Chapitre 6
Île d'Evarna, fief du Th'Eos Evan O'Brien.
Un hurlement de rage retentit près des immenses baies vitrées quand un puissant éclair infiniment plus spectaculaire que les précédents – car visible à des centaines de kilomètres à la ronde – fendit le ciel de cette nuit de pleine lune.
— Je vais la tuer ! vociféra Adam en fracassant un vase hors de prix sur les dalles de pierre. Elle et son minable Fils de la Terre ! Elle me paiera cet affront ! Elle va souffrir ! J'écorcherai ce moins que rien sous ses yeux et après je la...
— Tu ne vas rien lui faire du tout, le coupa une voix sèche et glaçante.
Une voix qui, pour une fois, laissait transparaître une infime parcelle d'émotion. Son propriétaire en était bien conscient.
Adam fit immédiatement volte-face et darda sur lui des prunelles sombres, débordantes de colère et de haine.
— Cette fille n'est pas Eiliana MacEwen ! lui cracha-t-il au visage. Vous semblez l'avoir oublié ! Ce n'est qu'un pion qui lui ressemble et elle...
Le jeune homme ne parvint pas à terminer sa phrase. Il tomba à genoux en se prenant la tête entre les mains.
— Aurais-tu oublié à qui tu t'adresses ? siffla Evan d'une voix plus froide que le blizzard. Ne t'avise plus jamais de me parler sur ce ton, Adam.
À l'autre bout de la pièce, le frère et la sœur du jeune homme observèrent la scène avec effroi, mais n'osèrent pas intervenir.
Evan arrêta la torture mentale qu'il venait de faire subir à son descendant et s'approcha des fenêtres sans jeter un seul regard à la silhouette recroquevillée par terre, encore tremblante de rage et de douleur.
— Ce déchaînement de magie est la preuve que Lihanna est encore en vie et que son lié aussi, déclara-t-il en fixant l'étendue sombre qui séparait son île de celle d'Hériale à travers les vitres de son château. En outre, elle vient pendant quelques secondes d'abaisser suffisamment son bouclier mental pour que je puisse la localiser. Elle se trouve dans la principauté de Pa'Auro, à quelques jours de marche de Kobou, la capitale de la principauté.
Prenant appui sur ses mains, mais toujours incapable de tenir sur ses jambes, le jeune homme jura dans sa barbe.
— Je vais aller la chercher et quand je leur aurai mis la main dessus je...
— Cesse de laisser parler ta stupide jalousie, Adam, cingla une nouvelle fois le Th'Eos ancestral. Pour l'instant, Lihanna est bien plus puissante que toi, alors qu'elle n'a suivi aucun entraînement digne de ce nom. Tu comprendras donc qu'il est hors de question que je la sacrifie s'il s'avère qu'elle a plus de chance que toi de devenir l'Héritière Finale.
Adam se releva, son beau visage complètement ravagé par la fureur qui l'habitait. Une fureur capable de déclenchée des cataclysmes, mais insuffisante pour contrée celle plus légitime de son adversaire.
— Elle l'est parce qu'elle est liée et qu'elle est amoureuse de sa vermine ! rétorqua le jeune homme. Or, avec vos principes d'éducation, vous savez très bien que je n'ai aucune chance de « tomber amoureux », ajouta-t-il sarcastique.
Evan le foudroya du regard.
Mais il fallait avouer que son jeune disciple n'avait pas tort.
Au cours des nombreuses décennies qui s'étaient écoulées, il avait fini par oublier que l'amour était un sentiment extrêmement puissant et primordial pour libérer Eiliana. C'était même lui qui l'avait souhaité en créant son sort. Bien sûr, maintenant que son cœur était presque entièrement noir – la seule lueur étant son amour pour sa liée, même s'il ne comprenait plus vraiment le sens de ce mot – il exécrait sa propre faiblesse de l'époque. Mais une fois sa princesse libérée, il tuerait lui-même « la boule de lumière » qu'il avait vue dans sa vision, il y avait de cela plus d'un millier d'années. Ensuite, avec Eiliana à ses côtés, il ravagerait le monde d'Orcam et le reconstruirait à sa nouvelle image. Une image bien loin de celle du jeune homme fougueux, avide de justice et utopiste qu'il était à l'époque.
