Chapitre 8

Assis sur le canapé du salon, Emyr utilisait la télécommande – il avait mis un peu de temps à maîtriser le vocabulaire terrien désignant des choses étranges, mais ce mot-là, il le gérait depuis un moment – pour changer de chaînes de façon compulsive.

Une image retint soudain son attention et il arrêta sa séance de zapping – terme qu'il avait intégré très facilement aussi, puisqu'il indiquait son occupation favorite lorsqu'il se retrouvait devant cette boîte bizarre.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-il d'une voix dont il ne parvenait pas à masquer les accents horrifiés.

Installée sur un fauteuil non loin de lui, Enora leva le nez du livre qu'elle était en train de lire pour porter son attention sur la télévision.

— Oh Buffy ! s'exclama-t-elle avec enthousiasme.

Euh... hein ?

Comment pouvait-elle se montrer enthousiasmée par une... chose au teint cadavérique, avec des yeux jaunes, des dents bizarrement pointues et dont le haut du visage donnait l'impression qu'elle venait de passer l'éternité dans son bain tant sa peau était fripée ?

Bien sûr, sa grand-mère n'était plus de première jeunesse et il ne connaissait pas vraiment ses goûts en matière d'hommes ou de femmes... mais tout de même !

— C'est quoi euh... un... Buffy ? Et surtout, pourquoi a-t-il cette tête ?

Enora lui jeta un regard surpris qu'il ne comprit pas, puis une lumière sembla s'allumer dans son esprit.

— Mais bien sûr ! Parfois j'oublie que tu ne connais absolument rien à la culture terrienne ! se récria-t-elle en rigolant.

Ouais bon... Culture, culture... ce terme semblait englober tellement de trucs ! C'était un peu difficile de lui en vouloir de ne pas capter toutes les subtilités et les choses bizarres qui existaient dans ce monde étrange, non ?

Buffy est une série télévisée. Une fiction si tu préfères, ajouta-t-elle devant son air ahuri. Tu sais ? On en a déjà parlé...

Oui, c'est bon... Il voyait. La télévision terrienne montrait des choses réelles et d'autres qui ne l'étaient pas. Il avait juste un peu de mal à faire la différence parfois. Oui bon... souvent.

— Buffy, c'est le nom de la série, mais aussi le prénom de l'héroïne. Et pour répondre à ta question, ça, c'est un vampire. Et il a cette tête parce que... eh bien parce que c'est un vampire justement. Un vampire qui a faim. C'est un méchant. Il boit le sang des humains pour se nourrir.

Ok. Beurk. Et puis... quoi ?!?!

— Je te demande pardon ? s'exclama-t-il en fronçant les sourcils et en constatant que le vampire de la télévision avait effectivement ses crocs plantés dans le cou d'une demoiselle. Tu veux dire qu'il est... qu'il est en train de... de lui sucer le sang ?

Oh par les Quatre ! C'était... il était loin d'être une petite nature, mais quand même !

— Mais c'est pour de faux Emyr, voyons ! se récria sa grand-mère en pouffant de plus belle. Il n'est pas réel. Les vampires n'existent pas mon chéri. Ce sont des mythes, des légendes destinées à faire peur aux gens... Du moins, à ma connaissance.

Des légendes... Ouais... C'est vrai qu'ils avaient déjà parlé de ça également.

Il avait même noté que la propension des Terriens à avoir une imagination très fertile en matière d'histoires et de croyances était... hallucinante. Il avait d'ailleurs été estomaqué d'apprendre que certains étaient capables de croire en des choses ou des êtres qu'ils n'avaient jamais vus, touchés ou entendus. Des choses ou des êtres qui prenaient différents noms ou différentes formes selon l'époque ou le lieu où ils se trouvaient. Il avait aussi été choqué d'apprendre que beaucoup de guerres avaient été menées au nom de ces « divinités » invisibles.

Parce que, sérieusement... Il comprenait bien le concept de vouloir mourir pour défendre des idéaux fédérateurs, mais il ne comprenait pas le principe de tuer pour imposer une vision du monde basée sur du vent. Franchement... comment pouvait-on en vouloir à quelqu'un de ne pas croire en quelque chose qu'il ne pouvait voir, sentir ou toucher ? Non pas que la liberté soit quelque chose de tangible bien sûr, si on voulait aller sur ce terrain-là. Mais c'était une idée, pas un dieu, une déesse ou tout un panthéon omniscient et omniprésent...

Néanmoins, Enora lui avait expliqué que chaque Terrien était libre de croire ou non à ces mythes. Pas forcément libre de le dire cela dit...

