Chapitre 3 Tirila
Je fais un pas de côté en évitant de justesse la pala de Ferdon, épée qu'il a ramassée après une bataille contre le royaume de Dystio, arme faisant partie des huit objets de combat de ceux-ci.
À l'exception d'arcs et de flèches, sur un champ de guerre, nous nous battons à mains nues. Ayant des membres finissant en griffe, nous utilisons notre corps comme artillerie. Ils équivalent aux lames des soldats de Dystio.
Comme dans le temps présent, nous ramassons uniquement les palas et les autres armes pour nous entrainer face à l'ennemi.
Ferdon envoie un nouveau coup vers moi sous les sifflements de Sven et les encouragements d'Harkiz. Encore une fois, j'évite l'attaque d'un cheveu. Avant qu'il n'ait pu faire un autre geste, je transforme mes bras en pattes, donne un coup sur la main de Ferdon qui tient l'épée et envoie l'autre vers le cou de mon frère ainé de sept ans. Il eut un sourire subtil avant de laisser tomber l'arme ancienne.
Je recule en faisant reprendre mes bras à leur forme originelle, c'est-à-dire, complètement humain... contrairement à tous ceux qui n'ont pas été bénie par la déesse féline.
– Tu as encore progressé, me complimente Ferdon alors que mes deux autres frères se rapprochent de nous. Bientôt, je pourrais me battre sérieusement avec toi.
Je lève les yeux au ciel devant ces mots.
Il prend toujours tout à cœur, surtout les choses qui jouent avec son égo, ce qui implique chaque fois que je fais mieux que lui. J'ai même parfois l'impression qu'il me juge aussi désagréable que tous les humains de Dystio... et cela, parce que ma nature me permet de faire la cassure entre nos différences. C'est à la limite s'il fait une réelle distinction entre le royaume opposé et moi. Mais je sais qu'il agit de cette manière par prudence. Vu qu'il ne croit pas en la bénédiction, il garde un doute sur mon identité, se demandant si père ou mère a eu une liaison secrète avec un humain. J'avoue que je me le demande parfois aussi... mais si c'était vraiment le cas, je ne crois pas que je pourrais prendre une forme complètement animal.
Certains pensent que ma naissance, celle de Ren, de Daysie et des deux autres (qui peuvent prendre la forme qu'ils veulent) sont la preuve qu'un grand changement s'annonce... et que c'est exactement ce qui veux la soi-disant déesse féline et les dieux qui lui tiennent compagnie. Je ne crois pas spécialement en leur existence, mais je ne nie pas non plus cette possibilité. On ne peut pas dire qu'on connait tout quand on ne connait rien.
– L'un de vous deux veut se battre contre moi, ai-je demandé à Sven et Harkiz, mais ceux-ci secouent vigoureusement la tête, le deuxième en grimaçant, faisant étirer les traits félins de son visage.
– Ça serait plus intéressant si tu rivalisais avec Ren ou Daysie, répond mon ainé de dix ans en faisant un geste vers mes deux serviteurs, qui se tiennent un peu plus loin, alors que nous sommes dans l'une des cours extérieures éparpillées à travers le palais de bois.
Je me tourne vers eux alors qu'ils échangent un regard. Aucun d'eux n'osent s'avancer pour me défier et je me demande un instant si c'est à cause de mon statut.
– Ren, dis-je en lui faisant signe de s'approcher. Ne retiens pas tes coups parce que je suis une femme ou parce que je suis une princesse. Mon titre ne changera rien face à l'ennemi.
Il s'avance d'abord avec hésitation avant de se mettre à courir vers moi, passant de son apparence humaine à sa forme complètement animale, celui d'un lynx plus imposant que les normaux. Il saute vers moi et je l'évite à la dernière seconde en métamorphosant mes bras et mes jambes en pattes de tigre. Voyant que je ne change pas entièrement de forme, Ren prend lui aussi son aspect mi-homme mi-félin, gardant quelques traits de bête sur son visage, comme tous les habitants de Niloria.
