Fuis !

 « Jolie, il faut que je te parle. Assieds-toi, s'il te plaît.

— Je sais ce que tu vas me dire, Brant, soupira la jeune femme en s'asseyant en face de son fiancé, et tu connais ma réponse.

— Tu ne sais pas à quel point ils sont dangereux. Tu n'imagines même pas, tu es trop gentille. Fuis, Jolie, fuis pendant qu'il est encore temps.

— Non, Brant. Je ne t'abandonnerais jamais !

— Fais attention à toi... Ils pourraient m'obliger à te tuer, à te blesser. Ou te tuer directement si tu ne leur plais pas. Et sans le moindre état d'âme. Tu n'as rien à faire avec eux, Jolie, ils ne sont pas du même monde que toi, tu ne tiendras pas.

— Et toi, dît-elle d'une voix douce, tu crois que tu vas tenir ? Je suis venue pour ça, Brant, parce que je les sais dangereux. Je veux te protéger. Te protéger d'eux, mais aussi de toi-même et de ce que tu pourrais devenir sous leur influence.

— Je suis comme eux, Jolie. Je suis dangereux. Tu dois...

— M'éloigner ? Tu ne le veux pas. Tu aimerais me protéger, mais tu es convaincu que tu es le danger. Sauf que tu ne peux pas te passer de moi.

» Et puis tu n'es pas comme eux. Tu n'es pas un criminel, tu as une conscience, une sensibilité, tes propres sentiments encore.

— Ça ne va pas durer, je t'assure. Je suis un monstre, Jolie, je ne devrais même pas exister...

— Oh, mon ange, murmura la blonde en s'approchant de son amoureux et en s'asseyant au pied de son siège, tu n'as jamais rien dit d'aussi faux. Chacun a une raison d'exister, un rôle à jouer dans l'histoire. Ne dis pas que tu ne devrais pas exister. Ça, c'est que les idiots du Conseil voudraient te faire croire.

— Ils ont raison. Regarde. »

Il tendît la main gauche en avant, et une flammèche jaillît, éclairant son visage torturé par la crainte. Il laissa Jolie contempler l'étincelle un moment, puis referma le poing.

« Je suis dangereux, par nature, je possède une capacité quasiment incontrôlable et extraordinairement destructrice. Tu ne dois pas essayer de me convaincre du contraire.

— Brant... Je suis capable de faire jaillir les pires armes d'un claquement de doigts. Ton feu ne va pas m'impressionner. Une capacité n'est dangereuse que si l'on n'apprend pas à la contrôler, si on la refuse et qu'on ne s'entraîne pas.

— Que fais-tu des élèves de Fintan ?

— Une erreur de jugement du maître, qui a donné un exercice trop difficile. Crois-moi, tant que tu l'accepteras, cette capacité ne nous brisera pas. Et tant que je serai là, tu l'accepteras.

— Tu ne dois pas rester chez les Invisibles, Jolie. Je te l'ai dit, tu es trop gentille pour eux. Un jour ou l'autre, ils te prendront en grippe. Et ce jour-là, tu mourras.

— Je les satisferai, ne t'inquiètes pas pour moi. Ça ira.

— Non, murmura-t-il en secouant la tête, tu ne peux pas les satisfaire. Tu es incapable de chasser une mouche. Eux, c'est des hommes qu'ils blessent. Quand ils te le demanderont...

— Je m'en sortirai. Je vais nous sortir de là, Brant, je te le promets.

— Notre monde n'est pas utopique. Ne promets pas l'impossible. »

Jolie leva les yeux au ciel, poussa un soupir et se releva. Elle claqua des doigts et une espèce de gramophone, aux disques spéciaux, apparût entre ses bras.

Ce fût au tour de Brant de lever les yeux au ciel. Mais il ne pût dissimuler le sourire qui lui montait aux lèvres. Sa fiancée le connaissait si bien, il ne pouvait lutter quand elle avait décidé d'éclaircir les pensées sombres qui s'agitaient sans cesse dans son esprit.

