondis rien à ça et le psychiatre le vit. Il hocha la tête, me faisant comprendre qu'il était celui qui avait raison.
Privé Ashika de tous ses liens actuels ne serait pas un plus gros traumatisme ?
Je saluai le psychiatre après qu'il m'eut répété sa proposition et je rejoignis ma fille dans le petit salon. La secrétaire était assise en face d'elle et tentait de lui faire la conversation. Hachi bondit sur ses pieds et contourna la table pour se presser contre mon flanc. Elle agita sa main vers la secrétaire et me poussa à avancer.
Une fois dehors, elle poussa un long soupir.
— Un peu trop gentille, m'expliqua-t-elle.
Je frôlai sa joue du bout de mon doigt et lui ouvris la portière. Elle grimpa dans la voiture et nous décollâmes de nouveau. Elle ne fit aucun commentaire sur ce nouveau professionnel, hormis qu'il avait l'air « compétent ». L'emploi de ce mot m'avait surpris, mais elle n'avait pas plus développé.
Apercevant Joshua devant la maison, elle me demanda de la déposer et le rejoignit rapidement. Je continuai de rouler jusqu'au garage pour garer la voiture. Le cœur en vrac et la tête sur le point d'exploser, je claquai la portière avec un peu plus de force que prévu.
Tant de pensées s'enchainaient dans mon cerveau que je ne savais plus comment faire.
Je ne savais plus comment gérer tout ça.
Devais-je vraiment envoyer Hachi là-bas ? Je ne pouvais pas. Je ne supporterais pas d'être séparé d'elle. Et pourtant, cela pouvait lui être bénéfique n'est-ce pas ? S'il le proposait ?
Je tirai mon portable de ma poche et fis dérouler ma liste de contact. Je m'arrêtai sur le seul prénom qui me paraissait être important pour cette décision.
Je fermai les yeux et poussai un cri de rage contre ma vitre. Après un bref moment d'apitoiement, je me secouai et appuyai sur le bouton vert.
Première sonnerie.
Allez. Allez, réponds, j'ai besoin de toi.
Deuxième sonnerie.
J'ai besoin de toi, Maze. Réponds.
Troisième sonnerie.
Mon poing contre la carrosserie.
Quatrième sonnerie.
J'ai besoin de toi. Tu fais partie de ma vie. De sa vie à elle. Tu fais partie de nous. Tu dois être là. Tu dois nous aider.
Cinquième sonnerie.
Je tins le portable à portée d'oreille, attendant, espérant qu'elle puisse répondre et m'aider.
Qu'elle puisse être encore là, dans nos vies.
Sixième sonnerie.
Sa messagerie vocale s'enclencha et sa voix résonna, me mettant à terre une fois de plus. Je raccrochai avant le bip.
Je lâchai mon portable et enroulai mes bras autour de mon torse, mon front que le sol.
Je l'avais chassée.
Je l'avais moi-même chassée et repoussée.
Je l'avais moi-même fait sortir de ma vie.
Alors pourquoi ? Pourquoi avais-je tant besoin d'elle maintenant ?
Pourquoi ne répondait-elle pas ?
Pourquoi ne pouvait-elle être là pour nous aider ? Ashika et moi. Nous étions... Nous étions sa...
Un bruit douloureux traversa les lèvres de Mazakeen.
— Mourrais-tu sous ses yeux juste parce que tu voulais qu'il reste avec toi, humaine ?
La voix d'Evy était tranchante.
— Tu n'as jamais fait partie de notre famille. Et ce ne sera jamais le cas. Jamais.
Une émotion douloureuse remonta le long de ma cage thoracique, faisant vibrer tout mon corps de douleur.
Elle était notre famille et je n'avais rien fait pour le lui montrer.
Elle s'était sentie abandonnée et était partie.
C'était ma faute.
Ma. Faute.
Je ne l'avais pas défendue.
Je n'avais pas défendu sa place qu'elle avait ici, au sein de notre famille. Elle aurait dû être là.
Elle aurait dû pouvoir m'aider à prendre une décision.
Car d'une manière ou d'une autre, elle était devenue la mère d'Ashika.
D'une manière ou d'une autre, elle était devenue la femme sur laquelle j'avais reposé tous mes espoirs, toute ma vie.
Des sanglots déchirèrent ma poitrine et je ne les retins pas, car je n'en pouvais plus.
Je n'en pouvais plus de ce silence.
Je n'en pouvais plus de son absence.
