Chapitre 8.3
(...)
Doran eut à peine le temps de tourner la tête vers son ami au visage balafré, qu'il vît la boule de Feu de son adversaire être soufflée comme s'il ne s'agissait que d'une simple chandelle. Puis Fahran dégaina son épée – les Os'Tra n'aimaient pas trop utiliser leurs pouvoirs en public – avec une rapidité effarante pour qui ne le connaissait pas et trancha la tête du bougre qui avait osé le menacer.
Ouais... Les Os'Tra ne faisaient – par contre – généralement pas dans la dentelle...
D'abord complètement sous le choc de ce qui venait de se passer, la foule se trouvant aux premières loges fut rapidement secouée par une vague de panique. Des hurlements stridents vinrent bientôt rompre la fausse quiétude qui avait régné pendant quelques secondes autour de la scène macabre.
Les gens couraient dans tous les sens, renversant allègrement les étals qui se trouvaient sur leur passage, pour tenter de s'éloigner le plus possible de ce qui ressemblait pour eux, à un véritable cauchemar. Le royaume d'Hériale vivait dans la paix depuis tant d'années, les habitants n'étaient pas du tout habitués à une telle violence...
Mais Doran savait qu'ils devaient apprendre à s'y habituer. Car ces rêves sanglants n'allaient plus tarder à devenir une réalité quotidienne dans un avenir proche.
La guerre grondait depuis un moment et Fahran venait de donner aux Hérialiens un avant-goût de ce qui les attendait...
Plusieurs personnes le bousculèrent. Il eut un pincement au cœur en voyant des enfants – dans les bras de leurs parents – le visage inondé de larmes de terreur. Et pendant une fraction de seconde, il en voulut terriblement à Fahran de ne pas avoir pris le temps de vérifier que les témoins de sa fureur ne soient pas tous des monstres assoiffés de sang. Même s'il savait que rien n'était jamais aussi simple...
Mais depuis qu'il s'était lié avec Erin – cette fille dont le cœur si pur le faisait parfois crouler sous le poids de la culpabilité – il avait tendance à se ramollir. Et le pire, c'était qu'il n'était pas certain que cela soit une mauvaise chose.
Pourtant, on l'avait élevé dans l'idée que ce qui devait être fait ne s'encombrait pas de sensiblerie mal placée. Que les victimes collatérales étaient nécessaires pour que triomphe la voie qui mènerait au bien du plus grand nombre. Que les Hérialiens étaient les complices de cette société profondément injuste et archaïque – que lui-même exécrait – et qu'ils ne méritaient aucune clémence s'ils ne se rebellaient pas contre cet état de fait...
Mais Erin lui avait montré que rien n'était aussi manichéen. Que chaque individu recélait une part de lumière et de ténèbres. Que chaque cœur qui battait devait être respecté, chaque innocent protégé... Que l'amour était la clé.
Le problème, c'était que l'amour justement, n'était pas en mesure de s'épanouir librement dans cette société qui réprouvait les unions mixtes et condamnait les différences. Alors, certes il ne fallait pas mettre tous les Hérialiens dans le même panier – ceux qu'il avait récemment rencontrés, pourtant membres de la Garde, étaient même l'exact opposé des réac' sectaires qu'il s'était imaginés – mais... il fallait bien faire quelque chose, non ? Et puis, si la malédiction n'était pas brisée, ce monde était voué à finir en chambre froide géante, congelant sans distinction les gentils comme les méchants alors... il n'avait pas vraiment le choix.
Sans oublier que son Peuple avait lui aussi le droit de fouler à nouveau le sol de ce monde sans qu'ils ne soient tous traités comme des monstres et des parias...
Bordel ! Il avait vraiment le cerveau sans dessus dessous en ce moment ! Lui qui n'était pas habitué à réfléchir si intensément.
Il était un guerrier bon sang ! Pas un foutu philosophe ! Alors bien sûr que l'un n'empêchait pas l'autre, mais...
Oh et puis zut ! Il fallait qu'il se batte un bon coup pour se remettre les idées en place.
