102 || Warren
« Just because the boat rocks doesn't mean it's time to jump overboard. »
Suzanne Woods Fisher, The Keeper: A Novel
J'avais passé ma nuit à observer le Freiherr devant moi. J'avais passé la nuit sur cette maudite chaise devant lui, à chercher, à comprendre comment il avait été capable de faire ça. Il n'avait pas parlé et moi non plus, je n'avais posé aucune question. Je l'avais simplement observé, comme si je jouais ma vie à ce jeu du silence qui devenait insupportable.
Maze m'avait demandé de sortir de l'endroit où on gardait les prisonniers qui concrètement n'avaient pas le droit à la lumière du jour. Elle m'avait tiré dehors pour me rappeler qu'il fallait que je dorme, que je mange pour être en état de fonctionnement, mais je ne l'avais écouté qu'à moitié.
Abel avait raison sur certains points, mais je savais bien que Maze avait touché des zones d'ombres qui ne pouvaient être écartées. Le Contingent avait été déployé depuis une journée et à présent, il allait falloir que je rende des comptes à Arzhel, si ce n'est pas à mon Sire lui-même qui ne serait tarder.
C'était ainsi que je m'étais retrouvé assis dans la cuisine, avec de la nourriture devant moi que j'étais bien incapable d'avaler. À la place, je regardai Maze qui buvait son café en silence, jouant avec un crayon et écrivant parfois des trucs sur sa feuille devant elle. J'aurais aimé lui poser un milliard de questions sur nous deux, mais pour l'instant, ce n'était pas la priorité.
En entendant la porte d'entrée s'ouvrir, puis se refermer, je me redressai et vis Aslander s'avancer dans ma cuisine. Il jeta un coup d'œil surpris à Mazakeen qui bondit sur ses pieds, sa queue de cheval un peu défaite et ses yeux un peu cernés, peu de traces de son agression restaient sur son visage, mais je les voyais. Je les sentais jusque dans mes os. J'aurais dû être plus rapide n'est-ce pas ? Comme à chaque fois.
Je plongeai rapidement dans ma meute, suivant les différents liens qui m'appartenaient. Ma fille riait, échappant aux chatouilles de Wolfgang. Je revins à ma cuisine tandis que Mazakeen m'observait en silence, attendant que je dise quelque chose.
— Warren ? souffla-t-elle en haussant un sourcil.
Je posai mon front contre la table en soupirant. Un rire agita Ani et il dit à Mazakeen qu'elle pouvait nous laisser tous les deux.
Ani s'installa à côté de moi, son épaule frôlant la mienne. Je me redressai sur mes coudes, regardant droit devant moi.
— Nous avons des pistes.
— J'espère que ce sont de bonnes pistes pour avoir déployé mes soldats, Krig. Mon Conseiller n'est vraiment pas content et j'espère pouvoir le convaincre que ce n'était pas une folie de ta part.
— Abel était persuadé–
— Je suis persuadé, me corrigea l'intéressé. Même si le Capitaine Fairfax a de très bons éléments, cela ne change rien à ce que j'ai découvert sur ce Freiherr en particulier.
— Avez-vous tiré quelque chose de cet homme ? nous demanda Aslander en pressant mon épaule.
— Je n'ose pas lui parler de peur de le tuer, admis-je en pressant mes tempes de mes deux mains. Cet homme a des enfants, Ani. Comment a-t-il pu laisser ma fille se faire violer ?
— Quelqu'un veut ta perte et pour ça, il a décidé de ne reculer devant rien, remarqua Ani. Ashika est loin d'être un simple dommage collatéral, elle est la clé de sa réussite. Cette personne sait très bien ce qui te fait tenir, Krig. Et j'ai besoin de savoir où se trouve cette personne, qui elle est, qui elle a soudoyé et qui elle a soumis pour faire ses basses besognes. Dois-je être celui qui interrogera le Freiherr ?
Abel ouvrit la bouche, mais je levai un doigt.
— Quelles seront les sanctions, Aslander ? dis-je en me levant.
Mes deux mains bien à plat sur la table.
— J'ai besoin de savoir les sanctions que tu comptes appliquer à l'homme qui a contribué au viol de ma fille et à son assassinat.
— Ils sont plusieurs à avoir été au courant, ajouta Abel. Cela ne saurait rester impuni.