Jolie invoqua leur disque préféré, une compilation de musiques humaines sur lesquelles ils dansaient ensemble quand il voulait oublier les travers de leur société, la rudesse de leurs moments, l'amertume de leur mal-assortiment.

Elle le déposa sur le lecteur, enclencha la machine, et saisît les poignets de son amoureux, l'obligeant à se lever. Toute son attitude ne transmettait qu'une pensée : « allez, viens ! ». Et il ne pouvait pas résister.

Alors que les deux amants commençaient à tourbillonner, le jeune homme eût une dernière pensée, encore persuadé qu'il avait raison.

Fais attention à ce que je n'aie pas à te brûler les ailes, mon bel oiseau...

************

Deux mois plus tard.

Jolie poussa la porte de la maison de Brant. Cela faisait quasiment un mois qu'ils ne s'étaient pas vus, à cause des cours d'élite qui avaient dévoré les temps libres et les week-ends de la jeune femme.

Elle sourît en entendant Brant se précipiter vers la porte.

Quand il la serra dans ses bras, avec force et bonheur, elle eût pourtant la sensation qu'il aurait préféré qu'elle ne revienne pas.

« Brant, qu'y a-t-il ?

— Ils savent. Ils savent que tu n'es pas là seulement pour moi.

— Ne t'inquiètes pas.

— Jolie... Ils m'ont demandé de t'empêcher de parler. De révéler ce que tu as découvert de l'organisation.

— Tu ne le feras pas, n'est-ce pas ?

— Je ne veux pas le faire. Mais ils sont capables de m'y obliger...

— Ils n'ont pas d'Hypnotiseur. Et je suis ton seul point de pression. Ils ne peuvent pas t'y obliger.

— Tes parents aussi. Déjà qu'ils en veulent à Grady parce qu'il les rembarre...

— Il est assez fort pour se défendre, même contre une armée de Pyrokinésistes fous. Ne t'inquiète pas pour moi, Brant. Inquiète-toi pour toi, ce sera largement suffisant. Nous y arriverons. Tu me crois ? »

Brant regarda la main que sa fiancée lui tendait, son sourire, la confiance qu'elle lui accordait. Il sentît son cœur se serrer, les larmes monter dans ses yeux, la douleur se répandre en lui, ses souvenirs se bousculer dans sa tête.

Il ne pouvait pas accepter ça. Il ne pouvait pas tolérer qu'elle se mette en danger pour lui, il ne pouvait pas la laisser brûler.

Il savait qu'il était dangereux. Il savait à quel point. Il savait les images que les Invisibles lui avait montrées. Il savait que son cœur était exilé en hiver pour l'éternité. Il savait qu'ils l'avaient déjà brisé. Il savait qu'elle lui était fidèle. Et il voulait en mourir.

Il secoua la tête, et dédaigna la main de Jolie.

« Je regrette, mais c'est trop tard pour moi. Ils ont brûlé la foi, la confiance, la joie, l'espérance. Et à la place, ils ont mis la douleur.

» Jolie, je suis brisé.

» Jolie, je suis dangereux.

» Jolie, fuis.

— Viens avec moi.

— Tu ne seras jamais à l'abri en ma présence.

— Tu mourras sans moi.

— Je préfère mourir que te tuer.

— J'en mourrais. »

Brant sentît les larmes inonder ses joues, sans raison.

Il sentît la blonde s'approcher, essuyer les larmes, l'embrasser, le serrer dans ses bras.

Il entendît sa douceur, sa peine, sa tendresse, sa détermination.

Il entendît les mots d'amour et d'apaisement, de courage et de peur.

Il pleurait, il ne voyait plus, il tremblait.

Jolie devina tout ça, devina la peur, la cassure, la trahison, la douleur.

Elle le serra dans ses bras, l'embrassa, murmura qu'elle était là, qu'elle n'était pas un rêve et ne faisait pas partie du cauchemar.

