Chapitre 9
« Mais elle devrait être morte, Aedan ! ».
Cette phrase tournait en boucle dans sa tête depuis plusieurs semaines et elle n'arrivait pas à l'oublier. Ni cette affirmation, ni la sensation de froid qui s'était insinuée en elle quand elle avait véritablement compris sa signification.
Mais le pire dans tout ça, c'était que ni son père, ni celui de Liam n'avaient semblé surpris quand le général leur avait asséné cette vérité.
Ah ben ça non alors... Puisqu'ils savaient.
C'était d'ailleurs pour cela qu'ils avaient réagi si bizarrement en découvrant qu'elle était une Tes'Sara...
« Elle devrait être morte ou au moins enfermée ! »... « Nous ne pouvons pas lui faire aveuglément confiance, c'est trop dangereux»... « Si cette solution ne fonctionne pas, je devrai la faire arrêter »...
Par les Quatre... Elle était perdue.
Assise sur une banquette du voilier de la Garde, à proximité de la proue, Lihanna resserra sa cape de laine noire et mit sa capuche. Elle hésita quelques secondes, puis décida d'enfiler sa paire de gants qui reposait sur ses genoux. Le pantalon qu'elle portait était également plus épais, tout comme ses bottes fourrées.
Car si l'hiver était plutôt doux dans la capitale, ce n'était pas le cas partout dans le royaume. Plus on allait vers le nord, plus le froid s'intensifiait.
Logique bien sûr... Enfin... logique pour un Terrien. Pour les personnes venant d'un autre monde, cela aurait tout aussi bien pu être l'inverse. Et...
Elle secoua la tête. Elle n'avait pas envie de penser à la Terre. Ni à rien d'autre d'ailleurs.
Ces dernières semaines, elle ne faisait que ça. Penser, ressasser... Et quand on savait quel genre de bordel régnait déjà dans son cerveau en temps normal...
Elle poussa un soupir de frustration en serrant les poings et ferma les yeux. Puis elle les rouvrit et reporta son attention sur le paysage.
Actuellement, ils étaient en train de longer les côtes de la principauté d'Aëlia, mais ils naviguaient un peu trop au large pour qu'elle puisse réellement distinguer autre chose que les hautes falaises de pierres blanches qui surplombaient la mer. Et encore, c'étaient surtout ses souvenirs qui les faisaient ressurgir dans son champ de vision.
Tant pis pour le paysage...
Elle eut tout de même un petit pincement au cœur, car la dernière fois qu'elle les avait admirées semblait remonter à des années. Des années synonymes d'un autre temps, où l'insouciance et les certitudes puériles guidaient sa vie de petite fille trop gâtée.
Non pas qu'elle ne le soit plus, cela dit. Une petite fille trop gâtée. Mais les certitudes et l'insouciance avaient disparu. Et pourtant, cela ne faisait en réalité que quelques mois qu'elle avait quitté sa principauté pour entrer dans la Garde
« Elle devrait être morte Aedan ».
Bon sang ! Sors de ma tête !
C'était ce qu'elle avait envie de crier au général et à cette phrase qui commençait à légèrement l'agacer. Ou plutôt – comme, il fallait être honnête, elle n'était pas le genre de personne à être seulement « agacée » – qui commençait à la rendre folle et rendait son humeur maussade. Voire exécrable. Et... oui, plus que d'habitude !
Elle secoua la tête avec plus de vigueur.
Sors de ma tête !
Cette phrase, c'était aussi ce que lui avait hurlé Evan, le jour où elle avait pénétré ses pensées par inadvertance. C'était assez ironique cela dit... car cela correspondait au jour où ses certitudes sur le bien et le mal avaient vacillé. Le jour où les frontières manichéennes de son monde s'étaient fracturées. Et depuis, tous les autres jours, de nouvelles fissures venaient s'y ajouter...
Bon sang !
Elle eut aussitôt envie de rugir et de s'auto-insulter.
À la place, elle se pinça très fort la cuisse. Cela ne lui fit pas vraiment mal. Son pantalon et ses gants étaient trop épais.
Mais penser au Th'Eos lui donna tout de même une autre idée. Comme elle ne pouvait pas admirer les paysages de sa principauté, elle tourna son visage dans la direction opposée. Celle de l'île d'Evarna. Celle où Evan et sa fratrie attendaient... quoi au juste ? Elle n'en avait toujours pas la moindre idée. Enfin si... Cela avait un rapport avec Eiliana. Le professeur Pal'Cavan lui avait été d'une grande aide à ce sujet. Elle était persuadée que pour rompre la malédiction, il fallait la réveiller. Pourquoi et comment... ça, ça restait un grand mystère. Et puis, comme elle n'avait pas eu le temps de reprendre contact avec les Os'Tra, elle restait aussi dans le flou concernant Evan, son sort et ces autres triplés qui la faisaient flipper...