J'entendis une voiture arriver au loin et récupérai mon portable par terre. J'essuyai mon visage de mon t-shirt et reniflai une bonne fois pour toutes.
Je frottai mes yeux, sachant qu'ils seraient rougis à cause de mes pleurs, mais tant pis.
Des phares m'aveuglèrent et je fronçai, tentant d'apercevoir la personne derrière le volant. Yuri se gara et bondit de sa voiture.
Il m'observa pendant de longues minutes. Il ne dit rien, se contentant de serrer mon épaule. Je soutins son regard, me forçant à ne pas craquer.
— Ashika a besoin de toi, murmura mon Ritter.
Je posai ma main sur son épaule.
— Je vais avoir besoin de vous, soufflai-je.
— Nous serons là, répondit Yuri en me tirant à lui.
Il me donna une longue accolade que je ne repoussai pas. J'avais besoin de quelqu'un pour me serrer dans ses bras.
Car j'avais repoussé la seule personne qui aurait pu me prodiguer une sécurité et un amour tout particulier dans une simple étreinte.
Abel tirait une tête de six pieds de long, ce qui ne changeait pas de d'habitude, mais celle-ci était bien plus sombre. Ashika se redressa du canapé et pivota vers le Ritter qui venait de rentrer. Les cuisses libres de bouger, j'étirai mes jambes et observai Abel avec un peu plus d'attention.
— Maze n'est pas là ? souffla Ashika, visiblement déçue.
Sa voix était rauque des pleurs qui l'avaient agité toute la nuit. Ne pas avoir Joshua et Lilibeth semblait vraiment atteindre les dernières forces de ma fille. Je m'en voulais de ne pas avoir laissé à Ashika la possibilité de poser son véto. Pour pouvoir rester avec eux là-bas. Pour pouvoir respirer tout simplement.
— Elle pourra pas venir, grogna Abel.
Je fronçai les sourcils et me redressai.
— Demain alors ? souffla Ashika.
— Pas demain, gamine. Elle reviendra quand elle reviendra d'accord ?
Mon cœur se figea.
Toute mon âme sembla se refroidir.
Et se durcir.
— Elle est partie où ? renifla ma fille.
— Chez sa famille. Elle avait besoin, tu comprends gamine ? Juste un peu.
Lentement, le visage d'Ashika, le nez rougi et les yeux gonflés, pivota vers moi.
— C'est nous sa famille, non ? murmura-t-elle. Elle aime pas aller là-bas. Pourquoi elle irait là-bas ?
Je ne sus quoi répondre.
Je me sentais comme vide. Comme prisonnier de tout ce froid qui était en train de recouvrir mon âme.
— Pourquoi papa ? insista Ashika.
Pourquoi Mazakeen était partie ?
Parce que j'avais tué la seule partie d'elle qui aurait pu rester.
Je l'avais piétinée. De toutes mes forces.
De. Toutes. Mes. Forces.
Privant ainsi notre famille de l'un de ses membres.
Privant Ashika d'une mère qu'elle avait mis tant de temps à trouver.
Privant Abel d'une amitié qui l'avait guidé vers une lumière qu'il avait mis tant de temps à discerner.
Privant mon loup de la seule personne dont il avait besoin.
Son Anchor.
Quelle était la punition pour avoir détruit la seule âme sur cette terre qui aurait pu me comprendre ?
— Il faut qu'on parle d'Ashika, murmurai-je en me redressant.
— Allons-y.
Yuri s'avança et pendant un instant, je serrai mon téléphone dans ma main.
Je finis par pousser un cri de rage et le jetai sur le mur du garage.
Il éclata en mille morceaux.
Comme mon âme s'était brisée.
Encore et encore.
Jusqu'à ce qu'il ne reste rien.
Voilà la punition.
* * *
Il semblerait que Maze ne soit pas la seule à chercher du réconfort avec quelqu'un d'autre : pour Warren il s'agit de cette chère Tori ! Après tout pourquoi pas... 😳
Sinon on évoque la possibilité d'interner Hachi pour l'aider à guérir ; bonne ou mauvaise solution selon vous ? 😱 Et comment va réagir Abel ? Et Evy ? Bref ce n'est pas très beau et Maze qui s'obstine a ne pas répondre a notre Krig 🙊🙊🙊😳
C'est la reprise pour moi et j'avoue ça fait pas de mal non plus 😇 on retrouve le rythme du boulot et ce n'est pas complètement déplaisant 😊
On se retrouve en fin de semaine ❤️
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