Lorsque je tourne la tête, j'aperçois ma voisine de droite et je deviens écarlate, sans doute parce que je viens de réaliser que je la fixe depuis une bonne minute, ce qui est assez long. Pourtant elle fait de même, mais sans rougir. Comment fait-elle ? J'aimerais avoir ce pouvoir. Je percute qu'elle doit sûrement être en train de me juger « qu'est-ce qu'elle veut celle-là ». Pourtant je ne peux m'empêcher d'amener mon regard jusqu'au sien pour voir ce qu'il s'y trouve : aucun jugement. C'est rare de nos jours. Finalement elle fera peut-être  une voisine de fauteuil agréable.

Les employés en violet dominent l'espace du regard mais ne disent rien. C'est assez stressant. Le temps se fige brusquement lorsque l'écran devant eux, face à nous, s'allume. Un fond de voie lactée inonde l'écran et le mot GRAVITATION apparaît. Tout à coup, un cinéma de fortune se construit : les passagers, côté fenêtre, sont priés de fermer les rideaux. Je dois admettre que le résultat est impressionnant. De la lumière provient de ma droite alors je fixe ma voisine qui me fixe à son tour sans saisir le message. J'indique le rideau d'un signe de tête mais elle me sourit. Je décide de fermer moi-même le rideau et elle s'exclame "oh" avant de détourner le regard. J'aurais pu lui demander mais pour une raison inconnue j'ai perdue l'usage de ma voix. La sociabilité n'est pas ma qualité principale.

Cette ambiance nous coupe totalement du monde extérieur. J'ai l'impression de devenir l'héroïne d'une fiction dont je ne connais pas les règles, ni l'univers. Espérons que je ne sois pas tombée dans les pages d'une pièce de théâtre dramatique mais plutôt d'un roman à l'eau de rose. Ou même du feel-good me conviendrait parfaitement. Oh non, pas de fantastique ou de fantasy ! Même si j'assure souvent le contraire, je n'ai pas tellement envie de finir dans un autre monde peuplé de créatures ou de guerriers prêts à me trancher la tête. Les humains me donnent déjà assez de fil à retordre.

J'ai l'impression que j'ai pensé trop fort parce que Garance et ma voisine me fixent avec incompréhension. Heureusement le malaise n'a pas le temps de s'étendre plus longtemps puisqu'une vidéo démarre, plongeant la fusée dans le silence. Nous avons le droit à une sorte de petit reportage commenté par une voix-off féminine. Nous ne pouvons pas mettre de visage sur cette voix puisque ce sont d'abord quelques images de couples pour souhaiter la « bienvenue à bord à tous les passagers ».

Je décide de me concentrer sur ce que raconte le petit film :

Qu'est-ce que GRAVITATION ? Des années de recherches, sur l'amour, la passion, la sincérité mais surtout un magnifique projet ! En effet, il ne s'agit pas d'une simple application de rencontre où le hasard est de mise. GRAVITATION trouve directement vos compatibilités grâce à la science. De ce fait, vous avez plus de chance de rencontrer votre âme-sœur. Grâce à votre confiance et à vos nombreux téléchargements nous avons pu créer ces fusées et tout ce système en général pour concrétiser vos rencontres. Ce ne sont plus simplement des clics ou des messages électroniques. Désormais ce sont de véritables rencontres possibles avec les circuits que nous avons mis en place.

On y croirait presque...

Pour plus de détails sur l'aspect scientifique ou pour n'importe quelle autre question, n'hésitez pas à contacter notre équipe directement. Maintenant, passons à ce qui vous intéresse. Pour être bien sûr que tout le monde soit sur la même longueur d'ondes, nous nous devions de faire un petit rappel : Si vous êtes dans cette fusée c'est que vous souhaitez rencontrer une ou plusieurs personnes faisant partie de votre liste de compatibilité. La fusée empreinte un circuit que vous voyez actuellement apparaître sur l'écran, ainsi que tous les arrêts concernés. Sauf dans le cas où il y a déjà un arrangement entre vous et une personne de votre liste. Sinon, tous les participants seront contactés par l'application pour les informer qu'une fusée va s'arrêter avec mention du lieu et de l'heure. Nous vous rappelons que nous ne pouvons pas vous assurer que les personnes sélectionnées pour vous seront aux points de rencontres. Libre à elles de venir ou non. Cela fait partie du jeu.

Je pense tout à coup à Candace. C'est elle qui devrait être ici actuellement. Mais en bonne auteure, je me sacrifie pour mes personnages. Je peux vous dire qu'elle a plutôt intérêt à rencontrer l'âme sœur celle-là, si elle ne veut pas finir dans un récit horrifique, bloquée dans une maison hantée. Ou apparaître mystérieusement dans une taverne moyenâgeuse.