Il aperçut Fahran qui essuyait la lame de son épée avec un rictus mauvais aux lèvres, les yeux fixés droit devant lui. Doran tourna la tête pour suivre la direction que prenait le regard de son ami.
Une quinzaine de types et gonzesses aux mines pas franchement amicales, sortaient d'une taverne dont la devanture donnait sur le port. « L'antre des purs » – parce que c'était ainsi que le bouge s'appelait – semblait être réservé à une certaine catégorie de la population qui allait sans nul doute vouloir venger leur « frère de sang ». Avec violence.
Cela tombait bien. Fahran semblait être dans un de ces jours où tuer le plus de monde possible était le seul remède capable de faire disparaître sa « mélancolie ».
Parce que oui, Fahran se languissait de Connor Ruadhan et il ne savait pas vraiment comment gérer ce manque, autrement qu'en trucidant tout ce qui le contrariait.
Doran sentait lui aussi l'excitation le gagner. Tuer des gens ne le faisait plus forcément tripper, mais comme c'étaient des Sang-Purs, il n'allait pas se gêner.
Il tourna la tête vers Kaïs pour voir si son ami avait lui aussi repéré leurs futurs adversaires. Mais le géant aux cheveux bouclés avait disparu de son champ de vision.
La foule terrifiée continuait de prendre le large. Certaines personnes se faisaient piétiner sous cette marée humaine qui n'avait plus d'autre but que de fuir loin du danger que représentait cet homme au regard fou.
Doran se fraya un chemin à « contre-courant », pour rejoindre Fahran qui venait de faire apparaître une boule de feu dans sa main. Avec un rictus de dégoût, il l'envoya directement dans la tête d'une Sorcière blonde. Elle prit feu instantanément, ses hurlements de douleur vite stoppés par la combustion éclair de tout son corps. Fahran n'y était pas allé de main morte. Son attaque était extrêmement puissante.
D'abord abasourdis, les Sang-Purs se remirent bien vite de la perte de l'une des leurs. Plusieurs Sorciers firent alors appel au Feu. Dix d'entre eux attaquèrent Fahran au même moment. Celui-ci souriait toujours avec un air terrifiant. Il fit appel à la magie de l'Eau pour ériger un mur protecteur autour de lui. Quand toutes les boules de feu s'éteignirent en crépitant, il projeta vers eux l'élément liquide avec une puissance phénoménale. Ses assaillants se retrouvèrent projetés sur le sol. L'un d'entre eux eut même le bras arraché par la violence du jet.
Doran décida de venir prêter main forte à son ami quand plusieurs autres Sang-Purs sortirent de la taverne. Il fit appel à la magie de la Terre pour ouvrir une brèche dans le sol. Trois Faës aux visages haineux tombèrent dans la crevasse. L'un d'eux parvint à se retenir à une saillie rocheuse. Doran s'approcha de lui et lui écrasa les doigts. Le Faë dégringola en hurlant dans les entrailles de l'île. Une fois ceux-là achevés, il prit soin de refermer la brèche.
Au moment où il se retournait pour adresser un sourire complice à son ami, la pointe d'une épée lui entailla le bras. Son sourire se transforma en grimace. Il darda un regard meurtrier sur son agresseur. Il s'agissait d'une Métaïr au nez mutin, mais au visage résolument hautain. Il appliqua la paume de sa main sur sa poitrine et grâce à l'Air, l'envoya valser avec force loin de lui. Elle percuta violemment le mur d'une échoppe qui trembla sous le choc. Doran entendit distinctement tous les os du corps de son adversaire se briser. Son corps désarticulé s'affaissa sur le sol. Son regard méprisant était maintenant vitreux et un filet de sang s'écoulait de son rictus dégoûté. Doran retrouva le sourire.
Des boules de feu volaient dans tous les sens, des cris raisonnaient de tous les côtés. Les épées s'entrechoquaient car des Métis – sans doute des rebelles – venaient d'arriver sur cette partie du port pour leur prêter main forte. Doran et les siens n'en avaient absolument pas besoin. Mais cela allait leur permettre de ne pas montrer toute l'étendue de leurs pouvoirs.