Emyr lui avait alors demandé pourquoi chacun ne se contentait pas de vivre ses croyances dans son coin, sans en faire étalage et sans brandir ses différences. Chacun serait alors libre de croire ce qu'il voulait, sans avoir besoin de se battre ? Sa grand-mère avait haussé les épaules en lui disant que beaucoup le faisaient, mais que pour les autres eh bien... les êtres humains avaient toujours aimé se compliquer la vie et se faire des ennemis. La nature humaine, avait-elle ajoutée.

Pour Emyr, ce monde était donc – par bien des aspects – fascinant. Immense aussi. Mais... dissonant.

Non pas que le monde d'Orcam fût parfait, loin de là. Il avait aussi vécu son lot de guerres menées pour défendre des causes qui étaient loin d'être nobles, c'est sûr. C'était d'ailleurs l'une des raisons pour laquelle lui et les siens voulaient le refonder complètement.

Mais les différences des Orcamiens reposaient sur des choses tangibles qui – à défaut d'être excusables – étaient au moins explicables. De vieilles rivalités, des aspirations égoïstes et des traditions archaïques qui pouvaient être balayées et disparaître en une seule génération. Deux peut-être. Il suffisait juste de faire tomber le système en place et d'empêcher les mauvaises personnes de nuire...

Bon, pour y parvenir, il fallait que la prophétie s'accomplisse et que l'héritier final rejoigne leur cause. De « légers » détails qui – il en était presque certain – allaient bien finir par se régler.

Concernant la Terre, c'était différent. Ce monde était trop vaste, ses habitants trop nombreux, les croyances de ses Peuples trop diverses, leurs différences trop ancrées en eux... Sans oublier le détachement évident qu'ils avaient vis-à-vis de leur environnement.

Pas étonnant que la magie des Quatre – qui, il fallait le répéter, n'étaient pas des Dieux, mais la source de tous les pouvoirs – soit si difficile à trouver dans ce monde où la nature et la vie des autres espèces étaient si peu respectées.

Pourtant, il fallait le reconnaître, les Terriens – grâce à leur intelligence et leur soif de découvertes – avaient créé des choses merveilleuses. Emyr en était à chaque fois bouche bée d'admiration. Mais il ne les enviait pas. Au contraire, il avait vraiment hâte de rentrer chez lui lors du prochain équinoxe de printemps. Et il espérait sincèrement que cela serait possible...

Car avant cela, il fallait qu'il accomplisse une mission qui risquait de prendre un peu plus de temps que prévu. Une mission légèrement différente de celle pour laquelle Talek l'avait envoyé sur Terre.

Bien sûr, Enora continuerait de « l'instruire » sur les triplés, mais la donne avait changé. Et pas qu'un peu : Enya et sa volonté de détruire tous les Th'Eos – sauf ceux de son clan – avait fait son apparition dans le tableau.

Après l'attaque qu'ils avaient subie quelques semaines plus tôt, Enora lui avait expliqué certaines choses concernant la princesse Th'Eos.

Emyr savait déjà qu'Enya avait très mal vécu la Grande Guerre et leur défaite qui les avaient forcés à l'exil. Mais pas par vanité ou aigreur de l'avoir perdue. Non, ce qui l'avait rendue malade, c'était ce que des gens comme Evan avaient voulu et avaient été capables de faire pour dominer Orcam au nom de la soi-disant supériorité de leur Peuple. Massacres, cruauté, esclavage...

Elle n'avait jamais pardonné que les Th'Eos aient pu cautionner ça. C'est pourquoi, en arrivant sur Terre, elle avait coupé les ponts avec les deux autres clans.

Mais cela n'avait pas suffi à apaiser sa rancœur. Car avec le temps, elle s'était aperçue qu'elle n'en voulait pas seulement à Evan et aux Th'Eos comme lui, mais aussi à ceux comme son père qui avaient laissé faire ces horreurs. Son père qui – bien que pris de remords – avait abandonné Eiliana et déclenché la malédiction, rendant la survie du monde qu'elle chérissait, dépendante de ses bourreaux.

Il avait beau lui avoir expliqué que sans eux, Orcam finirait par se gangréner, devenant un monde « injuste » où le mal règnerait, en proie aux guerres incessantes entre les différents Peuples, elle ne l'avait pas accepté.

Pour elle, c'était les Th'Eos le véritable fléau d'Orcam. Les Th'Eos et leur malédiction qui allaient faire disparaître ce monde magnifique. Tout ça parce qu'ils ne supportaient pas l'idée que leur race était destinée à s'éteindre, pour le bien de tous les Orcamiens.

C'était son interprétation de la prophétie qui découlait de la malédiction.

Car c'était comme cela que cette magie fonctionnait. Chaque sort et chaque malédiction créés par ceux qui en avaient le pouvoir, avaient un prix et devaient être contrebalancés. Votre sort ou votre malédiction n'avait donc pas toujours l'effet escompté au départ. Au final, vous pouviez même tout perdre.