Après ce rappel, il est temps de rentrer dans le vif du sujet :

Il est vrai que vous êtes notre tout premier équipage, c'est pourquoi nous vous réservons une surprise pour le moins inattendue. Nous ne pouvions pas « ne rien faire » pour l'inauguration des fusées de GRAVITATION. C'est pourquoi nous avons décidé de désigner un couple issu de notre premier décollage qui gagnera un voyage d'une valeur de 10,000 euros. Pour cela vous devez remplir deux critères : avoir trouvé votre âme-sœur durant ce voyage et, s'il y a plusieurs couples formés, avoir le taux de compatibilité le plus élevé.

OK. J'entends déjà Garance prévoir son coup. Elle a les yeux qui pétillent et elle trépigne. C'est la première fois qu'elle est aussi attentive et qu'elle ne dit pas un mot.

PS : Toute triche sera sanctionnée. Des contrôles sont prévus.

C'est n'importe quoi...

Le chauffeur prend la parole d'une voix posée dans un petit micro :

‒ Mesdames et Messieurs, il est maintenant huit heures, la température extérieure est de vingt-six degrés, nous vous souhaitons un agréable voyage en notre compagnie et d'excellentes rencontres à bord et en dehors de la fusée.

Il poursuit après une très courte pause :

‒ De plus nous vous informons que sont à votre disposition : un buffet, des toilettes, et notre personnel composé de Madame Clara, ici en tailleur violet et de Monsieur Logan à ses côtés, également en costume violet, ajoute-il dans sa barbe (mi-moqueur mi-séducteur). Ainsi que moi-même, votre chauffeur, Christian pour les intimes. Monsieur pour les autres.

Je pense qu'ils sont amis en dehors, du moins c'est ce qu'ils laissent paraître.

‒ Je trouve Christian trop mignon ! lance Garance.

Je lève les yeux au ciel.

‒ Tu ne peux pas tout avoir, je réponds. Tu oublies l'intello du premier rang ?

‒ Bien sûr que non ! Mais il faut ajouter aussi Thais44 !

C'est vrai, je l'avais oublié celui-là. En réalité je ne vois pas pourquoi Garance a quitté le fleuriste, Vivian. Ils allaient tellement bien ensemble. Je ne l'ai jamais dit à mon amie car je ne me mêle pas vraiment de ses affaires de cœur mais j'avoue que, de tous les copains qu'elle a eus, celui-là méritait de rester. Leur relation s'était terminée par consentement mutuel. Et puis qu'est-ce que j'y connais, d'abord ?

Soudain j'ai vraiment une envie pressante et je me rappelle que Christian a parlé de toilettes. Je me lève pour demander où c'est, et madame en violet m'y conduit. Son air chaleureux est vraiment rassurant et apaisant : je l'aime beaucoup. Les toilettes sont situées tout au fond, à hauteur de nos places ; à gauche, derrière une porte, se trouvent deux minuscules cabines. Deux portes : MEN et WOMEN. Ce sera donc encore à droite pour ma part. Assise, je m'évade un peu dans mes pensées lorsque je croise mon reflet dans le miroir en face. Je me contemple un peu : je n'ai rien d'une lesbienne.

Je sors et je sursaute lorsque la porte MEN s'ouvre en même temps. Je me fige lorsque je comprends que c'est Vivian, l'ex, le fleuriste, le grand amour de Garance.

‒ Salut, articule Vivian.

‒ Salut, je réponds.

Un silence pèse alors je prends les choses en mains : je fuis avant que le malaise ne soit trop insupportable. Lorsque je retrouve Garance, l'écran est éteint et le personnel semble s'activer.

‒ Mesdames et Messieurs, veuillez retrouver vos places et attacher vos ceintures... prévient Christian. Nous allons démarrer, lancement dans 3, 2, 1 : c'est parti !

Je ne sais pas trop quoi penser de la présence de l'ex de Garance... Je n'ai pas envie que ça crée des histoires. J'avoue que j'ai un léger pincement au cœur à l'idée que notre voyage soit « gâché ». J'admets que j'aime cette journée organisée par Garance, autant que je la déteste. Mais puisqu'on y est, je veux la vivre à fond avec elle.

De plus, je n'ai pas envie que des histoires d'ex viennent polluer le programme. Même si je sais que c'est fini entre eux et qu'il n'y a plus vraiment prétexte à créer des histoires. Cependant ma conclusion a toujours été la même : ça ne me regarde pas. Je ne m'intéresse pas vraiment à ce genre d'intrigues dans la vraie vie, et je n'ai pas envie de devoir m'y intéresser parce que Garance aurait besoin de me raconter à quel point il est beau mais qu'il ne comprend pas ce qu'elle veut.

Je sais que c'est égoïste mais je n'y peux rien. J'ai toujours trouvé les histoires entre filles et garçons vides. C'est pour cela que j'écris celles qui me plaisent. Et qui ne sont pas crédibles... Il y a vraiment quelque chose qui cloche chez moi. Je suis un peu fatiguée par tout ça, et comme notre arrêt est le dernier, je m'assoupis dans mon siège.

D'ailleurs, si Vivian est là : c'est pour la même raison que tous les passagers... et que Garance. Il doit sûrement être quelque part dans sa liste de compatibilité et elle ne me l'a pas dit. Peut-être parce qu'elle s'en fout. Elle prend souvent les choses avec détachement alors ça ne me surprendrait pas. Mais est ce qu'elle sait qu'il se trouve dans la même fusée ?