Par réflexe – certainement pas par inquiétude – il chercha Kaïs des yeux. Il le repéra à proximité de l'ancienne estrade improvisée du Sang-Pur, qui avait mis le feu aux poudres par son discours « anti-triplés ». Son imposant ami s'en donnait d'ailleurs à cœur joie pour lui faire payer son manque de gentillesse envers les « petits ». Il était en train de le faire frire en se servant de la magie de l'Air pour faire flotter le Métaïr au-dessus d'un brasier, qu'il entretenait grâce à sa magie du Feu.
Pendant une fraction de seconde, l'estomac de Doran se révulsa. Car, à bien y réfléchir, le spectacle proposé par Kaïs était d'une horreur sans nom. Mais les Os'Tra n'étaient pas entraînés pour s'encombrer de sentiments inutiles envers des adversaires qui auraient sans doute approuvé sans sourciller la mort de leurs propres ennemis.
Est-ce que ce manque de remords faisait de lui et ses amis des monstres ? Sans doute. Mais pouvait-on réellement parler de monstres quand on se battait pour une cause aussi noble que la liberté de tous ?
Non ! Enfin...
Bon sang ! Pourquoi cela ne lui semblait-il plus aussi évident qu'avant, de croire dur comme fer à cette justification ? Son lien avec Erin avait profondément exacerbé son empathie... même envers ses ennemis.
Et puis après tout, le Métaïr que Kaïs était en train de torturer n'était qu'un Sang-Pur lambda, pas un extrémiste... Il n'avait sans doute jamais tué, ni même tabassé un Métis ou un Sang-Mêlé. Du moins, pas directement, mais...
Il sentit le souffle d'une flèche siffler près de son oreille. Lorsqu'il se retourna, il se retrouva presque nez à nez avec un Sorcier qui brandissait une épée au-dessus de sa tête. Mais il n'avait plus la force de le frapper. Le projectile que Doran pensait avoir évité de justesse, était fiché en travers de la gorge de son assaillant. Des bulles de sang noyaient les derniers mots du condamné dans un gargouillis écœurant. L'Os'Tra décida d'être magnanime. Il utilisa le Feu pour le réduire en cendres rapidement et ainsi abréger ses souffrances. Puis il tourna la tête en direction du balcon où se tenait l'archère qui venait de le sauver. Étrangement, c'était une Fille de la Terre – et non une Métisse, il en aurait mis sa main à couper. Bien sûr, les membres de ce Peuple étaient aussi opprimés par les Sang-Purs et leurs dérivés fanatiques. Mais dans une moindre mesure.
Quoi qu'il en soit, sa sauveuse avait un regard dur et le visage fermé. Elle hocha rapidement la tête à son attention. Doran fit de même pour la remercier. Puis elle disparut dans le bâtiment par une porte-fenêtre qui donnait sur le balcon. Une impression étrange de familiarité envers cette inconnue flotta pendant quelques instants en périphérie de ses perceptions. Puis il secoua la tête et reporta son attention sur la « bataille » qui continuait de faire rage sur le port.
Il fallait absolument qu'il se ferme à tous ses nouveaux sentiments qui l'assaillaient sournoisement. À cause d'eux, il avait bien failli finir bêtement embroché sur une épée de pacotille. C'était inacceptable pour un guerrier, même s'il n'en voulait absolument pas à sa liée des changements qui étaient en train de s'opérer en lui. Il fallait juste qu'il apprenne à les occulter pendant qu'il se battait. Il n'avait absolument pas envie de mourir avant d'avoir passé au moins une nuit dans les bras de Morgane.
Par les Quatre ! Ça, c'était hors de question.
Il s'ébroua une dernière fois et dégaina l'épée qu'il portait. Il s'avança dans la mêlée qui opposait Métis et Sang-Purs et laissa son entraînement de guerrier le guider.
Doran donnait l'impression de danser tant ses mouvement étaient précis, rapides et fluides. Son visage, habituellement éclairé par un sourire amusé quasi-permanent, ne reflétait plus aucune émotion. Ses boucles blondes échappées du catogan avec lequel il les avait attachées, voletaient autour de son visage et prenaient peu à peu une teinte rougeâtre, éclaboussées par le sang de ses ennemis. Ses yeux dorés ne brillaient d'aucune férocité, mais ils étaient froids et implacables, ne cillant que quand des gouttes de sueur mélangées au fluide de vie de ses adversaires, venaient brouiller sa vision. Il les essuyait d'un geste mécanique et reprenait sa chorégraphie macabre parfaitement orchestrée.