L'île se trouvait évidemment beaucoup trop loin pour qu'elle puisse distinguer ses côtes. Elle ne voyait que l'immensité bleue de la mer qui séparait les deux royaumes. Mais cela avait un aspect reposant... tout autant que terrifiant.
À quoi ressemblait donc ce « royaume » dont Evan semblait s'être octroyé la couronne ? Était-il réellement aussi terrible d'y vivre ? Était-il réellement aussi différent du sien ? se demanda-t-elle une nouvelle fois avec cette amertume qui était désormais devenue aussi familière que son sale caractère.
Elle s'était souvent posé ces questions ces derniers temps. Elle se les posait jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus de se torturer l'esprit et qu'elle se rende à la salle d'entraînement pour se défouler. Le point positif, c'était qu'elle avait vachement progressé dans ses cours de combat, le négatif... elle était épuisée, vidée, perdue. Une vraie loque émotionnelle aux abdos en béton armé. Car, le jour où tout avait basculé – quand elle leur avait tout balancé sur les Th'Eos, ses visions, Evan, les autres triplés... – son père lui avait expliqué comment fonctionnait l'île d'Evarna. Pour qu'elle sache sur quel genre d'île l'ennemi avait élu domicile.
Voici ce qu'elle en avait retenu.
À l'inverse d'Hériale, il ne fallait pas parler du royaume d'Evarna, mais plutôt des royaumes d'Evarna. Trois en réalité. Celui des Faës, celui des Sorciers et celui des Métaïrs. Trois royaumes Sang-Purs, où les Fils de la Terre n'avaient pas leur place en dehors du rôle de serviteurs ou de travailleurs de l'ombre, où les métissages n'étaient pas tolérés, où les Sang-Mêlés étaient immédiatement exécutés.
En somme, une île véritable source d'inspiration pour tous les cinglés Sang-Purs du royaume d'Hériale...
Bref.
Cette île s'était forgée ainsi à la suite de la Grande Guerre des Origines, en réaction à ce qu'il se passait sur Hériale. Car, pendant cette guerre, beaucoup de gens avaient – en effet – découvert le côté bénéfique du métissage. Et interdire le lien qui unissait deux personnes de Peuples différents leur avait soudain semblé absurde. Ainsi, même si ces unions n'étaient pas devenues la norme – oui, oui... c'était un sacré euphémisme quand on savait ce qui se passait actuellement – elles étaient néanmoins considérées comme un droit que chacun était libre d'appliquer dans le royaume d'Hériale.
Mais pas sur Evarna.
Car les personnes les plus réfractaires à ces liens « contre-nature » – qui s'étaient créés pour venir à bout des Th'Eos – avaient décidé d'y migrer en masse. L'île étant peu peuplée à l'époque et donc propice à l'installation d'un « autre idéal ».
Comme sur Hériale, ils avaient décidé de la diviser en principautés propres à chaque Peuple. Peu de Fils de la Terre avaient choisi de partir. Le territoire de l'île avait donc été réparti entre les trois autres Peuples. Ne voulant pas qu'Evarna ne devienne une autre Hériale, ils avaient décidé par la suite de ne pas mettre en place de gouvernement fédéral. Ces trois principautés ne mirent donc pas longtemps à se transformer en royaumes, bien distincts les uns des autres.
Peu à peu, les Evarniens commencèrent à fermer leurs frontières – extérieures d'abord, puis intérieures. Ainsi, après avoir coupé les ponts avec les Hérialiens, la libre circulation entre les trois royaumes d'Evarna fut également interdite. Les frontières entre ces anciens alliés – qui partageaient pourtant les mêmes idées radicales – furent étroitement surveillées, le commerce et les échanges extrêmement règlementés.
Dans ce contexte de repli, une puissance émergea néanmoins. Le royaume des Sorciers devint bientôt le plus puissant de l'île, notamment grâce à leur maîtrise du Feu. Car – c'était un fait répandu au-delà de l'île d'Hériale – peu d'Orcamiens possédaient ce don. Les Evarniens ne faisaient pas exception. Sur cette île aussi, les Sorciers brandissaient le Feu comme étendard de leur supériorité hiérarchique.
