1 - 1200 chefs d'accusation

Commissaire : L'affaire Ornain est un cas exceptionnel qui fera date, mais qui fera peu parler, pour des raisons certainement politiques. C'est une affaire exceptionnelle à trois titres :

D'abord pour l'ampleur et la gravité des faits. On parle ici de plus de 1200 chefs d'accusations, vous vous rendez compte ? Il y avait à un moment une sorte d'usine qui créait des délits et des crimes à une échelle industrielle. Si le crime organisé est une PME, là on avait affaire à un grand groupe, structuré, créatif, avec des individus qui se levaient chaque matin en se posant la question « de quelle façon nouvelle vais-je pouvoir enfreindre la loi ce matin ? ». C'est tout à fait remarquable sur le plan de l'histoire de la criminalité.

Ensuite, cette affaire est exceptionnelle par le caractère politique des crimes qui ont été commis. Toutes les personnes incriminées vous diront « oui, ce que je faisais est illégal, mais ce n'était pas immoral. C'est juste la loi qui est mal faite. » Ils sont tous persuadés d'être innocents, tout en étant coupables. La question de la moralité est très présente, et je suis content d'être dans la police plutôt que du côté la justice dans cette affaire.

Enfin, le plus remarquable, c'est probablement le chef de la bande qui a tout organisé, Martin Legrand. Quand il y a une affaire terroriste, on interroge les voisins de l'accusé et ils disent « ah vous savez c'était un garçon gentil, on se serait jamais douté...». Là, les voisins vous diront « ah bon ? j'ai un voisin ? ». L'accusé est quelqu'un d'ordinaire, de transparent, d'apparence totalement inoffensive. Même avec toutes les preuves, je n'arrive pas à le croire capable de ce qu'il a fait. Si vous me disiez, cette affaire est un malentendu, vous savez quoi ? Je pense que je vous croirais.


Martin : Et bien je m'appelle Martin Legrand, j'ai 32 ans, je suis né à Ornain, une petite ville de Meuse très tranquille. Je suis actuellement en prison comme vous pouvez le voir, pas très loin de mon lieu de naissance. Beaucoup de prisonniers vous diront : « je suis innocent, je n'ai rien à faire ici. ». C'est mon cas. Je n'arrête pas de dire que ce que j'ai fait était moral, et on m'oppose que c'était illégal. Nous vivons à une période intéressante où la moralité et la loi deviennent des choses distinctes. Est-ce que c'est légal d'héberger un sans papier ? Est-ce que c'est légal de bidouiller un dossier quand on sait que la loi protège les riches au détriment des pauvres ? Est-ce que si je vous mettais une main aux fesses, Madame, vous auriez le droit de me donner un coup de poing ? La réponse est non, mais est ce qu'un jury constitué de gens de bon sens ne vous acquitteraient pas ? C'est pour ça que j'ai accepté cette série d'entretiens. Vous allez écouter mon histoire. Et vous verrez que je n'ai rien à faire ici.

Donc, Ornain, ville provinciale mourante, je suis un élève médiocre, pas assez bon pour les maths ni pour les lettres, me voilà en filière économique. Je fais un BTS dont je n'ai aucun souvenir tellement j'ai joué aux jeux vidéo, et le seul job que je trouve, c'est un truc vraiment nul : je vends des assurances au téléphone ou au porte à porte. Je suis payé à la commission, c'est à dire que si je vends rien, ben j'ai rien. C'est complétement à chier de vendre des assurances : tout le monde a une assurance. C'est obligé d'en avoir une de base quand on prend une voiture ou une maison. Et les prix sont alignés. Je crois que j'ai du faire 300 € en deux mois. C'était nul.

J'ai trouvé un autre job ensuite. À Toulouse. Centre d'appel pour vendre des trucs à des vieux, un truc complètement immoral et pourtant très légal. L'idée c'était de faire copain copain avec un pauvre vieux qui était tout seul chez lui, et à la fin tu lui vendais une commode, ou une tondeuse. Il disait oui, parce qu'il avait tellement peu de contact avec les gens qu'il voulait pas te décevoir tu vois ? C'était vraiment l'enfer, on était des petits diables. La paye était bonne. J'ai commencé à fréquenter une nana...son nom a pas d'importance. Elle m'a brisé le cœur et j'ai juré de ne plus tomber amoureux, et je m'y suis tenu.