Il ne pensait plus à Erin, ni à Morgane. Il ne pensait plus qu'à tuer ceux qui se dressaient face à lui.
Au bout d'un laps de temps dont il n'aurait su dire s'il fût long ou court, des cris le sortirent de cette espèce de transe.
À ses pieds, des dizaines de corps sans vie jonchaient le sol. Peu appartenaient à des Métis. Beaucoup de Sang-Purs étaient morts.
— Doran !
Il tourna la tête en direction de Fahran. C'était sa voix qui avait percé les limbes de sa concentration. Son ami était couvert de sang lui aussi. Ses yeux noisette brillaient d'une lueur farouche dans son visage teinté de rouge.
Le port d'Hériali venait d'être le théâtre d'un véritable carnage. Tout comme lui sans doute, Fahran avait sans conteste l'allure de l'un des acteurs principaux.
— La Garde, Dor ! La Garde arrive ! Vaut mieux qu'on se tire d'ici. Je ne voudrais pas avoir à tuer l'un des frères de Connor par inadvertance...
Doran hocha la tête mécaniquement. Fahran avait murmuré ces dernières paroles. Il n'était même pas sûr qu'il en fût conscient.
Il tourna la tête vers la grande rue qui partait du port en direction de la place royale de la capitale. Des chevaux noirs comme leurs cavaliers étaient en train d'arriver.
Kaïs les rejoignit rapidement et ils commencèrent à se diriger vers une ruelle adjacente. De là, ils n'auraient aucun mal à pénétrer dans l'un des tunnels qui couraient sous toute la surface de la ville et bien au-delà des murailles.
Mais une autre sorte de cri, suivi de dizaines d'autres et de murmures horrifiés empêchèrent Doran de disparaître comme l'ombre qu'il était. Au lieu de cela – ne prêtant nullement attention aux protestations de ses amis – il revint sur ses pas.
Comme une foule extrêmement dense se pressait à nouveau dans cette partie du port, il ne parvint pas à voir tout de suite ce qui pouvait leur causer tant d'émois. En songeant à sa sauveuse de tout à l'heure, il eut alors l'idée d'escalader la façade d'un des immeubles, pour prendre un peu de hauteur, en s'aidant de plantes grimpantes qui lui semblaient assez solides.
Quand il découvrit la scène et que ses yeux se posèrent sur la femme étendue sur le sol, seul son entraînement hors norme lui permit de ne pas lâcher prise.
Ses longs cheveux roux étalés sur les pavés donnaient l'impression qu'un halo de feu encadrait son visage pâle. Bien trop pâle...
Ses yeux vert émeraude étaient grands ouverts. De là où il se trouvait, Doran devinait sans problème leur expression paniquée.
Ses longs doigts fins étaient en train d'appuyer sur sa poitrine. Là où une auréole rouge s'épanouissait rapidement sur sa belle robe blanche. Là où la hampe d'une flèche semblait pointer dans sa direction comme pour l'accuser d'être le responsable du drame qui était en train de se produire.
Hébété, Doran vit des membres de la Garde se précipiter vers leur souveraine et Eana fut bientôt soustraite à sa vue.
Ses doigts engourdis lâchèrent le lierre et il se serait peut-être écrasé sur les pavés si Kaïs ne l'avait pas rattrapé.
Dans un état second, il eut vaguement l'impression que son ami le secouait. Puis il se retrouva à courir dans la ruelle, le bras passé autour du cou du géant aux cheveux bouclés.
Une fois à l'abri dans les tunnels, il tomba à genoux et pressa une main sur son cœur.
La seule pensée cohérente qui parvint à se frayer un chemin dans les brumes engendrées par le choc, fut un prénom.
« Erin ».
Mais il était incapable de dire s'il l'avait réellement prononcé.
****
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top