Liha secoua la tête de dépit. Elle aussi avait fait les frais de cette fierté « identitaire » propre à ce Peuple, elle, la Sang-Mêlée capable de se servir de ce noble élément...
Quoi qu'il en soit, les Sorciers d'Evarna n'étant pas différents de ceux d'Hériale, ils avaient utilisé cet avantage pour prospérer. La maîtrise d'un feu non magique n'étant pas chose aisée – surtout pour des personnes habituées à le voir apparaître en un claquement de doigts – les Faës et les Métaïrs s'étaient vus contraints de faire appel aux Sorciers. Ces derniers s'étaient faits une joie de les aider... moyennant paiement.
— Comment êtes-vous au courant, si les frontières entre les deux îles ont été fermées et les relations coupées depuis des siècles ? avait-elle demandé à son père.
— Des espions, avait-il expliqué.
Des membres de la Garde d'Hériale, triés sur le volet.
Au début de « l'exode des bien-pensants » vers Evarna, c'était la peur d'une autre guerre qui avait amené le gouvernement d'Hériale à tenter de découvrir ce qui se passait chez leurs voisins. Les stigmates de la Grande Guerre des Origines étaient encore présents dans bien des esprits et personne ne voulait revivre ce cauchemar.
Mais beaucoup de Sang-Purs Hérialiens brandissaient tout de même comme une menace, l'idée d'aller chercher de l'aide auprès des « sages » Evarniens. Pour remettre Hériale dans le droit chemin.
Seuls, ces fous identitaires étaient largement minoritaires et ne représentaient aucun danger. Mais s'ils recevaient l'aide de l'île voisine... qui sait ce qui aurait pu se passer ?
Les espions devaient découvrir si oui ou non les Evarniens se préparaient à venir prêter main-forte à leurs homologues Hérialiens.
Ce n'était pas le cas. Ils avaient bien d'autres chats à fouetter sur leur propre sol.
Comprenant vite qu'ils ne recevraient pas d'aide, certaines familles Sang-Purs avaient à nouveau migré vers Evarna. D'autres étaient restées, ruminant leur haine et leurs griefs envers le gouvernement d'Hériale, mais aussi d'Evarna.
Une chose en entraînant une autre, toute relation avait finalement été coupée entre les deux îles. C'était à ce moment que le traité avait été signé.
Néanmoins, Hériale avait continué à envoyer des espions pendant quelques temps. Puis ces missions s'étaient espacées. On faisait parfois suivre certains Sang-Purs qui décidaient de quitter l'île « en secret » – le dernier connu était d'ailleurs un Sorcier du nom de Muirne – ou certains prisonniers dont la peine de mort avait été commuée en exil vers Evarna. Certains mouraient, d'autres réussissaient la traversée. Certains disparaissaient sans laisser de traces, d'autres se faisaient arrêter par les Evarniens et devenaient des esclaves.
Puis, il y avait de cela une vingtaine d'années, quand la malédiction avait commencé sa lente progression vers Hériale, le gouvernement s'était à nouveau intéressé plus sérieusement à ses voisins. Car même si leur île était plus éloignée des glaces de Min'Kaness, tout Orcam était finalement concerné par la malédiction et Evarna était également destinée à finir congelée. Il était donc tout à fait normal de vouloir savoir si les Evarniens cherchaient aussi des solutions, s'ils cherchaient les triplés...
Les espions avaient alors découvert que les trois royaumes s'étaient apparemment fédérés et qu'un roi unique les gouvernait. Mais impossible de dire s'il s'agissait d'un Faë, d'un Sorcier ou d'un Métaïr. Impossible aussi de savoir comment il en était arrivé à bénéficier de ce titre suprême.
Les espions avaient beaucoup de mal à obtenir la moindre information.
Puis Aedan avait « trouvé » les Sang-Mêlés destinés à mettre un terme à la malédiction. Ce que faisait les Evarniens et qui était leur chef étaient finalement devenus des questionnements plus que secondaires pour le royaume d'Hériale. Et ce d'autant plus, quand les extrémistes avaient commencé à faire parler d'eux.
Alors Hériale s'était à nouveau désintéressée d'Evarna.
Jusqu'à récemment.
Car il y avait de cela quelques mois, une forte activité magique avait été détectée sur l'île d'Evarna. Tout comme sur l'île d'Hériale.
— Evan et ses triplés... avait-elle murmuré en comprenant pourquoi son père avait jugé bon de lui donner ce « cours d'Histoire » sur Evarna.