Je lance ma patte vers son torse, mais il bloque mon coup avec son bras de lynx. Je me baisse vivement pour éviter l'un de ses coups et m'accroupis pour lui faire un croche-pied, mais il voit mon mouvement et fait un grand saut à la dernière seconde vers l'arrière. Il atterrie en souplesse, une main au sol, avant de se propulser avec l'unique force de son bras, envoyant ses deux pattes postérieures vers moi. Rapidement, je me couche au sol, évitant de justesse de recevoir son attaque mortelle.
Je me relève d'un bon alors que Ren se réceptionne contre la verdure de la terre, quatre pattes au sol.
Nous échangeons encore quelques coups, sans pour autant arriver à toucher l'autre, recevant seulement des frôlements.
Nous sommes en train de tester notre force, pattes contre pattes, lorsqu'une servante arrive pour nous dire que le diner est servi dans le grand hall, nous faisant arrêter notre manège. Je fronce les sourcils et jette un regard à mes frères qui haussent les épaules, me faisant comprendre qu'ils ne savent rien de plus que moi, encore moins la raison de cette soudaine réunion familiale.
Nous mangeons d'ordinaire chacun de son côté... et les rares fois où nous nous regroupons, c'est pour parler de politique ou... de mariage.
Je reprends ma forme normale, c'est-à-dire, complètement humaine, avant de marcher dans le couloir à mur ouvert qui longe la cour. Ren et Daysie me suivent de près alors que je tourne sur la gauche pour monter les marches et me diriger vers ma chambre pour changer de tenu. Je ne dois absolument pas me présenter en tenu de combat pour manger, c'est contre les règles de l'étiquette.
Lorsque j'entre dans ma pièce attitrée, je me dirige vers ma penderie pour y prendre une robe verte et souple, exactement comme toutes mes autres toilettes, à l'exception de la couleur et des broderies. Celle-ci est parcourue de fils argentés faisant tantôt des fleurs tantôt des spirales et des animaux exotiques.
Je me change rapidement, puis vais rejoindre le reste de ma famille dans le grand hall. Lorsque j'entre, je constate qu'ils sont tous déjà installés à leur place respective, c'est-à-dire, père et mère sur leur large trône fait de bois noir, sur lequel il y a une panoplie de coussin aux tissus vifs. Devant eux, une table aussi sombre est remplie de mets tout aussi copieux les uns que les autres.
À leur droite, il y a mon oncle, puis Nester et Lounia qui partagent une table. À gauche du siège royal, il y a Sven et sa femme Émalia, sur la suivante, Ferdon et son épouse Caprilie, puis Harkiz, avec qui je dois m'asseoir. Ce sera comme ça jusqu'à ce que père et mère lui attribuent une fiancée. Ce sera pareil pour Lounia lorsque Nester aura une épouse.
Dans notre royaume, les hommes sont plus importants que les femmes. Nous fonctionnons sur un système patriarcal. Selon les rumeurs que j'ai entendues, le royaume de Dystio serait un peuple égal dans les genres. Je me demande parfois si c'est vrai.
Je prends place à côté de mon frère Harkiz et il se penche aussitôt vers moi, faisant balancer les petites pattes du tabouret sous lui.
– Tu penses que c'est pour parler de quoi, me questionne-t-il à voix basse alors que des serviteurs viennent nous remplir nos coupes de jus de raisin et de menthe.
– Si c'est de la politique, je ne dois qu'écouter et me taire, à moins que père me demande mon avis, ce qui est presque impossible. S'il s'agit de mon mariage, ce que je doute fort, puisque Nester et toi passerez avant Lounia et moi, eh bien, je verrai en temps et lieu.
Harkiz me regarde en grimaçant alors que mère se lève soudainement pour attirer notre attention. Je fronce les sourcils alors que père lui jette un regard curieux pas du tout positif. À en croire son expression, il ne sait absolument pas ce qu'elle fait... ni ce qu'elle s'apprête à dire.
– C'est Ralius qui a voulu cette réunion, mais j'avais moi aussi quelque chose à dire.
L'expression de père s'assombrit alors que le rôle de mère est moindre, même si elle est la reine. Dans ce genre de réunion, les femmes doivent recevoir le droit de parole, sans quoi, elles doivent rester silencieuse.