— Ne te hâte pas à me demander la mort d'une meute entière, Ritter, souffla Aslander, le regard un peu mauvais. Je suis le Kaizer de ce peuple, je suis celui qui prendrait la décision finale.
— Je ne te demande pas sa mort à lui, soufflai-je. Tu peux en faire ce que tu veux, mais dès que nous serons l'identité du véritable commanditaire, promets que je serais celui qui lui arrachera la tête, Sire.
Aslander échangea un long regard avec moi avant de hocher la tête très lentement.
Aslander était assis sur le même tabouret que j'avais été, son chapeau dans les mains. C'était toujours très étrange de le voir apprêté de façon différente à chaque fois qu'il venait et selon l'occasion qui le portait jusqu'à moi.
— Je suis curieux de savoir ce qui t'a retenu, murmura Aslander à l'homme devant lui.
Rodrick avait pâli en voyant l'Empereur entrer dans la salle où il était gardé. Il avait tellement pâli que j'avais compris qu'il lui restait un minimum d'honneur et un minimum de choses à perdre pour avoir peur d'Aslander.
— Ce qui t'a retenu de venir à moi, précisa l'Empereur en grinçant des dents.
Un long silence entre les deux lycans. Je trépignai derrière Aslander, ne tenant plus en place. Qu'il le fasse parler. Qu'il lui fasse avouer tout ce qu'il savait. C'était l'unique raison de la présence d'Aslander. Il était l'empereur. Tout ce que pourrait cacher le lycan, Ani pourrait le lui arracher aussi certainement que j'allais lui arracher les boyaux.
— Je sais que tu penses que ta famille est en danger, ajouta Aslander. Je me doute que c'est l'une des raisons qui t'a retenue. Je sais que ton cadet, Ethan, est malade. Je sais que les fins de mois sont difficiles. Je sais que ton rang ne t'a pas aidé à tenir en place certains lycans de cette zone qui ont été réprimandés à plusieurs reprises.
Le Freiherr en face de lui se recroquevilla un peu plus, ses yeux brillants de plus en plus. Il clignait des paupières, comme pour se retenir de pleurer.
Aslander croisa ses jambes et posa ses coudes sur son genou surélevé. Il joua un instant avec son chapeau et soupira.
— Ta famille est actuellement détenue par plusieurs membres du Contingent. Personne ne pourrait les tuer ou les assassiner. Hormis si j'en donnais l'ordre. Dis-moi, Rodrick, dois-je donner l'ordre d'assassiner toute ta famille ? Toute ta meute ? Dois-je trouver des hommes pour violer les femmes de ta meute ? Ta femme ? Ta famille ?
Le ton tranchant d'Aslander me rappela une époque sombre où nous avions dû être des méchants et non des gentils pour ramener une certaine paix. Aslander n'avait pas survécu au fil des années simplement en clignant des yeux et en disant oui. Arzhel n'avait pas été la main sale qui tuait les autres à sa place.
Au contraire.
— Ta fille ? murmura Aslander en frottant son pouce contre sa lèvre inférieure.
— S'il vous plaît, geignit le Freiherr.
— Dis-moi, Rodrick, dis-le-moi. Qu'est-ce qui t'a retenu de venir à moi en nommant cette personne ? En venant me voir et en me disant cet homme m'a demandé de kidnapper la fille du Krig du Kaizer ? Cet homme a décidé d'utiliser quelqu'un pour la violer et la tuer. Cet homme menace ma famille et ma vie.
— Kaizer, sanglota enfin le Freiherr.
— Qu'est-ce qui t'a fait oublier ton serment, lycan ? hurla brusquement Aslander sur l'homme en face de lui. Qu'est-ce qui t'a fait oublier la sensation de perdre son libre arbitre pour une personne qui n'est que malveillance et perversion ? As-tu oublié qui j'étais pour toi ? As-tu oublié que tu étais sur mon territoire parce que je t'accorde cette permission ?
— Je ne connais pas son identité, lâcha soudain le Freiherr, regardant Aslander dans les yeux, répondant à son ordre ultime.
Mon cœur se serra dans ma poitrine.
Que venait-il de dire ?
Abel voulut s'avancer, mais je le retins, la gorge serrée.
— Tu mens ! hurla Abel.