— Après ce que tu viens de nous révéler... disons que j'envisage cette conclusion. Même si des Sang-Mêlés sur Evarna... c'est... étrange. Comment cela se fait-il qu'ils aient réussi à survivre sur cette île ?
Une longue discussion sur les Th'Eos et leur magie – ainsi que sur sa vision – en avait découlée.
Puis le sujet de ses pouvoirs – et en particulier de ceux issus de sa nature de Tes'Sara – était revenu sur le tapis.
« Elle devrait être morte, Aedan ».
Car ouais... C'était là qu'elle avait découvert – tout comme Liam et Iain qui étaient présents dans le bureau avec elle – ce que la « vertueuse » Hériale faisait aux mages des Quatre. Elle tuait les enfants susceptibles de devenir ces terribles Tes'Sara. Pour le bien commun...
Comme les Sang-Purs extrémistes tuant les Métis et les Sang-Mêlés... Le bien commun avait bien dû, un jour, servir aussi d'étendard à ces cinglés.
Quoi qu'il en soit, c'était à ce moment-là qu'une grande partie de ses certitudes sur le bien et le mal s'étaient écroulées... et elle ne parvenait pas à les reconstruire depuis. Elle ne parvenait pas à faire coïncider le visage de gens qu'elle aimait et respectait avec ceux de monstres capables de laisser faire de telles horreurs.
Néanmoins, elle remerciait aussi – parfois – cette incertitude qui lui retournait le cerveau. Car grâce à elle, la rage et la haine n'avaient pas réussi à prendre pleinement possession de son cœur. Sinon... Aurait-elle eu assez de force pour résister à l'envie de tous les tuer ? Ross, Brewal, son père...
Elle n'était pas vraiment sûre de vouloir trouver une réponse à cette interrogation.
Aujourd'hui, alors que ses yeux étaient fixés dans cette direction, elle ne pouvait s'empêcher de se demander – quitte à ébranler encore davantage ses convictions : à l'inverse d'Hériale, que faisait « l'immorale » Evarna à ses Tes'Sara ?
Impossible de le savoir...
Mais l'Adam de sa vision – celui qui était comme elle et qui vivait sur cette île – ne semblait absolument pas en danger de mort imminente... Ni – contrairement à elle – sous le coup d'un fragile sursis avant une privation drastique de liberté, s'il ne trouvait pas la solution pour réguler ses pouvoirs. Au contraire même. Il semblait plutôt libre de s'entraîner à les maîtriser.
Bon, pour être honnête, il avait tout de même une tête à faire peur tant la haine et la colère qu'il ressentait transpiraient dans ses expressions...
L'estomac de Lihanna se contracta.
Par les Quatre !
Elle venait de comprendre un truc qui accentuait encore sa mauvaise humeur. Comme pour sa propre magie, Adam devait être obligé de ressentir des émotions violentes pour faire appel à ses pouvoirs de façon si destructrice et impressionnante.
Elle serra les poings.
Non ! Arrête ça tout de suite ! Tu n'es pas comme lui ! se sermonna-t-elle.
Elle ne se laisserait pas contrôler par sa haine et sa colère. Elle se l'était promis !
Et puis, ses pouvoirs de Tes'Sara venaient des quatre éléments, la source de toutes les magies sur Orcam. Si ça ce n'était pas la preuve que ses dons n'étaient pas foncièrement mauvais !
Alors... il devait forcément exister un moyen de les utiliser sans devenir – à l'instar de son double – un monstre insensible, non ? Parce que... rien – absolument rien – ne disait que la rage et la colère devaient être les seules émotions à la rendre assez puissante pour contrôler cette magie.
À moins que... si ?
Parce que... Était-ce finalement... sa faute ? De manière intrinsèque ? Ses pouvoirs se déclenchaient-ils sous le coup de la haine... à cause... de son sale caractère ?
Ou... Y avait-il quelqu'un qui avait décidé pour elle ? Qui avait décidé que chez elle, ce serait la rage qui déclencherait ses pouvoirs ? Qui avait décidé que ce ne serait pas... l'amour ?
Sérieux ! Pourquoi était-elle... comme elle était ? Pourquoi devait-elle être différente ? Pourquoi...
— Hey...
Elle sursauta.
— Je t'ai cherchée partout...
Cette voix grave et douce à la fois. Avec une pointe d'agacement pour relever le tout...
Elle frissonna à nouveau, mais pas de rage, ni de froid.
— On est sur un bateau, Ruadhan. Ce n'est pas vraiment comme si tu avais dû beaucoup galérer pour me retrouver...
(...)
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