Quoi qu'il en soit, il reconnaissait que l'héritière du clan de Fergal avait une longueur d'avance en termes de pouvoirs. Néanmoins, il savait aussi que l'amour n'expliquait pas tout. Il devait forcément y avoir quelque chose chez son lié qui rendait les pouvoirs issus de leur union aussi exceptionnels...
— Le Fils de la Terre dont ton « double » est tombée amoureuse n'est peut-être pas une vermine comme les autres, Adam. C'est pourquoi, tu ne le tueras pas lui non plus.
Voyant que son héritier allait protester, il lui cloua le bec en lui décochant le regard le plus noir dont il était capable. Adam comprit immédiatement le message.
— Ce garçon doit rester en vie jusqu'à ce que je découvre ce qu'il cache et pourquoi cela rend son lien avec Lihanna si spécial. Me suis-je bien fait comprendre ?
Adam le fixa les yeux brillants de haine, mais il acquiesça sèchement.
— Bien, approuva Evan. Mais une fois que nous aurons découvert son « secret », tu auras mon accord pour t'en débarrasser.
Le jeune homme retrouva presque le sourire.
— Ensuite, poursuivit Evan, nous te chercherons une liée avec la même particularité que lui – quelle qu'elle soit – et tu deviendras ainsi l'Héritier le plus puissant. Puis nous rechercherons « des moitiés » pour Caleb et Sibel. Après ça, il ne vous restera plus qu'à tuer Lihanna, Iain et Erin. Nous pourrons alors tranquillement aller libérer Eiliana et, grâce à elle, détruire ce monde pour en reconstruire un nouveau à notre image.
Un nouvel éclair déchira le ciel pour ponctuer sa phrase.
Oui... l'amour rend puissant, songea-t-il.
Mais la haine, elle, détruisait tout. Et c'était bien cela le plus important.
****
Extrême Nord de la principauté de Pa'Auro, Royaume d'Hériale.
La femme retira sa cape marron terne – mais chaudement fourrée – et l'accrocha à la patère fichée dans la paroi du couloir de l'entrée. Elle pénétra ensuite dans la grande pièce circulaire – et chichement meublée – au centre de laquelle trônait un brasero, heureusement allumé. Car cette fin d'hiver n'avait de « fin » que le nom. Le printemps – pourtant très proche – mettait toujours plus de temps à arriver dans les montagnes de la Manadaleòch. Et avec la malédiction qui avançait, la saison hivernale semblait durer plus longtemps chaque année dans ces contrées reculées.
En tant que Fille de la Terre, les couleurs vertes éclatantes et les fleurs multicolores qui écloraient à cette période de l'année lui manquaient tout particulièrement dans ces paysages certes majestueux, mais austères. Et puis, le jour de l'équinoxe de printemps correspondait aussi à la date d'anniversaire de l'un de ses fils. Cette année, il allait avoir vingt-et-un ans et c'était grâce à elle qu'il était toujours en vie.
D'habitude, elle allait fêter le changement de saison avec Lénaïg – sa meilleure amie – à Kobou. Outre un climat plus clément, elles en profitaient pour faire le plein de provisions, introuvables dans les montagnes, à la grande foire de l'Équinoxe de la ville. Elles mettaient également à profit le temps passé dans la capitale pour rencontrer d'autres groupes de rebelles et discuter stratégie. Bien sûr, peu d'entre eux étaient aussi radicaux que les membres de la communauté de Mana. Ces discussions étaient donc les lieux idéaux pour repérer de potentielles recrues lasses du bla bla inutile et en quête d'actions concrètes contre ce fichu gouvernement.
Or, cette année, sa meilleure amie lui avait presque intimé l'ordre de rester dans les montagnes. Les évènements du port d'Hériali avaient provoqué une sacrée pagaille dans tout le royaume et le gouvernement avait envoyé des membres de la Garde dans toutes les principautés pour tenter de mettre la main sur les protagonistes. En réalité, ils recherchaient surtout trois hommes et une femme. Quatre personnes qui ce jour-là portaient les couleurs des Métis, mais qui n'en faisaient en réalité pas partie. Néanmoins, c'était dans la principauté de Pa'Auro que Darren Brewal – le général de la Garde – avait envoyé la plus grosse délégation de ses troupes, notamment dans la ville de Kobou.