Aslander pivota vers mon Ritter et siffla, mauvais. Abel baissa la tête et recula derrière moi. Je regardai Ani, à deux doigts de hurler.
Que venait de dire cet homme ?
Que venait-il de dire ?
Que nous n'avions aucune idée de qui cet homme pourrait être ?
Que nous n'avions aucune idée de ce qui l'avait poussé à utiliser ma fille pour me blesser moi ?
— Dis-moi le nom de l'homme qui t'a donné tous tes ordres, énonça Aslander en regardant le Freiherr dans le blanc de ses yeux.
— Je ne sais pas, haleta le Freiherr.
Il poussa un cri de douleur quand Ani posa sa main sur sa tête et commença à siphonner ses souvenirs, les uns après les autres. La pièce se remplit de la puissance de notre Empereur.
Lentement, Aslander se tourna vers moi.
Je retins mon souffle avant de m'extirper de la pièce.
Maze se redressa brusquement du mur et m'observa.
Je ne la regardai pas, cherchant mon air. Je me mis à courir vers la sortie, ne sachant plus où laisser ma colère s'envoler.
Je voulais tuer.
Je voulais me venger et tout ce qu'on me donnait c'était ça !
Un homme qui ne connaissait même pas la seule réponse pour laquelle il était encore en vie.
Les mains de Mazakeen me firent pivoter une fois que nous fûmes dehors.
— Warren ! s'écria-t-elle.
— Il ne sait rien ! dis-je, ma voix rauque. Il ne sait rien ! Il n'a rien ! Il a participé. Il a aidé à kidnapper ma fille, mais il ne sait RIEN !
Elle cligna des yeux face à mon cri.
Elle n'eut pas le temps de me répondre, car Aslander bondit hors du bâtiment et s'approcha de moi.
— Warren, s'il te plaît, souffla-t-il.
— Je vais le tuer, murmurai-je. Je vais le tuer de mes propres mains. Si je le trouve, si je trouve celui qui a fait ça à ma fille, je le tuerai. Et si je dois passer le reste de mes jours à le chercher, et à le trouver, je le ferais.
— Le profil du commanditaire s'étoffe, tenta de me tranquilliser Aslander. Ce n'est pas n'importe qui penserait et arriverait à rester dans l'ombre durant toute une mission. Les gens qui se vengent ont un profil bien particulier, surtout si cela dure depuis des années, Warren. Ashika aurait été plus vulnérable et pourtant, il n'a pas agi. Cela veut dire qu'il a attendu. Attendu que tu sois occupé, qu'Ashika soit plus atteignable. Il a préparé tout ça pour que les répercussions soient idéales. Je pense même qu'il n'a pas que les meutes que vous avez trouvées sous son pouvoir.
— Si c'est un lycan, remarqua Maze, vous ne pouvez pas... chercher dans ce qui vous sert de conscience collective ?
Je clignai des yeux et la regardai. Était-elle donc folle ?
— Admettons que cela fonctionne, cela voudrait dire que je dois me plonger dans tous les esprits de tous mes lycans, Capitaine Fairfax, et en vous épargnant les détails physiques et manutentionnaires à toute cette idée, il faudrait aussi que je réussisse à revenir pour vous dévoiler l'information. Croyez-vous vraiment que je n'ai pas essayé tout ce qui était en mon pouvoir ?
— Il nous manque quelque chose, ronchonna Maze en se mettant à faire les cent pas. Il nous manque forcément un détail.
— Il faut de toute façon punir ceux qui doivent être sanctionnés, remarqua Abel en s'approchant à son tour de nous.
— Je ne peux pas tuer une meute entière avec si peu d'éléments.
Maze s'étouffa et sembla à deux doigts de vomir.
— Parce qu'avec les éléments nécessaires, vous pourriez en tuer une entière ?
— Que croyez-vous qu'il va se passer quand on découvrira l'identité du commanditaire, Capitaine Fairfax ? souffla Aslander en se tournant vers elle.
— Un jugement, siffla Mazakeen.
— Il y aura un jugement pour les vivants, Capitaine Fairfax, répondit Aslander.
Il y aura un jugement pour les vivants.
Tout était dit, n'est-ce pas ?
Les morts n'auraient aucun droit.
Et des morts, il y en aurait.
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