Mon amie dort avec ses jambes repliées et un roman en guise de coussin sur ses genoux. J'attrape son téléphone juste pour vérifier sa liste de compatibilité. Au moins on sera fixés. Sauf qu'au moment où celle-ci s'affiche sur l'écran, la blonde qui me fait office d'amie se réveille et lance :

‒ Occupe-toi de @vingt-cinq-ans au lieu de mater mes prétendants !

Sauf que ce n'est pas drôle du tout. Puisque quelques personnes se retournent pour voir qui crie comme ça. Et que Laurène semble intriguée.

‒ Vingt-cinq ans ? demande-t-elle.

Elle me prend de court. C'est assez étrange comme début de conversation, je réponds :

‒ Non, en fait j'ai dix-neuf ans...

Elle acquiesce mais je vois qu'elle attendait une autre réponse. Sauf qu'il y a un blanc que je ne peux m'empêcher de combler :

‒ Et toi ? demandé-je, hésitante.

Garance ne me remarque même pas, déjà ailleurs avec ses précieux écouteurs.

‒ J'ai vingt ans. Mais... ce n'est pas réellement ce que je voulais savoir, balbutie-t-elle. Au fait je m'appelle Laurène.

J'ai envie de répondre que je sais,  mais je n'en fais rien.

‒ Moi c'est Louise.

De nouveau un blanc : je suis obligée de parler.

‒ Qu'est-ce que tu voulais savoir ?

‒ Pourquoi ton amie a parlé de @vingt-cinq-ans ?

Tout à coup je comprends qu'elle parle de la femme sur ma liste et mon cœur s'emballe. J'ai peur qu'elle la connaisse. Et puis elle va penser que je suis lesbienne alors que ce n'est pas le cas du tout. Mais pourquoi elle me demande ça ?

‒ Parce que c'est une personne qui fait partie de ma liste de compatibilité, dis-je, méfiante.

Je n'en dis pas trop.

‒ Une femme ? poursuit-elle.

J'hallucine. C'est quoi son problème ? C'est trop indiscret. Qu'est-ce que je peux répondre à ça : oui mais je ne suis pas lesbienne ? C'est absurde, elle va me prendre pour une menteuse, homophobe et lesbienne. Elle va surtout me prendre pour une folle. Le rouge me brûle les joues face à cette question et je reste muette. Je me déteste. Elle remarque mon trouble et comble le vide, tout en me déstabilisant avec son regard qui me scrute, toujours sans jugement :

‒ Ne te mets pas dans cet état, tente-t-elle de me rassurer. Je suis lesbienne.

C'en est trop pour moi, la situation m'échappe totalement. Même Candace n'aurait pas su quoi faire.

‒ Pas moi, je réponds d'un ton plus sec que je ne l'aurais voulu.

N'étant plus capable d'articuler le moindre mot je saisis mon téléphone et lui montre ma liste. Laurène écarquille les yeux.

‒ Je crois que nous avons un problème, m'avoue-t-elle, imperturbable.

Je lève le menton et la scrute en attendant la suite car je suis toujours plongée dans mon mutisme temporaire. Elle semble comprendre puisqu'elle sort également son téléphone et me montre sa liste. Je baisse les yeux sur son écran : @vingt-cinq-ans est aussi la femme la plus compatible avec Laurène.

Je ne pensais pas que ça pouvait être possible : je suis totalement perdue. Ce n'est pas logique.

Mais ce qui est maintenant aussi évident c'est que Laurène et moi sommes liées à cause de GRAVITATION. La situation n'est pas très claire : notre soi-disant âme-sœur nous fait déjà des infidélités.

Et puis quelque chose me traverse l'esprit. Si Laurène est lesbienne et pas moi, c'est sans doute comme je le disais, un bug de l'application : j'ai la liste de Laurène dans mon téléphone et il faut régler le problème et enfin je pourrais découvrir ma véritable liste !

Je ne dis rien et me dirige vers Clara, pour lui raconter la situation. Celle-ci me demande où se trouve Laurène et me suis jusqu'à l'arrière. Elle demande la liste de Laurène puis la mienne. Je lui tends. Elle a nos deux téléphones, un dans chaque main et son regard passe de l'un à l'autre. Et son verdict est sans appel : ce n'est pas un bug !

‒ Ce n'est pas un bug puisque mis à part cette fameuse @vingt-cinq-ans, vous n'avez pas tout à fait les mêmes personnes dans vos deux listes. Cependant c'est assez étrange que vous ayez la même « âme-sœur » et je vous conseille de voir ce qu'il en est en la rencontrant directement. Je suppose que c'est ce que vous comptiez faire en embarquant dans cette fusée ?

La voix fluette de Clara est presque rassurante. En guise de réponse, Laurène et moi hochons la tête pour acquiescer. On la remercie et elle tourne les talons. Je suis désemparée.