4 - L'Ophtalmo
Commissaire : Comme tous les grands escrocs, Martin Legrand ne va pas cesser de vous dire « oh mais ça s'est fait tout seul, je ne savais pas que c'était illégal, je pensais être dans mon bon droit, et caetera...». Il suffit de se pencher sur son premier passage à l'acte pour comprendre la malhonnêteté du personnage : pour réussir à faire son coup, il a du tricher, faire des faux, rassembler des complices, mentir à toute une ville, et même faire du chantage. La question de l'acte moral plus grand que l'acte légal ne se pose pas. Martin est un embrouilleur de première, et si vous le croyez, c'est que vous êtes une de ses nouvelles victimes.
Martin : Donc à la TV je vois un reportage sur les migrants entassés dans les tentes à Porte de la Chapelle, à Paris. Il y avait ce reportage sur un monsieur Omar Abdul Al Naimi...un ophtalmo, un père de famille réfugié syrien, qui baragouinait en anglais qu'il voulait juste aller en Angleterre refaire sa vie...le reportage voulait montrer la réalité de la guerre, montrer que la migration n'était pas un phénomène économique...
J'étais en colère. Pas pour la guerre ou ce pauvre type, mais pour l'absurdité de la situation. On avait besoin d'un médecin ici, et ce pauvre type voulait s'installer quelque part. Et personne faisait rien ! Même pas vous ! Personne ! C'est même pas être moral, c'est de la logique !
J'étais tellement vener que quand j'amenais ma mère au médecin à 30 bornes de là, parfois j'hurlais tout seul OMAR ABDUL JE TE DÉTESTE ! Dans la voiture. Mais qu'est ce que je pouvais faire ? Il aurait fallu le chercher, l'installer, tout ça sans que la police nous tombe dessus. Pour avoir regardé les procédures dans la boite d'interim, il faudrait une tonne de papiers, et il était justement sans papier. Et il ne parlait pas français. Cette situation de merde finalement était inévitable. Je pouvais rien y faire.
Je passais mes fins d'aprem à boire des bières sur un banc de pierre installé sur un chemin de halage d'un canal de Meuse. Avec moi, il y avait Claude, un mec pas très futé, complètement raciste et con qui nous faisait bien rire, et Joelle, la typographe qui avait plus de job depuis la nuit des temps. La pauvre fille avait une main qui marchait pas, alors c'est nous qui lui ouvrions les bières. Je leur parle de cet enfoiré d'Omar Abdul, et voilà que Joelle me dit : « une carte d'identité, c'est ça qui te chiffonne ? Mais moi mon vieux, je t'en fais une ! »
Je savais pas trop ce qu'était une typographe dans le fond...je pensais qu'ils imprimaient le papier ou quoi. En fait ils savent faire un tas de trucs, notamment des faux documents...bordel, ça c'était un truc. Pourquoi se casser le cul à essayer de régulariser Omar quand on pourrait avoir une carte d'identité comme ça ? Ou une attestation de l'inscription à l'ordre des médecins, vous voyez le délire.
J'ai dit à Joelle : « Ma vieille, je t'ai trouvé un job, et ça commence ce soir ! ». On est montés dans la voiture de ma mère et nous sommes partis à Paris. À Porte de la Chapelle.
On est arrivés là-bas à 22h30. Il faisait nuit et froid. C'était bagdad. J'aurais jamais cru voir ça en France. Un bidonville de tentes à perte de vue. Et on était à Paris. L'insalubrité était abominable. J'étais déjà claqué de la route, j'ai failli abandonner au bout de 2 minutes, mais Joelle, qui est un peu babos sur les bords, m'a commencé à se balader en criant Omar Abdul ! Enfin, il y avait pas mal d'Omar et d'Abdul et du coup on criait son nom en entier.
Ça a pris des heures, et le pauvre Omar a été amené de sa tente par d'autres gars. C'était bien le mec vu à la TV. On parle en anglais, il est bien ophtalmo, il fera l'affaire. Je lui dis qu'on va lui donner des papiers, un appart et un travail. Il me dit qu'il a ici sa femme et 2 enfants. Et bien pas de problème, on va se serrer dans la voiture, et je vais devoir BIEN LA LAVER demain.
Je me souviens très bien de ce qu'il m'a dit quand lui et sa famille se sont tassés à l'arrière. Il m'a dit « vous êtes un ange, c'est ça ? ». Et je lui ai dit : « Rếvez pas trop, Omar. Je vous emmène en Meuse. »
J'ai investi pour l'installer. Attendez, je veux rappeler quelque chose : tout ce que je voulais, la seule chose que je voulais, c'est qu'il y ait un médecin dans ma ville. Pour sa population vieillissante. Et je pouvais sauver cet Omar de la misère, un médecin honorable. Un type d'une générosité incroyable.
Donc, j'ai investi pour l'installer. J'ai loué un NOUVEL appart, et oui j'ai sous loué PLUS cher à Omar, mais c'est normal, je suis pas l'abbé Pierre bordel. J'ai demandé à Henriette, une amie de ma mère, prof d'anglais à la retraite qui s'ennuyait mortellement de former Omar au français, du genre 10h de cours par jour. Je la payais en restaus.
J'ai un petit sens des affaires alors je suis allé voir Serge et je lui ai proposé de racheter sa boite. On est tombés d'accord sur un prix ridicule - il avait quelques dettes. Je suis allé voir la Mairie. La conseillère municipale tremblait quand je lui ai dit qu'un médecin allait arriver. J'ai exigé un local qu'elle s'est empressée de me donner et oui, j'avoue, j'ai aussi sous loué le local au médecin. Disons que je lui présentais les factures en lui disant qu'il paierait quand il le pourrait. Business is business. Et les médecins sont plein de thunes, alors personne va pleurer.
Restait la question des papiers. Joelle a fait des fausses cartes pour tout le monde, des fausses cartes vitales aussi, c'était du travail nickel. La nana était douée, mais de ouf. Elle était tellement heureuse. On passait nos journées à se serrer dans nos bras. On a changé le nom d'Omar. Je lui ai dit : Omar, ici ils aiment pas les arabes. Ils sont cons. Mais toi ils vont t'aimer. Simplement, tu vas t'appeler Michel Dupont. Ton père était algérien, et tu viens de Marseille, c'est pour ça que t'as un accent bizarre. Et t'en as marre du soleil, d'accord ? T'es tombé amoureux de ce trou perdu.
Le mec, je le sortais des tentes puantes et de la mort, il a dit oui.
Ah, quelque part, 800 km au sud, Michel Dupont était vraiment un médecin marseillais qui venait de partir à la retraite. Toutes ses références étaient sur internet. Créer des fausses ordonnances avec les accréditations adéquates a été super simple. Ordonnances que nous lui vendions avec une petite marge. Business is business.
L'arrivée du docteur Dupont a changé bien des choses. Les habitants étaient en joie. Henriette était sa secrétaire, et venait dans son cabinet traduire quand il était besoin. Elle papotait avec ma mère quand elle venait voir le médecin. Tout ça, c'était une ambiance chaleureuse, bienveillante, bon enfant. Il était ophtalmo, mais bon, pas besoin d'être chirurgien cardiaque pour renouveler des ordonnances et faire des arrêts de travail, pas vrai ? Il allait bien gagner sa vie, et du coup, moi aussi.
Le soir de son installation, le docteur Dupont est venu nous voir sur le canal de Meuse pour nous remercier, en français. On a bu des bières, mais pas lui, la religion, tout ça. Et oui, d'accord, son installation, c'était une embrouille, mais, vous savez quoi ? La ville endormie depuis des années venait d'ouvrir un œil.
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