Elle prît soin de lui, même s'il ne répondait pas, qu'il semblait une statue, qu'il était à demi-mort, que son esprit était brisé en deux.

Elle tenta de recoller les morceaux, jour après jour, douleur après douceur, nuit après nuit.

Son cœur se brisait et elle s'accrochait.

Dehors, l'été venait, illuminait le ciel, éclairait la terre.

Mais Jolie et Brant était hors du temps, hors de la vie.

Ils ne respiraient plus, ne vivaient plus, mourraient chaque seconde, tuaient chaque seconde.

Elle se battait, le quittait parfois et revenait toujours.

Elle chantait, luttait, les accrochait.

Mais ça ne servait à rien, et il s'enfonçait. Il était de plus en plus dangereux, le feu naissait aléatoirement dans ses mains.

Jolie savait qu'elle en mourrait. Et que le corps de Brant continuerait d'exister après son extinction.

Elle arrangea ce qui lui paraissait important, ce qu'elle devait faire, lança son chant du cygne, brûla les capes des Invisibles.

Elle n'existait plus qu'à-demi, pour l'espoir minuscule de sauver celui qu'elle aimait et pour la joie périodique de voir ses parents.

Les Cités Perdues assistaient dans leur ensemble à ce phénomène si inhabituel, à cette espèce de mort morale unique à laquelle s'était condamnée le couple, à cause de la célébrité des Ruewen.

Et tous les plaignaient, sans oser le dire, sans savoir que faire, sans pouvoir réparer, sans connaître leurs erreurs. Et ils se disaient tous que ce serait temporaire, que les deux jeunes se reprendraient. Grady et Edaline s'en étaient eux-mêmes persuadés, apercevant souvent des signes suivant lesquels l'état de Brant s'améliorait.

A la fin de juillet, le Pyrokinésiste avait quasiment retrouvé ses esprits, il discutait à nouveau avec ses proches, se déplaçait, avait repris ses passe-temps d'avant, cuisinant, jouant, sortant régulièrement faire des randonnées.

Il revécût quelques temps. Jolie suivit son mouvement, redevînt elle-même, joyeuse, optimiste, fière. La chape de plomb sur eux s'allégea un peu, les laissant respirer, être heureux.

Un temps.

Quand Jolie dût retourner à Foxfire, dans la Tour d'Or, Brant semblait guéri. Il était encore fragile, mais il maintenait son humeur, il était stable, riait, profitait de la vie. Bref, il se maintenait et sa fiancée était rassurée.

Malheureusement, la réalité les rattrapa vers novembre. La jeune femme avait de moins en moins la possibilité de s'échapper lors des week-ends, limitant ses entrevues avec le Pyrokinésiste.

Et ils furent confrontés à la reprise d'influence par les Invisibles. Profitant de la distance entre Jolie et Brant, ils se rapprochèrent du jeune homme, lui rappelèrent ses anciens serments, son statut de Mal-Assorti, la haine contre son Talent, à quel point il pouvait être dangereux.

Ils le remirent sur la sellette, en position d'équilibre précaire, minèrent à nouveau son esprit. Puisqu'il était le fiancé d'une espionne, il devait débarrasser l'organisation de cette espionne. Quitte à tout y risquer.

Brant appelait Jolie à l'aide, lui écrivait chaque jour, lui expliquait sa situation, le péril auquel il était confronté. Sa peur permanente, sa défiance envers lui-même.

Dès qu'elle le voyait, l'Invocatrice lui donnait des techniques pour se calmer, des moyens pour s'assurer, des conseils pour ne pas perdre confiance en lui. Elle veillait sur lui comme un ange gardien.

Ils tinrent quelques temps ainsi, luttant contre l'influence psychologique des Invisibles.

Mais les deux amants perdaient chaque jour du terrain.

Et quand l'organisation voulut enrôler Grady, Jolie sût qu'ils avaient perdu. Brant tenait trop à l'unité des Ruewen, à la force de ses « beaux-parents », à les garder en-dehors de son monde d'horreur. Il s'en voulait déjà énormément que Jolie ait dû s'y empêtrer.