Lénaïg lui avait donc gentiment fait comprendre qu'il serait complètement stupide de prendre le risque de s'y rendre et de se faire prendre.
Ce que son amie ne lui disait pas en revanche – mais qu'elle avait tout de même très bien compris – c'était que d'autres factions rebelles en voulaient énormément à la communauté de Mana pour la tentative d'assassinat sur Eana MacCormac, la liée du roi. Même si celle-ci avait – a priori – échoué.
Le propre père de Lénaïg – le professeur Pal'Cavan – jugeait très durement cet acte criminel. Pour lui, si les membres de La Cause se mettaient à tuer des innocents de sang-froid, c'était qu'ils ne valaient pas mieux que ces ordures de Sang-Purs extrémistes. Il jugeait la communauté de Mana responsable de ce virage radical dicté par des raisons personnelles. Or, il n'était pas le seul à penser ainsi et beaucoup avaient peur que cette histoire ne finisse par leur mettre tous les autres Peuples à dos. Car cela risquait de se terminer par le lynchage systématique des Métis qui mettraient un pied hors de Pa'Auro.
La communauté de Mana n'était donc pas en odeur de sainteté ces derniers temps. Sa cheffe, encore moins.
La femme défit la longue tresse qui retenait ses cheveux noirs. Puis elle alla se poster prêt du brasero pour se réchauffer. Ses yeux gris comme l'acier se perdirent quelques temps dans le rougeoiement des braises.
Elle n'était pas d'accord avec ces pleutres, même si elle avait accepté de ne pas se rendre à Kobou cette année, pour un peu calmer le jeu. Une guerre – si juste soit elle – ne se gagnait pas sans faire de victimes innocentes. Eana MacCormac faisait peut-être partie de ces dernières, mais pas son lié. Lui, il méritait de souffrir.
Le visage de la femme se crispa, comme à chaque fois qu'elle pensait à Aedan Kerid'El'Wen, le nouveau roi de ce gouvernement pourri. Car c'était un fait, elle le haïssait un peu plus chaque année et elle était prête à tout pour lui faire payer ce qu'il lui avait fait. Même à déclencher une guerre civile un peu plus rapidement que prévue s'il le fallait et – voire même – à sacrifier Orcam pour qu'il subisse à son tour la douleur atroce qu'était celle de perdre un enfant.
À cause de lui et de ses prédécesseurs au gouvernement, de nombreuses familles avaient vécu cette horreur. C'était au tour d'Aedan, maintenant.
Un sourire mauvais commença à étirer la bouche de la femme – aux traits fins et réguliers, mais dont l'amertume constante gâchait la beauté – quand elle imagina son ancien ami terrassé par la crainte de perdre tous ceux qu'il aimait.
Néanmoins, sa « bonne humeur » fut vite interrompue. Son pseudo-sourire se figea et se transforma rapidement en rictus de peur quand un coup de tonnerre tonitruant résonna au travers des montagnes.
Car, depuis une horrible nuit – où rien ne s'était passé comme prévu – plus de quinze auparavant, Nell Ruadhan-Cadwallon détestait les orages.
****
Île de Min'Kaness.
Les moustaches frémissantes, le phoque avança sur la plage gelée de cette île silencieuse. À part ses congénères, il n'y avait pas âmes qui vivent sur cette terre sinistre. Aucun prédateur terrestre ne viendrait les déranger.
Il ondula son corps trapu pour s'éloigner de l'eau, rampant sereinement sur cette étendue complètement glacée.
Il releva brusquement le museau au moment où la foudre frappa l'île, dans un vacarme assourdissant, faisant vibrer le sol de cette terre morte.
Le phoque reprit sa progression tranquillement, il ne sentait aucun danger.
La foudre avait sans doute frappé le sommet d'une montagne ou un simple rocher. Il n'y avait de toute façon rien à détruire sur cette terre désolée.
Ou plutôt si, une chose. Un énorme mur de glace étrange et translucide, masquant l'entrée d'une grotte surplombée d'un triquetra gravé dans la roche. L'éclair l'avait légèrement fissuré.
Mais pour le phoque et ses congénères, ce détail n'avait guère d'importance.
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