– Je pense qu'il serait temps de penser au mariage de Tirila et Lounia, ajoute mère en nous regardant tour à tour. Si l'une de vous à quelqu'un en tête, je ferai les arrangements, sinon, je commencerai dès maintenant à vous chercher un prétendant.
Je vois que Lounia hésite à répondre. Du coin de l'œil, je remarque qu'Harkiz me regarde, mais je l'ignore, me contentant de rester silencieuse comme je dois le faire. Toutes les choses, même futile, son décidé par le mari. L'épouse ne doit faire que ce que son époux lui a attribué comme tâche, ce qui, dans le cas présent, à en croire l'expression de père, n'est pas le cas.
– S'il y a d'abord quelqu'un à marier ici, c'est ton propre fils, grogne père en la tirant sur le siège, la prenant par surprise.
Il dit cela comme si je n'étais pas aussi des leurs... comme si ce n'était pas une bénédiction que j'avais reçue, mais une malédiction.
– Mais, proteste mère en tentant de se dégager de l'emprise de fer du roi de Yohen.
– N'as-tu pas encore appris où se trouve ta place, grommèle père avec un regard noir en plaquant sa main griffue contre la bouche de mère.
Elle se met à trembler et des larmes font luire ses iris noisette, sa chevelure brun roux ondoyant en même temps que ses soubresauts.
Mes frères font semblant de ne rien voir, mais je sais que Sven et Harkiz voudraient protéger mère. Émalia, Caprilie et Lounia fixent leurs mains, mal à l'aise, les lèvres pincées. Nester regarde partout, ne sachant pas trop quoi faire alors que mon oncle, Ferdon et moi regardons la scène avec détachement.
C'est mère qui est en tort, me dis-je. Le devoir passe avant tout. C'est le rôle de la femme de se taire, d'être obéissante et soumise. Plus j'essaie de m'en convaincre et moins j'arrive à visualiser le monde autrement. Comment les humains de Dystio font-ils pour vivre dans l'égalité? Les femmes là-bas font-elles vraiment tout ce que les hommes font? Sans pression? Sans contrainte? Plus j'y pense et moins j'arrive à me l'imaginer.
Père lâche finalement mère et se lève avec sa coupe en main.
– Je ne vous ai pas demandé pour parler de mariage, mais de la prochaine marche à suivre pour vaincre le royaume de Dystio une bonne fois pour toute. Nous avons pratiquement toujours combattu en défensive. Ne croyez-vous pas qu'il est temps pour nous de leur faire comprendre à ces imbéciles d'humain qu'ils ne pourront jamais nous vaincre.
Et ça recommence, ai-je pensé en prenant ma propre coupe pour la porter à mes lèvres. Plutôt que de réfléchir à une attaque subtile et calculée, père veut se contenter d'envoyer les troupes en offensive sur les terres du royaume ennemi.
Jusqu'à maintenant, Sven a réussi à l'en dissuader, mais je sais que tôt ou tard, père le fera.
Plutôt que de continuer cette guerre centenaire, mon frère ainé est pour une alliance et pour la paix. Il a déjà réussi à convaincre le roi de Vender à le suivre dans son désir lorsqu'il montera sur le trône... si c'est lui qui prendra la place de père. Bien entendu, père l'ignore.
À vrai dire, Sven ne l'a dit à personne. Je le sais uniquement parce que j'ai un jour surpris leur conversation.
Le bon et gentil empereur concorderait bien avec son tempérament doux et ouvert d'esprit.
Je lui ai promis de me taire. C'est mon devoir de toute manière.
– Père, il n'y a rien dans le royaume de Dystio qui nous serait utile, dit Sven en essayant de nouveau de le dissuader. Nous n'avons ni besoin de leur fourrure ni de leur stupide pierre sans valeur.
Il dénigre leur ressource, mais je sais que leur mode de vie, si différente de la nôtre, l'intrigue.
Ici, à Niloria, nous échangeons service contre service.
Là-bas, c'est service contre argent et argent contre service.
Chez nous, les pièces d'or, d'argent et de bronze, ainsi que les pierres rares qu'ils utilisent n'existent pas. Nous ne cherchons pas les trésors enfouis sous la terre.
Nous prenons simplement ce que la vie nous donne.
Nous nous contentons de survivre...
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