Pour protéger l'Hypnotiseur, le Pyrokinésiste recommença à faire les quatre volontés de son organisation, à obéir aux moindres ordres.

Mais ça ne pouvait pas suffire à leur faire oublier que Jolie était à la solde du Cygne Noir, leurs ennemis. Et ils continuaient à essayer de monter Brant contre elle.

Au mois de mai, la crise éclata. Jolie avait une semaine de congés, une semaine à passer auprès de Brant. Tout aurait pu bien se passer. Tout aurait bien se passer. Mais bien sûr, ils vinrent à parler des deux organisations, des problèmes, des difficultés. Ils furent tous les deux très rapidement sur les nerfs.

Ils commencèrent à perdre le contrôle, se battant presque pour convaincre l'autre d'arrêter. Jolie maintenait qu'il était encore possible de fuir les Invisibles, de s'évader ensemble, de s'aimer malgré tout. Brant répondait qu'elle ne savait pas, qu'elle ne comprenait pas, que c'était impossible, qu'elle devait partir. Maintenant. Tant qu'il était encore temps.

La dispute dura près de deux heures, à voix haute. Mais ils finirent par réaliser l'absurdité de leur situation, de leurs cris, et cessèrent de s'en vouloir aussi brutalement qu'ils avaient commencé.

Les flammes de Brant s'étaient manifestées, déclenchant une vague de terreur, qu'ils avaient domptée ensemble.

Mais elles étaient réveillées, présentes, affleurant sous la surface, se mariant à la tension folle de leur situation.

La nuit vînt les trouver, calmes, apaisés, se croyant forts, ayant endormi leur méfiance. Serrés l'un contre l'autre pour faire face au froid de la nuit et à la brutalité de la vie.

Mais elle n'était pas pacifique, elle voulait la guerre, cette nuit d'horreur.

Elle réveilla Brant au son d'un cauchemar, elle l'effraya, elle détruisît ses défenses, elle le détruisît lui-même, elle abaissa tout.

Le froid d'une nuit de mai devînt soudain la chaleur d'un brasier, la paix du sommeil devînt la douleur du double-meurtre.

Il se perdît en lui-même, hurlant encore à Jolie de se réveiller, de fuir avant qu'il ne la brûle, d'aller loin, de l'oublier.

Fuis, Jolie, fuis ! Fuis, ça suffit ! Fuis !

Lui-même ne résista pas à la chaleur de la douleur dans son cœur. Il s'effondrât, hurlant, tentant de contenir la destruction, entendant son amie hurler, courir, tenter de s'enfuir.

La nuit s'emparât de son esprit. Plus rien n'existait, ses souvenirs se disloquaient, son cœur implosait, sa vie était pulvérisée.

Le lendemain, il entrouvrit les yeux dans un champ de ruines. À quelques mètres, il aperçût les restes de son amour, un pendentif lui indiquant la place où leur douleur avait finalement eu raison d'elle.

Et dès lors, il sût que le Soleil ne se lèverait plus jamais pour lui. Il était brisé, transformé finalement en machine à détruire, pulvérisé. Son existence n'aurait plus de sens, et il ne savait y mettre fin.

 ************

 2290 Mots.

 Eh bien, on peut dire que j'ai choisi un sujet joyeux...

 En fait, c'est un des points qui me taraude le plus dans cette série. Comment a-t-il pu en venir à tuer celle qu'il aimait ? 

 Pour moi, ça ne peut pas être volontaire, c'est un accident. Une perte de contrôle. 

 Je vous ai juste montré comment je le vois.

 J'espère que vous n'êtes pas trop tristes... On savait comment cette histoire finissait, ce n'est pas une surprise.

 Bon, j'espère que ça vous a plu au maximum avec ce sujet, que j'ai écrit correctement...

 Dites-moi ce que vous en pensez !

 Bises,

 Jeanne.



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