Les sorts et les malédictions étaient donc des paris risqués. C'est pourquoi, les mages capables de les créer évitaient généralement de le faire, ou alors, pour de petites choses anodines – comme un sort capable de donner à quelqu'un certains pouvoirs sur un temps limité par exemple.

Mais deux Th'Eos n'avaient pas tenu compte du prix à payer. L'un – Fergal – l'avait fait pour la bonne cause, l'autre...

En fait, personne ne connaissait réellement les tenants et les aboutissants du sort qu'Evan avait lancé sur ses descendants, ni le vrai prix qu'il avait dû payer en faisant cela. Néanmoins, cela avait fait de lui cet homme dont le cœur et l'âme étaient devenus aussi noirs que la nuit et dont la seule trace d'humanité qui subsistait était l'amour qu'il portait à Eiliana – chose paradoxale pour un être à ce point empli de haine, il fallait en convenir.

Personne ne savait donc pourquoi Evan l'avait lancé, mais tous voyaient où cela allait les mener : un monde sous son joug cruel où tous les autres Peuples seraient opprimés.

De ce point de vue, Enya rejoignait la volonté des membres du clan de Fergal. Il fallait empêcher Evan et sa fratrie de remporter la victoire.

Mais la princesse allait plus loin que ça. Pour elle, il fallait empêcher tous les Th'Eos de « gagner ». Son idée : que ce soit « ses » triplés qui réveillent Eiliana et avec son aide, éradiquer tous les membres de son Peuple, pour que le monde d'Orcam en soit débarrassés à tout jamais. Puis revenir sur Terre et vivre une vie paisible dans l'anonymat, avec les survivants de son clan.

Enora lui avait donc expliqué que pour réussir cela, Enya avait décidé d'éliminer tout ce qui pouvait se mettre en travers de sa route. À commencer par les membres des autres clans. Elle et les siens les avaient traqués sans relâche, faisant plusieurs victimes innocentes comme... les propres parents d'Eana, la mère de Lihanna, Iain et Erin.

Le fait que Fergal et son triplé aient décidé de maintenir ses descendants dans l'ignorance de leurs origines – pour éviter qu'ils ne s'exposent – n'avait pas suffi à les protéger...

Ainsi, Emyr avait appris que quelques années auparavant, Enya avait découvert que les MacCormac étaient des descendants du clan de Fergal.

Vivant paisiblement dans une petite ville, Peter MacCormac était professeur d'Histoire. Sa femme, Lily, conservatrice de musée.

Tous deux orphelins depuis peu lorsqu'ils s'étaient rencontrés, ils s'étaient vite rapprochés et découverts de nombreux points communs. Tout avait été très vite entre eux et Eana était arrivée dans leur vie seulement deux années après leur premier baiser.

Enora – qui avait hérité de ce rôle de Gardien des descendants et veillait sur eux de loin depuis quelques années – avait réussi à trouver un poste de sage-femme à la maternité et c'était elle qui avait mis la petite Eana au monde.

Encore émue après toutes ces années, elle avait confié à Emyr avoir senti quelque chose de particulier chez ce petit être – ne se doutant pas encore que c'était parce qu'elle tenait la mère des futurs triplés dans les bras – et qu'elle avait même « soufflé » à l'esprit de Peter et Lily, ce prénom d'origine Th'Eos.

Emyr n'avait pu retenir un petit sourire à l'évocation de cette anecdote. Il avait alors  compris à quel point elle était attachée à cette famille. Cela n'avait pas tous les jours dû être facile de ne rien leur révéler sur leur destin...

Puis les traits du visage de sa grand-mère s'étaient durcis quand elle avait repris l'histoire de leur vie.

Pour elle, Peter et Lily MacCormac étaient des gens très courageux qui avaient réussi à mener de front, études puis carrières et vie de famille. Ils vivaient un bonheur simple. Ils étaient heureux.

À ce moment de son récit, la voix de la vieille femme s'était brisée. Mais elle avait ravalé son sanglot et avait poursuivi.

Elle lui avait donc expliqué qu'un soir, ils avaient décidé de sortir dîner en famille dans la ville voisine. Mais Eana ne se sentait pas très bien ce soir-là. Or, elle ne voulait pas gâcher la soirée de ses parents et elle avait elle-même appelé sa baby-sitter, les mettant devant le fait accompli. Peter et Lily étaient donc sortis sans leur adorable fille.

À son regard mélancolique, Emyr avait tout de suite compris qu'elle était en train de lui parler de la dernière soirée des grands-parents des triplés.

Il ne s'était pas trompé.

(...)

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