Je suis parti à Paris. J'avais 25 ans, un peu d'argent de côté, mais pas de CDI, alors je vivais dans une piaule minable. J'ai trouvé un super job de commercial. Pas très moral non plus. C'était chez Crypto Trader France. Je vendais du bitcoin. Une monnaie électronique. C'était une boite d'escrocs, je le savais parce que je commençais à être habitué. Ils ont un nom techno et un super site, mais c'était une sorte de centre d'appel à Aubervilliers, un truc un peu sale. Un des trucs pour fidéliser leurs commerciaux, c'était de leur donner de la coke. Le mec prend de la coke, du coup il vend bien, il devient dépendant, ça coûte cher, du coup il est obligé de vendre encore plus, et pour vendre plus, comment il fait ? Il prend de la coke. J'ai pas pris de coke au niveau professionnel parce que et bien...j'étais un gentil garçon, ces histoires d'infarctus me faisaient flipper, et surtout, j'en avais pas besoin.

Le bitcoin, c'était très facile à vendre, surtout quand on a fait les assurances. Vous appelez l'entreprise Gérard Père et fils, une PME à l'ancienne installée à Montpellier, du genre manufacture en robinetterie. Vous lui dites « ça vous dirait d'acheter du bitcoin ? C'est 2000 € l'unité ». Le mec vend des robinets alors il dit non et raccroche. Tu le rappelles une semaine après et tu lui dis « hey, c'est re-moi, vous voulez pas du bitcoin ? Par contre ça vient de grimper, c'est à 3000 € l'unité maintenant. ». Et là il disait oui. Mes autres collègues, les accros à la coke, ils appelaient les boites un peu start up, mais c'était débile, parce que ces types là pouvaient se passer de nous. Tandis qu'un vendeur de robinets...là on avait un service utile.

Du coup je suis devenu sans forcer le commercial numéro 1 de l'entreprise. J'avais accès à tout, sauf à un seul truc. Il y avait des clients que le patron négociait en direct, des énormes clients. Ils avaient un nom de code : « les blindés ». Quand un blindé appelait, il y avait une sorte de silence religieux qui se faisait dans l'entreprise. Le patron gérait l'appel dans son bureau, derrière une porte, et pourtant on retenait tous notre souffle comme si il parlait avec dieu en personne.

Les blindés constituaient 70% de notre chiffre d'affaire, et pourtant, moi qui avait 0 blindé, je peux vous dire que je brassais pas mal de fric. Mais il m'en fallait plus. Je voulais gérer ces blindés. J'étais pas le seul. Le patron avait plein de lèche culs qui lui apportaient des petits cadeaux ou étaient à ses ordres. On espérait tous la même chose. Avoir un blindé pour soi, choper des commissions de ouf. Je l'ai fait à l'envers. J'étais le meilleur vendeur, alors je lui ai dit : donnez moi un blindé ou je quitte la boîte.

D'abord il m'a menacé vaguement, du style « ah bon tu es sûr de pouvoir trouver du taf ailleurs ? Parce que c'est une sorte de trahison, on est un petit monde mon gars. » Alors là, je m'en foutais. Ça faisait un an que je gagnais six fois mon loyer, j'avais de quoi rebondir.

Il s'est levé et a fermé les persiennes. Il a ouvert un dossier et il a murmuré. Il m'a dit : Avant que t'acceptes, faut que tu saches une chose. Les blindés, c'est pas vraiment des entreprises normales...c'est pas des mecs riches ou quoi...tu vois ce dont je veux parler ? Non ? Bon, les blindés, c'est la mafia. On parle de blanchiment. C'est des types que si tu les déçois, ils te font pas de procès, tu vois ce que je veux dire ? Alors maintenant que tu sais ça, tu veux vraiment gérer un blindé ?

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